Thérèse Philosophe
ou
Mémoires pour servir à l’histoire
du père Dirrag et de mademoiselle Éradice
Anonyme,
Attribué
au marquis Boyer d’Argens
( Texte
daté de 1748 )
Reproduction
modernisée.
Thérèse
Philosophe : première partie
Thérèse
Philosophe : deuxième partie
INTRODUCTION
Thérèse
philosophe s’inspire d’un fait divers qui eut lieu en 1731, passionna la
France et prit valeur de symbole au sein des querelles religieuses et
anticléricales.
Jean-Baptiste
Girard (1680-1733), jésuite dévoué, d’abord professeur et
prédicateur apprécié, fut nommé recteur du séminaire royal de la
marine à Toulon. De nombreuses pénitentes le choisirent pour
directeur, dont l’une, Catherine Cadière, particulièrement
mystique et falsificatrice, le mena à sa perte auprès d’un
janséniste ennemi en l’accusant de séduction, d’inceste
spirituel, de magie et de sorcellerie. À
peine âgée de dix-huit ans, Catherine Cadière était une jeune et
jolie pénitente de bonne famille mais nourrie de lectures
illuminées. Elle passait dans son quartier pour une sainte, férue de
miracles et autres désirs d’apparitions. Un jeûne prolongé durant
le carême l’affaiblit et favorisa son zèle visionnaire alors qu’elle
demeurait alitée. Son confesseur, le père Girard, la trouva
ensanglantée d’une plaie au flanc gauche qu’elle disait provenir
d’un ange apparu au cours de son sommeil. Le religieux l’examina ;
dévot mais non dupe et, semble-t-il, intègre, il l’avait assistée
jusque-là dans ses extases et excès mais préféra dès lors rompre
avec sa protégée. Celle-ci lui en tint rigueur au point de le
dénoncer pour abus, ce qui valut à l’intéressé un procès
retentissant. Le
procès fut animé de fervents débats qui aboutirent à la relaxe du
père Girard en octobre 1731 à une seule voix de majorité, douze
juges sur vingt-cinq l’ayant condamné à être immolé. Cette
affaire célèbre (connue par un Recueil général des pièces
concernant le procès entre la demoiselle Cadière, de la ville de
Toulon, et le père Girard, jésuite, recteur du Séminaire royal de
la marine de ladite ville, La Haye, 1731) donna lieu à de
nombreux commentaires, alimenta les polémiques pour les années à
venir et inspira notamment ce fameux texte libertin paru en
1748 : Thérèse Philosophe. Texte anonyme, il fut
attribué sous réserves au Marquis d’Argens, Dirrag et Éradice
étant les anagrammes de Girard et Cadière. (Cf. Romans libertins
du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, 1993, “Introduction,
par Raymond Trousson”, pp. 559 à 573. – Cf. Thérèse
Philosophe, Présentation de François Moureau. “Lire le
Dix-huitième Siècle”, 2001 : http://www.ish-lyon.cnrs.fr/sfeds/)
La
paternité de ce texte ne fait pas l’unanimité. En effet, peu d’éléments
permettent d’attribuer Thérèse au marquis d’Argens et l’on
peut s’étonner d’un tel revirement de vue de la part du marquis
à propos d’une affaire qu’il a, par ailleurs, vertement
condamnée dans ses Lettres Juives :
« Lorsque je pense à ces béates allant baiser les parties les plus
cachées des Fakirs, je crois voir le Jésuite Girard, l’esprit
attaché au ciel, coller ses lèvres sur la plaie du téton de la
Cadière : et peu après cette expédition, être lui-même
baisé par la fameuse Baterelle, une autre de ces pénitentes. » (T6, CLXX)
Cependant,
aucune autre attribution n’est à ce jour démontrée. Henri-Joseph
Dulaurens n’a pas échappé à la satire de l’affaire dont il met
en scène les personnages dans Le Balai. Son interprétation
diffère toutefois de celle du Marquis d’Argens dans ses
fustigations. En
revanche, Dulaurens rejoint le point de vue de Voltaire :
« J’estime fort cette douce aventure. / Tout est humain,
Girard, en votre fait ; / Ce n'est pas là pécher contre
nature : / Que de dévots en ont encor plus fait ! » (Voltaire, La Pucelle d’Orléans, chant XIII)
2003-2017
© http://du.laurens.free.fr
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Thérèse Philosophe
PREMIÈRE
PARTIE :
Quoi, monsieur, sérieusement, vous voulez que j’écrive
mon histoire vous désirez que je vous rende compte des scènes mystiques de
Mademoiselle Éradice [anagramme de Cadière] avec le très révérend père
Dirrag [anagramme de Girard] , que
je vous informe des aventures de Madame C*** avec l’abbé T***, vous
demandez d’une fille qui n’a jamais écrit des détails qui exigent de l’ordre
dans les matières ? Vous désirez un tableau où les scènes dont je
vous ai entretenu, où celles dont nous avons été acteurs ne perdent rien de
leur lascivité, que les raisonnements métaphysiques conservent toute leur
énergie ? En vérité, mon cher comte, cela me paraît au-dessus de mes
forces. D’ailleurs, Éradice a été mon amie, le père Dirrag fut mon
directeur, je dois des sentiments de reconnaissance à Madame C*** et à l’abbé
T***. Trahirai-je la confiance de gens à qui j’ai les plus grandes
Obligations, puisque ce sont les actions des uns et les sages réflexions des
autres qui, par gradation, m’ont dessillé les yeux sur les préjugés de ma
jeunesse ? Mais si l’exemple, dites-vous, et le raisonnement ont fait
votre bonheur, pourquoi ne pas tâcher à contribuer à celui des autres par
les mêmes voies, par l’exemple et par le raisonnement ? Pourquoi
crainte d’écrire des vérités utiles au bien de la société ? Eh
bien ! mon cher bienfaiteur, je ne résiste plus : écrivons, mon
ingénuité me tiendra lieu d’un style épuré chez les personnes qui
pensent, et je crains peu les sots. Non, vous n’essuierez jamais un refus de
votre tendre Thérèse, Vous verrez tous les replis de son cœur dès la plus
tendre enfance, son âme tout entière va se développer dans les détails des
petites aventures qui l’ont conduite, comme malgré elle, pas à pas au
comble de la volupté.
Réflexions de Thérèse sur l’origine des passions
humaines
Imbéciles mortels ! vous croyez être maîtres
d’éteindre les passions que la nature a mises dans vous : elles sont l’ouvrage
de Dieu. Vous voulez les détruire, ces passions, les restreindre à de
certaines bornes. Hommes insensés ! Vous prétendez donc être de
seconds créateurs, plus puissants que le premier ? Ne verrez-vous jamais
que tout est ce qu’il doit être, et que tout est bien, que tout est de
Dieu, rien de vous, et qu’il est aussi difficile de créer une pensée que
de créer un bras ou un œil ?
Le cours de ma vie est une preuve incontestable de
ces vérités. Dès ma plus tendre enfance, on ne m’a parlé que d’amour
pour la vertu et d’horreur pour le vice. « Vous ne serez heureuse, me
disait-on, qu’autant que vous pratiquerez les vertus chrétiennes et
morales : tout ce qui s’en éloigne est le vice, le vice nous attire le
mépris, et le mépris engendre la honte et les remords qui en sont une
suite. » Persuadée de la solidité de ces leçons, j’ai cherché de
bonne foi, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, à me conduire d’après
ces principes. Nous allons voir comment j’ai réussi.
Thérèse donne une idée de la conduite de ses père
et mère
Je suis née dans la province de Vencerop [Provence].
Mon père était un bon bourgeois, négociant de ***, petite ville jolie où
tout inspire la joie et le plaisir. La galanterie semble y former seule tout l’intérêt
de la société. On y aime dès qu’on pense et on n’y pense que pour se
faciliter les moyens de goûter les douceurs de l’amour. Ma mère, qui
était de ***, ajoutait à la vivacité de l’esprit des femmes de cette
province, voisine de celle de Vencerop, l’heureux tempérament d’une
Venceropale [Provençale]. Mon père et ma mère vivaient avec économie d’un
revenu modique et du produit de leur petit commerce. Leurs travaux n’avaient
pu changer l’état de leur fortune. Mon père payait une jeune veuve,
marchande dans son voisinage, sa maîtresse, ma mère était payée par son
amant, gentilhomme fort riche, qui avait la bonté d’honorer mon père de
son amitié. Tout se passait avec un ordre admirable : on savait à quoi
s’en tenir de part et d’autre, et jamais ménage ne parut plus uni.
Après dix années écoulées dans un arrangement si
louable, ma mère devint enceinte, elle accoucha de moi. Ma naissance lui
laissa une incommodité qui fut peut-être plus terrible pour elle que ne l’eût
été la mort même. Un effort dans l’accouchement lui causa une rupture qui
la mit dans la dure nécessité de renoncer pour toujours aux plaisirs qui m’avaient
donné l’existence.
Tout changea de face dans la maison paternelle. Ma
mère devint dévote, le père gardien des capucins remplaça les visites
assidues de Monsieur le marquis de ***, qui fut congédié. Le fond de
tendresse de ma mère ne fit que changer d’objet : elle donna à Dieu
par nécessité ce qu’elle avait donné au marquis par goût et par
tempérament.
Mon père mourut et me laissa au berceau. Ma mère,
je ne sais par quelle raison, fut s’établir à Volnot [Toulon], port de mer
célèbre. De la femme la plus galante, elle était devenue la plus sage, et
peut-être la plus vertueuse qui fut jamais.
Effet du tempérament de Thérèse à l’âge de
sept ans. Sa mère la surprend
J’avais à peine sept ans lorsque cette tendre
mère, sans cesse occupée du soin de ma santé et de mon éducation, s’aperçut
que je maigrissais à vue d’œil. Un habile médecin fut appelé pour être
consulté sur ma maladie : j’avais un appétit dévorant, point de
fièvre, je ne ressentais aucune douleur, cependant ma vivacité se perdait,
mes jambes pouvaient à peine me porter. Ma mère, craintive pour mes jours,
ne me quitta plus et me fit coucher avec elle. Quelle fut sa surprise lorsqu’une
nuit, me croyant endormie, elle s’aperçut que j’avais la main sur la
partie qui nous distingue des hommes où, par un frottement bénin, je me
procurais des plaisirs peu connus d’une fille de sept ans, et très communs
parmi celles de quinze. Ma mère pouvait à peine croire ce qu’elle voyait.
Elle lève doucement la couverture et le drap, elle apporte une lampe qui
était allumée dans la chambre, et, en femme prudente et connaisseuse, elle
attend constamment le dénouement de mon action. Il fut tel qu’il devait
être : je m’agitai, je tressaillis, et le plaisir m’éveilla. Ma
mère, dans le premier mouvement, me gronda de la bonne sorte, elle me demanda
de qui j’avais appris les horreurs dont elle venait d’être témoin. Je
lui répondis en pleurant que j’ignorais en quoi j’avais pu la fâcher,
que je ne savais ce qu’elle voulait me dire par les termes d’attouchement,
d’impudicité, de péché mortel, dont elle se servait. La
naïveté de mes réponses la convainquit de mon innocence, et je me
rendormis : nouveaux chatouillements de ma part, nouvelles plaintes de
celle de ma mère. Enfin, après quelques nuits d’observation attentive, on
ne douta plus que ce fut la force de mon tempérament qui me faisait faire, en
dormant, ce qui sert à soulager tant de pauvres religieuses en veillant. On
prit le parti de me lier étroitement les mains de manière qu’il me fut
impossible de continuer mes amusements nocturnes.
Suite de l’effet du tempérament de Thérèse à l’âge
de neuf ans dans ses jeux avec d’autres filles et garçons du même âge
Je recouvrai bientôt ma santé et ma première
vigueur. L’habitude se perdit, mais le tempérament augmentai. A l’âge de
neuf à dix ans, je sentais une inquiétude, des désirs dont je ne
connaissais pas le but. Nous nous assemblions souvent, de jeunes filles et
garçons de mon âge, dans un grenier ou dans quelque chambre écartée. Là,
nous jouions à de petits jeux : un d’entre nous était élu le maître
d’école, la moindre faute étai punie par le fouet. Les garçons
défaisaient leurs culottes, les filles troussaient jupes et chemises ;
on se regardait attentivement, vous eussiez vu cinq à six petits culs
admirés, caressés et fouettés tour à tour. Ce que nous appelions la guigui
des garçons nous servait de jouet, nous passions et repassions cent fois la
main dessus, nous la prenions à pleine main, nous en faisions des poupées,
nous baisions ce petit instrument dont nous étions bien éloignés de
connaître l’usage et le prix. Nos petites fesses étaient baisées à leur
tour. Il n’y avait que le centre des plaisirs qui était négligé. Pourquoi
cet oubli ? je l’ignore, mais tels étaient nos jeux, la simple nature
les dirigeait, une exacte vérité me les dicte.
Thérèse est mise au couvent à onze ans et y fait
sa première confession
Après deux années passées dans ce libertinage
innocent, ma mère me mit dans un couvent. J’avais alors environ onze ans.
Le premier soin de la supérieure fut de me disposer à faire ma première
confession. Je me présentai à ce tribunal sans crainte, parce que j’étais
sans remords. Je débitai au vieux gardien des capucins, directeur de
conscience de ma mère, qui m’écoutait, toutes les fadaises, les
peccadilles d’une fille de mon âge. Après m’être accusée des fautes
dont je me croyais coupable :
– Vous serez
un jour une sainte, me dit ce bon père, si vous continuez de suivre, comme
vous avez fait, les principes de vertu que votre mère vous inspire. Évitez
surtout d’écouter le démon de la chair. Je suis le confesseur de votre
mère : elle m’avait alarmé sur le goût qu’elle vous croit pour l’impureté,
le plus infâme des vices. Je suis bien aise qu’elle se soit trompée dans
les idées qu’elle avait conçues de la maladie que vous avez eue il y a
quatre ans. Sans ses soins, ma chère enfant, vous perdiez votre corps et
votre âme. Oui, je suis certain présentement que les attouchements dans
lesquels elle vous a surprise n’étaient pas volontaires, et je suis
convaincu qu’elle s’est trompée dans la conclusion qu’elle en a tirée
pour votre salut.
Alarmée de ce que me disait mon confesseur, je lui
demandai ce que j’avais donc fait qui eût pu donner à ma mère une si
mauvaise idée de moi. Il ne fit aucune difficulté pour m’apprendre, dans
les termes les plus mesurés, ce qui s’était passé et les précautions que
ma mère avait prises pour me corriger d’un défaut dont il était à
désirer, disait-il, que je ne connusse jamais les conséquences.
Ces réflexions m’en firent faire insensiblement
sur nos amusements du grenier, dont je viens de parler. La rougeur me couvrit
le visage, je baissai les yeux comme une personne honteuse, interdite, et je
crus apercevoir, pour la première fois, du crime dans nos plaisirs. Le père
me demanda la cause de mon silence et de ma tristesse : je lui dis tout.
Quels détails n’exigea-t-il pas de moi ! Ma naïveté sur les termes,
sur les attitudes et sur le genre des plaisirs dont je convenais, servit
encore à le persuader de mon innocence. Il blâma ces jeux avec une prudence
peu commune aux ministres de l’Église. Mais ses expressions désignèrent
assez l’idée qu’il concevait de mon tempérament.
Singulières leçons qu’elle y reçoit d’un
capucin, son confesseur. Elle devient d’une vertu exemplaire
Le jeûne, la prière, la méditation, le cilice,
furent les armes dont il m’ordonna de combattre par la suite mes passions.
– Ne portez
jamais, me dit-il, la main ni même les yeux sur cette partie infâme par
laquelle vous pissez, qui n’est autre chose que la pomme qui a séduit Adam,
et qui a opéré la condamnation du genre humain par le péché originel. Elle
est habitée par le démon, c’est son séjour, c’est son trône. Évitez
de vous laisser surprendre par cet ennemi de Dieu et des hommes. La nature
couvrira bientôt cette partie d’un vilain poil, tel que celui qui sert de
couverture aux bêtes féroces, pour marquer par cette punition que la honte,
l’obscurité et l’oubli doivent être son partage. Gardez-vous encore avec
plus de précaution de ce morceau de chair des jeunes garçons de votre âge,
qui faisait votre amusement dans ce grenier : c’est le serpent, ma
fille, qui tenta Ève, notre mère commune. Que vos regards et vos
attouchements ne soient jamais souillés par cette vilaine bête, elle vous
piquerait et vous dévorerait infailliblement tôt ou tard.
– Quoi !
serait-il bien possible, mon père, repris-je tout émue, que ce soit là un
serpent et qu’il soit aussi dangereux que vous le dites ? Hélas !
il m’a paru si doux !. il n’a mordu aucune de mes compagnes. Je vous
assure qu’il n’avait qu’une très petite bouche et point de dents, je l’ai
bien vu…
– Allons, mon
enfant, dit mon confesseur en m’interrompant, croyez ce que je vous dis. Les
serpents que vous avez eu la témérité de toucher étaient encore trop
jeunes, trop petits, pour opérer les maux dont ils sont capables. Mais ils s’allongeront,
ils grossiront, ils s’élanceront contre vous : c’est alors que vous
devez redouter l’effet du venin qu’ils ont coutume de darder avec une
sorte de fureur, et qui empoisonnerait votre corps et votre âme.
Enfin, après quelques autres leçons de cette
espèce, le bon père me congédia en me laissant dans une étrange
perplexité.
Je me retirai dans ma chambre, l’imagination
frappée de ce que je venais d’entendre, mais bien plus affectée de l’idée
de l’aimable serpent que de celle des remontrances et des menaces qui m’avaient
été faites à son sujet. Néanmoins j’exécutai de bonne foi ce que j’avais
promis : je résistai aux efforts de mon tempérament et je devins un
exemple de vertu.
Réflexions de Thérèse sur deux passions qui l’agitaient
à la fois : l’amour de Dieu et le plaisir de la chair
Que de combats, mon cher comte, il m’a fallu rendre
jusqu’à l’âge de vingt-trois ans, temps auquel ma mère me retira de ce
maudit couvent ! J’en avais à peine seize lorsque je tombai dans un
état de langueur qui était le fuit de mes méditations. Elles m’avaient
fait apercevoir sensiblement deux passions en moi, qu’il m’était
impossible de concilier : d’un côté j’aimais Dieu de bonne foi, je
désirais de tout mon cœur le servir de la manière dont on m’assurait qu’il
voulait être servi, d’un autre côté je sentais les désirs violents dont
je ne pouvais démêler le but. Ce serpent chiant se peignit sans cesse dans
mon âme et s’y arrêtait malgré moi, soit en veillant, soit en dormant.
Quelquefois, tout émue, je croyais y porter la main, je le caressais, j’admirais
son air noble, altier, sa fermeté, quoique j’en ignorasse encore l’usage.
Mon cœur battait avec une vitesse étonnante et, dans le fort de mon extase
ou de mon rêve, toujours marqué par un frémissement de volupté, je ne me
connaissais presque plus : ma main se trouvait saisie de la pomme, mon
doigt remplaçait le serpent. Excitée par les avant-coureurs du plaisir, j’étais
incapable d’aucune autre réflexion : l’enfer entrouvert sous mes
yeux n’aurait pas eu le pouvoir de m’arrêter. Remords impuissants, je
mettais le comble à la volupté !
Que de troubles ensuite ! Le jeûne, le cilice,
la méditation étaient ma ressource, je fondais en larmes. Ces remèdes, en
détraquant la machine, me guérirent à la vérité tout à coup de ma
passion, mais ils ruinèrent ensemble mon tempérament et ma santé. Je tombai
enfin dans un état de langueur qui me conduisait visiblement au tombeau,
lorsque ma mère me retira du couvent.
Apostrophe aux théologiens sur la liberté de l’homme
Répondez, théologiens fourbes ou ignorants qui
créez nos crimes à votre gré : qui est-ce qui avait mis en moi les
deux passions dont j’étais combattue, l’amour de Dieu et celui du
plaisir de la chair ? Est-ce la nature ou le diable ? Optez.
Mais oseriez-vous avancer que l’une ou l’autre soient plus puissants que
Dieu ? S’ils lui sont subordonnés, c’est donc Dieu qui avait permis
que ces passions fussent en moi, c’était son ouvrage. Mais,
répliquerez-vous, Dieu vous avait donné la raison pour vous éclairer. Oui,
mais non pas pour me décider. La raison m’avait bien fait apercevoir les
deux passions dont j’étais agitée, c’est par elle que j’ai conçu par
la suite que, tenant tout de Dieu, je tenais de lui ces passions dans toute la
force où elles étaient. Mais cette même raison qui m’éclairait ne me
décidait point. Dieu cependant, continuerez-vous, vous ayant laissée
maîtresse de votre volonté, vous étiez libre de vous déterminer pour le
bien ou pour le mal. Pur jeu de mots. Cette volonté et cette prétendue
liberté n’ont de degrés de force, n’agissent, que conséquemment aux
degrés de force des passions et des appétits qui nous sollicitent. Je
parais, par exemple, être libre de me tuer, de me jeter par la fenêtre.
Point du tout : dès que l’envie de vivre est plus forte en moi que
celle de mourir, je ne me tuerai jamais. Tel homme, direz-vous, est bien le
maître de donner aux pauvres, à son indulgent confesseur, cent louis d’or
qu’il a dans sa poche. Il ne l’est point : l’envie qu’il a de
conserver son argent étant plus forte que celle d’obtenir une absolution
inutile de ses péchés, il gardera nécessairement son argent. Enfin, chacun
peut se démontrer à soi-même que la raison ne sert qu’à faire connaître
à l’homme quel est le degré d’envie qu’il a de faire ou d’éviter
telle ou telle chose, combiné avec le plaisir et le déplaisir qui doit lui
en revenir. De cette connaissance acquise par la raison, il résulte ce que
nous appelons la volonté et la détermination. Mais cette volonté et
cette détermination sont aussi parfaitement soumises aux degrés de passion
ou de désir qui nous agitent qu’un poids de quatre livres détermine
nécessairement le côté d’une balance qui n’a que deux livres à
soulever dans son autre bassin.
Mais, me dira un raisonneur qui n’aperçoit que l’écorce :
ne suis-je pas libre de boire à mon dîner une bouteille de vin de Bourgogne
ou une de Champagne ? Ne suis-je pas maître de choisir pour ma promenade
la grande allée des Tuileries ou la terrasse des Feuillants ?
Je conviens que dans tous les cas où l’âme est
dans une indifférence parfaite sur sa détermination, que dans les
circonstances où les désirs de faire telle ou telle chose sont dans une
balance égaie, dans un juste équilibre, nous ne pouvons pas apercevoir ce
défaut de liberté : c’est un lointain dans lequel nous ne discernons
pas les objets. Mais rapprochons-les un peu, ces objets, nous apercevrons
bientôt distinctement le mécanisme des actions de notre vie, et dès que
nous en connaîtrons une, nous les connaîtrons toutes, puisque la nature n’agit
que par un même principe.
Notre raisonneur se met à table, on lui sert des
huîtres : ce mets le détermine pour le vin de Champagne. Mais,
dira-t-on, il était libre de choisir le bourgogne. Je dis que non : il
est bien vrai qu’un autre motif, qu’une autre envie plus puissante que la
première pouvait le déterminer à boire de ce dernier vin. Eh bien, en ce
cas, cette dernière envie aurait également contraint sa prétendue liberté.
Notre même raisonneur, en entrant aux Tuileries,
aperçoit une jolie femme de sa connaissance sur la terrasse des
Feuillants : il se détermine à la joindre, à moins que quelque autre
raison d’intérêt ou de plaisir ne le conduise dans la grande allée. Mais
quelque côté qu’il choisisse, ce sera toujours une raison, un désir qui
le décidera invinciblement à prendre l’un ou l’autre parti qui
contiendra sa volonté.
Pour admettre que l’homme fut libre, il faudrait
supposer qu’il se déterminât par lui-même. Mais s’il est déterminé
par les degrés de passion dont la nature et les sensations l’affectent, il
n’est pas libre, un degré de désir plus ou moins vif le décide aussi
invinciblement qu’un poids de quatre livres en entraîne un de trois.
Je demande encore à mon dialogueur qu’il me dise
qu’est-ce qui l’empêche de penser comme moi sur la matière dont il s’agit
ici, et pourquoi je ne peux pas me déterminer à penser comme lui sur cette
même matière. Il me répondra sans doute que ses idées, ses notions, ses
sensations le contraignent de penser comme il fait. Mais de cette réflexion,
qui lui démontre intérieurement qu’il n’est pas maître d’avoir la
volonté de penser comme moi ni moi celle de penser comme lui, il faut bien qu’il
convienne que nous ne sommes pas libres de penser de telle ou telle manière.
Or, si nous ne sommes pas libres de penser, comment serions-nous libres d’agir
puisque la pensée est la cause et que l’action n’est que l’effet ?
Et peut-il résulter un effet libre d’une cause qui n’est pas
libre ? Cela implique contradiction.
Pour achever de nous convaincre de cette vérité,
aidons-nous du flambeau de l’expérience. Grégoire, Damon et Philinte sont
trois frères qui ont été élevés par les mêmes maîtres jusqu’à l’âge
de vingt-cinq ans. Ils ne se sont jamais quittés, ils ont reçu la même
éducation, les mêmes leçons de morale, de religion. Cependant Grégoire
aime le vin, Damon aime les femmes, Philinte est dévot. Qui est-ce qui a
déterminé les trois différentes volontés de ces trois frères ? Ce ne
peut être ni l’acquis, ni la connaissance du bien et du mal moraux puisqu’ils
n’ont reçu que les mêmes préceptes par les mêmes maîtres. Chacun d’eux
avait donc en lui différents principes, différentes passions qui ont
décidé ces diverses volontés malgré l’uniformité des connaissances
acquises. Je dis plus : Grégoire, qui aimait le vin, était le plus
honnête homme, le plus sociable, le meilleur ami lorsqu’il n’avait pas
bu, mais dès qu’il avait goûté de cette liqueur enchanteresse, il
devenait médisant, calomniateur, querelleur, il se serait coupé la gorge par
goût avec son meilleur ami. Or, Grégoire était-il maître de ce changement
de volonté qui se faisait tout à coup en lui ? Non, certainement,
puisque de sang-froid il détestait les actions qu’il avait été forcé de
commettre dans le vin. Quelques sots, cependant, admiraient l’esprit de
continence dans Grégoire, qui n’aimait point les femmes, la sobriété de
Damon, qui n’aimait point le vin, et la piété de Philinte, qui n’aimait
ni les femmes ni le vin mais qui jouissait du même plaisir que les deux
premiers par son goût pour la dévotion. C’est ainsi que la plupart des
hommes sont dupes de l’idée qu’ils ont des vices et des vertus humaines.
Concluons. L’arrangement des organes, les
dispositions des fibres, un certain mouvement des liqueurs donnent le genre
des passions, les degrés de force dont elles nous agitent, contraignent la
raison, déterminent la volonté dans les plus petites comme dans les plus
grandes actions de notre vie. C’est ce qui fait l’homme passionné, l’homme
sage, l’homme fou n’est pas moins libre que les deux premiers puisqu’il
agit par les mêmes principes : la nature est uniforme. Supposer que l’homme
est libre et qu’il se détermine par lui-même, c’est le faire égal à
Dieu.
Thérèse sort de son couvent à l’âge de
vingt-trois ans, presque mourante par les efforts qu’elle y fait pour
résister à son tempérament
Revenons à ce qui me regarde. J’ai dit qu’à
vingt-trois ans, ma mère me retira presque mourante du couvent où j’étais.
Toute la machine languissait, mon teint était jaune, mes lèvres livides, je
ressemblais à un squelette vivant. Enfin la dévotion allait me rendre
homicide de moi-même lorsque je rentrai dans la maison de ma mère. Un habile
médecin, envoyé de sa part à mon couvent, avait connu d’abord le principe
de ma maladie : cette liqueur divine qui nous procure le seul plaisir
physique, le seul qui se goûte sans amertume, cette liqueur, dis-je, dont l’écoulement
est aussi nécessaire à certains tempéraments que celui qui résulte des
aliments qui nous nourrissent, avait reflué des vaisseaux qui lui sont
propres dans d’autres qui lui étaient étrangers, ce qui avait jeté le
désordre dans toute la machine.
On conseilla à ma mère de me chercher un mari comme
le seul remède qui pût me sauver la vie. Elle m’en parla avec douceur.
Mais, infatuée que j’étais de mes préjugés, je lui répondis sans
ménagement que j’aimais mieux mourir que de déplaire à Dieu par un état
aussi méprisable, qu’il ne tolérait que par l’effet de sa grande bonté.
Tout ce qu’elle put me dire ne m’ébranla point, la nature affaiblie ne me
laissait aucune espèce de désirs pour ce monde, je n’envisageais que le
bonheur qu’on m’avait promis dans l’autre.
Elle se met sous la direction du père Dirrag à
Volnot et y devient l’amie et la confidente de Mademoiselle Éradice
Je continuais donc mes exercices de piété avec
toute la ferveur imaginable. On m’avait beaucoup parlé du fameux père
Dirrag : je voulais le voir. Il devint mon directeur, et Mademoiselle
Éradice, sa plus tendre pénitente, fut bientôt ma meilleure amie.
Vous connaissez, mon cher comte, l’histoire de ces
deux célèbres personnages. Je n’entreprendrai point de vous répéter tout
ce que le public sait et en a dit. Mais un trait singulier, dont j’ai été
témoin, pourra vous amuser et servir à vous convaincre que, s’il est vrai
que Mademoiselle Éradice se soit enfin livrée avec connaissance de cause aux
embrassements de ce cafard, il est du moins certain qu’elle a été
longtemps la dupe de sa sainte lubricité.
Mademoiselle Éradice avait pris pour moi l’amitié
la plus tendre, elle me confiait ses plus secrètes pensées, la conformité d’humeur,
de pratique, de piété, peut-être même de tempérament, qui était entre
nous, nous rendait inséparables. Toutes deux vertueuses, notre passion
dominante était d’avoir la réputation d’être saintes, avec une envie
démesurée de parvenir à faire des miracles. Cette passion la dominait si
puissamment qu’elle eût souffert, avec une constance digne des martyrs,
tous les tourments imaginables si on lui eût persuadé qu’ils pouvaient lui
faire ressusciter un second Lazare. Et le père Dirrag avait, par-dessus tout,
le talent de lui faire croire tout ce qu’il voulait.
Éradice m’avait dit plusieurs fois, avec une sorte
de vanité, que ce père ne se communiquait tout entier qu’à elle seule,
que dans les entretiens particuliers qu’ils avaient souvent ensemble chez
elle, il l’avait assurée qu’elle n’avait plus que quelques pas à faire
pour parvenir à la sainteté, que Dieu le lui avait ainsi révélé dans un
songe par lequel il avait connu clairement qu’elle était à la veille d’opérer
les plus grands miracles si elle continuait à se laisser conduire par les
degrés de vertu et de mortification nécessaires.
La jalousie et l’envie sont de tous les états,
celui de dévote en est peut-être le plus susceptible.
Éradice s’aperçut que j’étais jalouse de son
bonheur, et que même je paraissais ne pas ajouter foi à ce qu’elle me
disait. Effectivement, je lui témoignai d’autant plus de surprise de ce qu’elle
m’apprenait de ses entretiens particuliers avec le père Dirrag qu’il
avait toujours éludé d’en avoir de semblables avec moi, dans la maison d’une
de ses pénitentes, mon amie, qui était stigmatisée, ainsi qu’Éradice.
Sans doute que ma triste figure et que mon teint jaunâtre n’avaient pas
paru au révérend père être pour lui un restaurant propre à exciter le
goût nécessaire à ses travaux spirituels. J’étais piquée au jeu, point
de stigmates ! point d’entretien particulier avec moi. Mon humeur
perça, j’affectai de paraître ne rien croire. Éradice, d’un air ému, m’offrit
de me rendre dès le lendemain matin témoin oculaire de son bonheur :
– Vous verrez,
me dit-elle avec feu, quelle est la force de mes exercices spirituels, et par
quels degrés de pénitence le bon père me conduit à devenir une grande
sainte. Et vous ne douterez plus des extases, des ravissements, qui sont une
suite de ces mêmes exercices. Que mon exemple, ma chère Thérèse,
ajouta-t-elle en se radoucissant, puisse opérer en vous, pour premier
miracle, la force de détacher entièrement votre esprit de la matière par la
grande vertu de la méditation, pour ne le mettre qu’en Dieu seul !
Mademoiselle Éradice enferme Thérèse dans un
cabinet qui a vue sur sa chambre, afin de rendre celle-ci témoin oculaire de
ses exercices avec le Révérend père Dirrag
Je me rendis le lendemain à cinq heures du matin
chez Éradice, comme nous en étions convenues. Je la trouvai en prières, un
livre à la main.
– Le saint
homme va venir, me dit-elle, et Dieu avec lui. Cachez-vous dans ce petit
cabinet, d’où vous pourrez entendre et voir jusqu’où la bonté divine
veut bien s’étendre en faveur de sa vile créature par les soins pieux de
notre directeur.
Un instant auprès, on frappa doucement à la porte.
Je me sauvai dans le cabinet, dont Éradice prit la clef. Un trou large comme
la main, qui était dans la porte de ce cabinet couverte d’une vieille
tapisserie de Bergame très claire, me laissait voir librement la chambre en
son entier, sans risquer d’être aperçue.
Le père Dirrag visite le stigmate placé au-dessous
du téton gauche d’Éradice
Le bon père entra :
– Bonjour, ma
chère sœur en Dieu ! dit-il à Éradice. Que le Saint-Esprit et saint
François soient avec vous !
Elle voulut se jeter à ses pieds, mais il la releva
et la fit asseoir auprès de lui.
– Il est
nécessaire, lui dit le saint homme, que je vous répète les principes sur
lesquels vous devez vous guider dans toutes les actions de votre vie. Mais
parlez-moi auparavant de vos stigmates. Celui que vous avez sur la poitrine
est-il toujours dans le même état ? Voyons un peu.
Éradice se mit d’abord en devoir de découvrir son
téton gauche, au-dessous duquel il était.
– Ah ! ma
sœur ! Arrêtez, lui dit le père, arrêtez : couvrez vos seins
avec ce mouchoir (il lui en tendait un). De pareilles choses ne sont pas
faites pour un membre de notre société : il suffira que je voie la
plaie que saint François y a imprimée. Ah ! elle subsiste. Bon, dit-il,
je suis content : saint François vous aime toujours, la plaie est
vermeille et pure. J’ai eu soin d’apporter encore avec moi le saint
morceau de son cordon, nous en aurons besoin à la suite de nos exercices.
Démonstration physique du père Dirrag pour
déterminer Éradice à souffrir la fustigation sans se plaindre
– Je vous ai
déjà dit, ma sœur, continua le père, que je vous distinguais de toutes mes
pénitentes, vos compagnes, parce que je vois que Dieu vous distingue
lui-même de son saint troupeau, comme le soleil est distingué de la lune et
des autres planètes. C’est pour cette raison que je n’ai pas craint de
vous révéler ses mystères les plus cachés. Je vous l’ai dit, ma chère sœur,
oubliez-vous et laissez faire. Dieu ne veut des hommes que le cœur et
l’esprit. C’est en oubliant le corps qu’on parvient à s’unir à Dieu,
à devenir sainte, à opérer des miracles. Je ne puis vous dissimuler, mon
petit ange, que, dans notre dernier exercice, je me suis aperçu que votre
esprit tenait encore à la chair. Quoi ! ne pouvez-vous imiter en partie
ces bienheureux martyrs qui ont été flagellés, tenaillés, rôtis, sans
souffrir la moindre douleur parce que leur imagination était tellement
occupée de la gloire de Dieu qu’il n’y avait en eux aucune particule d’esprit
qui ne fût employée à cet objet ? C’est un mécanisme certain, ma
chère fille : nous sentons, et nous n’avons d’idée du bien et du
mal physiques, comme du bien et du mal moraux, que par la voie des sens. Dès
que nous touchons, que nous entendons, que nous voyons, etc., un objet, des
particules d’esprit se coulent dans les petites cavités des nerfs qui vont
en avertir l’âme. Si vous avez assez de ferveur pour rassembler, par la
force de la méditation sur l’amour que vous devez à Dieu, toutes les
particules d’esprit qui sont en vous en les appliquant toutes à cet objet,
il est certain qu’il n’en restera aucune pour avertir l’âme des coups
que votre chair recevra : vous ne les sentirez pas. Voyez ce
chasseur : l’imagination remplie du plaisir de forcer le gibier qu’il
poursuit, il ne sent ni les ronces, ni les épines dont il est déchiré en
perçant les forêts. Plus faible que lui dans un objet mille fois plus
intéressant, sentirez-vous de faibles coups de discipline si votre âme est
fermement occupée du bonheur qui vous attend ? Telle est la pierre de
touche qui nous conduit à faire des miracles, tel doit être l’état de
perfection qui nous unit à Dieu.
Le père Dirrag annonce à Éradice qu’il la fera
jouir d’un torrent de délice au moyen d’un morceau du cordon de saint
François (dont il est porteur)
– Nous allons
commencer, ma chère fille, poursuivit le père : remplissez bien vos
devoirs, et soyez sûre qu’avec l’aide du cordon de saint François et
votre méditation, ce pieux exercice finira par un torrent de délices
inexprimables. Mettez-vous à genoux, mon enfant, et découvrez ces parties de
la chair qui sont les motifs de colère de Dieu : la mortification qu’elles
éprouveront unira intimement votre esprit à lui. Je vous le répète :
oubliez-vous et laissez faire.
Éradice met ses fesses à découvert pour recevoir
la discipline du père Dirrag
Mademoiselle Éradice obéit aussitôt sans
répliquer. Elle se mit à genoux sur un prie-Dieu, un livre devant elle.
Puis, levant ses jupes et sa chemise jusqu’à la ceinture, elle laissa voir
deux fesses blanches comme la neige et d’un ovale parfait, soutenues de deux
cuisses d’une proportion admirable.
– Levez plus
haut votre chemise, lui dit le père, elle n’est pas bien… Là, c’est
ainsi. Joignez présentement les mains et élevez votre âme à Dieu,
remplissez votre esprit de l’idée du bonheur éternel qui vous est promis.
Alors le père approcha un tabouret sur lequel il se mit à genoux derrière
et un peu à côté d’elle. Sous sa robe, qu’il releva et qu’il passa
dans sa ceinture, était une grosse et longue poignée de verges, qu’il
présenta à baiser à sa pénitente.
Le père Dirrag la fouette en récitant quelques
versets
Attentive à l’événement de cette scène, j’étais
remplie d’une sainte horreur, je sentais une sorte de frémissement que je
ne puis décrire. Éradice ne disait mot. Le père parcourait avec des yeux
pleins de feu les fesses qui lui servaient de perspective, et, comme il avait
ses regards fixés sur elles, j’entr’ouis qu’il disait à basse voix, d’un
ton d’admiration :
– Ah ! la
belle gorge ! quels tétons charmants ! Puis il se baissait, se
relevait par intervalles en marmottant quelques versets. Rien n’échappait
à sa lubricité. Après quelques minutes, il demanda à sa pénitente si son
âme était entrée en contemplation.
– Oui, mon
très révérend père, lui dit-elle : je sens que mon esprit se détache
de la chair et je vous supplie de commencer le saint œuvre.
– Cela suffit,
reprit le père, votre esprit va être content. Il récita encore quelques
prières, et la cérémonie commença par trois coups de verges qu’il lui
appliqua assez légèrement sur le derrière. Ces trois coups furent suivis d’un
verset qu’il récita, et successivement de trois autres coups de verges un
peu plus forts que les premiers.
Il sort le prétendu cordon de saint François
Après cinq à six versets récités et interrompus
par cette sorte de diversion, quelle fut ma surprise lorsque je vis le père
Dirrag, déboutonnant sa culotte, donner l’essor à un trait enflammé qui
était semblable à ce serpent fatal qui m’avait attiré les reproches de
mon ancien directeur ! Ce monstre avait acquis la longueur, la grosseur
et la fermeté prédites par le capucin, il me faisait frissonner. Sa tête
rubiconde paraissait menacer les fesses d’Éradice qui étaient devenues de
plus bel incarnat. Le visage du père était tout en feu.
– Vous devez
être présentement, dit-il, dans l’état le plus parfait de
contemplation : votre âme doit être détachée des sens. Si ma fille ne
trompe pas mes saintes espérances, elle ne voit plus, elle n’entend plus,
ne sent plus.
Dans ce moment, ce bourreau fit tomber une grêle de
coups sur toutes les parties du corps d’Éradice qui étaient à découvert.
Cependant, elle ne disait mot, elle semblait être immobile, insensible à ces
terribles coups, et je ne distinguais simplement en elle qu’un mouvement
convulsif de ses deux fesses, qui se serraient et se desserraient à chaque
instant.
– Je suis
content de vous, lui dit le père après un quart d’heure de cette cruelle
discipline, il est temps que vous commenciez à jouir du fruit de vos saints
travaux. Ne m’écoutez pas, ma chère fille, mais laissez-vous conduire.
Prosternez votre face contre terre ; je vais, avec le vénérable cordon
de saint François, chasser tout ce qui reste d’impur au-dedans de vous.
Le bon père la plaça en effet dans une attitude,
humiliante à la vérité, mais aussi la plus commode à ses desseins. Jamais
on ne l’a présenté plus beau : ses fesses étaient entrouvertes et on
découvrait en entier la double route des plaisirs.
Après un instant de contemplation de la part du
cafard, il humecta de salive ce qu’il appelait le cordon et,
en proférant quelques paroles d’un ton qui sentait l’exorcisme d’un
prêtre qui travaille à chasser le diable du corps d’un démoniaque, Sa
Révérence commença son intromission.
J’étais placée de manière à ne pas perdre la
moindre circonstance de cette scène : les fenêtres de la chambre où
elle se passait faisaient face à la porte du cabinet dans lequel j’étais
enfermée. Éradice venait d’être placée à genoux sur le plancher, les
bras croisés sur le marchepied de son prie-Dieu et la tête appuyée sur ses
bras. Sa chemise, soigneusement relevée jusqu’à la ceinture, me laissait
voir à demi profil des fesses et une chute de reins admirables.
Il est embarrassé sur le choix des deux embouchures
qu’Éradice lui présente. La prudence le détermine et l’emporte sur le
goût
Cette luxurieuse perspective fixait l’attention du
très révérend père, qui s’était mis lui-même à genoux, les jambes de
sa pénitente placées entre les siennes, ses culottes basses, son terrible
cordon à la main, marmottant quelques mots mal articulés. Il resta pendant
quelques instants dans cette édifiante attitude, parcourant l’autel avec
des regards enflammés, et paraissant indécis sur la nature du sacrifice qu’il
allait offrir. Deux embouchures se présentaient, il les dévorait des yeux,
embarrassé sur le choix : l’une était un friand morceau pour un homme
de sa robe, mais il avait promis du plaisir, de l’extase à sa pénitente.
Comment faire ? Il osa diriger plusieurs fois la tête de son instrument
sur la porte favorite, à laquelle il heurtait légèrement. Mais enfin la
prudence l’emporta sur le goût.
Il l’enfile. Description exacte de ses mouvements,
de ses attitudes, etc.
Je lui dois cette justice : je vis distinctement
le rubicond priape de Sa Révérence enfiler la route canonique après en
avoir entrouvert délicatement les lèvres vermeilles avec le pouce et l’index
de chaque main. Ce travail fut d’abord entamé par trois vigoureuses
secousses qui en firent entrer près de moitié. Alors, tout à coup, la
tranquillité apparente du père se changea en une espèce de fureur. Quelle
physionomie ! Ah, Dieu ! Figurez-vous un satyre, les lèvres
chargées d’écume, la bouche béante, grinçant parfois des dents,
soufflant comme un taureau qui mugit. Ses narines étaient enflées et
agitées, il tenait ses mains élevées à quatre doigts de la croupe d’Éradice,
sur laquelle on voyait qu’il n’osait les appliquer pour y prendre un point
d’appui. Ses doigts écartés étaient en convulsion et se formaient en
patte de chapon rôti. Sa tête était baissée et ses yeux étincelaient,
fixés sur le travail de la cheville ouvrière, dont il compassait les allées
et les venues de manière que, dans le mouvement de rétroaction, elle ne
sortît pas de son fourreau et que, dans celui d’impulsion, son ventre n’appuyât
pas aux fesses de la pénitente, laquelle, par réflexion, aurait pu deviner
où tenait le prétendu cordon. Quelle présence d’esprit ! Je vis qu’environ
la longueur d’un travers de pouce du saint instrument fut constamment
réservée au-dehors et n’eut point de part à la fête. Je vis qu’à
chaque mouvement que le croupion du père faisait en arrière, par lequel le
cordon se retirait de son gîte jusqu’à la tête, les lèvres de la partie
d’Éradice s’entrouvraient et paraissaient d’un incarnat si vif qu’elles
charmaient la vue. Je vis que, lorsque le père, par un mouvement opposé,
poussait en avant, ces mêmes lèvres, dont on ne voyait plus alors que le
petit poil noir qui les couvrait, serraient si exactement la flèche, qui y
semblait comme engloutie, qu’il eût été difficile de deviner auquel des
deux acteurs appartenait cette cheville, par laquelle ils paraissaient l’un
et l’autre également attachés.
Quelle mécanique ! Quel spectacle, mon cher
comte, pour une fille de mon âge qui n’avait aucune connaissance de ce
genre de mystères ! Que d’idées différentes me passèrent dans l’esprit,
sans pouvoir me fixer à aucune ! Il me souvient seulement que vingt fois
je fus sur le point de m’aller jeter aux genoux de ce célèbre directeur
pour le conjurer de me traiter comme mon amie. Était-ce mouvement de
dévotion ? Était-ce mouvement de concupiscence ? C’est ce qu’il
m’est encore impossible de pouvoir bien démêler.
Éradice et le père Dirrag se pâment de plaisir.
Cette fille croit jouir d’un bonheur purement céleste
Revenons à nos acolytes. Les mouvements du père s’accélérèrent,
il avait peine à garder l’équilibre. Sa posture était telle qu’il
formait à peu près, de la tête aux genoux, un S dont le ventre allait et
venait horizontalement aux fesses d’Éradice. La partie de celle-ci, qui
servait de canal à la cheville ouvrière, dirigeait tout le travail, et deux
énormes verres, qui pendaient entre les cuisses de Sa Révérence, semblaient
en être comme les témoins.
– Votre esprit
est-il content, ma petite sainte ? dit-il en poussant une sorte de
soupir. Pour moi, je vois les cieux ouverts, la grâce suffisante me
transporte, je…
– Ah !
mon père ! s’écria Éradice, quel plaisir m’aiguillonne ! Oui,
je jouis du bonheur céleste, je sens que mon esprit est complètement
détaché de la matière. Chassez, mon père, chassez tout ce qui reste d’impur
en moi. Je vois… les… an… ges. Poussez plus avant… poussez donc…
Ah !… Ah !… bon…, saint François ! ne m’abandonnez
pas ! Je sens le cor… le cor… le cordon… je n’en puis plus… je
me meurs !
Le père, qui sentait également les approches du
souverain plaisir, bégayait, poussait, soufflait, haletait. Enfin, les
dernières paroles d’Éradice dirent le signal de sa retraite, et je vis le
fier serpent, devenu humble, rampant, sortir couvert d’écume de son étui.
Tout fut promptement remis dans sa place et le père,
en laissant tomber sa robe, gagna à pas chancelants le prie-Dieu qu’Éradice
avait quitté. Là, feignant de se mettre en oraison, il ordonna à sa
pénitente de se lever, de se couvrir, puis de venir se joindre à lui pour
remercier le Seigneur des faveurs qu’elle venait d’en recevoir.
Que vous dirai-je enfin, mon cher comte ? Dirrag
sortit, et Éradice, qui m’ouvrit la porte du cabinet, me sauta au cou en m’abordant :
– Ah ! ma
chère Thérèse, me dit-elle, prends part à ma félicité : oui, j’ai
vu le paradis ouvert, j’ai participé au bonheur des anges. Que de plaisirs,
mon amie, pour un moment de peine ! Par la vertu du saint cordon, mon
âme était presque détachée de la matière. Tu as pu voir par où notre bon
directeur l’a introduit en moi. Eh bien ! je t’assure que je l’ai
senti pénétrer jusqu’à mon cœur. Un degré de ferveur de plus, n’en
doute point, je passais à jamais dans le séjour des bienheureux.
Éradice me tint mille autres discours avec un ton,
avec une vivacité qui ne purent me laisser douter de la réalité du bonheur
suprême dont elle avait joui. J’étais si émue qu’à peine lui
répondis-je pour la féliciter. Mon cœur étant dans la plus vive agitation,
je l’embrassai et je sortis.
Thérèse fait des réflexions sur l’abus qui se
fait des choses les plus respectables
Que de réflexions sur l’abus qui se fait des
choses les plus respectables établies dans la société ! Avec quel art
ce pénaillon conduit sa pénitente à ses fins impudiques ! Il lui
échauffe l’imagination sur l’envie d’être sainte, il lui persuade qu’on
n’y parvient qu’en détachant l’esprit de la chair. De là, il la
conduit à la nécessité d’en faire l’épreuve par une vigoureuse
discipline : cérémonie qui était sans doute un restaurant du goût du
cafard, propre à réveiller l’élasticité usée de son nerf érecteur.
« Vous ne devez rien sentir, lui dit-il, rien voir, rien entendre, si
votre contemplation est parfaite. » Par ce moyen, il s’assure qu’elle
ne tournera pas la tête, qu’elle ne verra rien de son impudicité. Les
coups de fouet qu’il lui applique sur les fesses attirent les esprits dans
le quartier qu’il doit attaquer, ils l’échauffent. Et enfin, la ressource
qu’il s’est préparée par le cordon de saint François, qui, par son
intromission doit chasser tout ce qui reste d’impur dans le corps de sa
pénitente, le fait jouir sans crainte des faveurs de sa docile prosélyte.
Elle croit tomber dans une extase divine, purement spirituelle, lorsqu’elle
jouit des plaisirs de la chair les plus voluptueux.
Thérèse donne un abrégé de l’histoire de
Mademoiselle Éradice et de celle du père Dirrag
Toute l’Europe a su l’aventure du père Ding et
de Mademoiselle Éradice, tout le monde en a raisonné, mais peu de personnes
ont connu réellement le fond de cette histoire, qui était devenue une
affaire de parti entre les M*** et les J***. Je ne répéterai point ici ce
qui en a été dit : toutes les procédures vous sont connues, vous avez
lu les factum, les écrits qui ont paru de part et d’autre, et vous savez
quelle en a été la suite. Voici le peu que j’en sais par moi-même
au-delà du fait dont je viens de vous rendre compte.
Mademoiselle Éradice est à peu près de mon âge.
Elle est née à Volnot, fille d’un marchand auprès duquel ma mère se
logea lorsqu’elle alla s’établir dans cette ville. Sa taille bien prise,
sa peau d’une beauté singulière, blanche à ravir, ses cheveux noirs comme
jais, de très beaux yeux, un air de Vierge. Nous avons été amies dans l’enfance,
mais lorsque je fus mise au couvent, je la perdis de vue. Sa passion dominante
était de se distinguer de ses compagnes, de faire parler d’elle. Cette
passion, jointe à un grand fonds de tendresse, lui fit choisir le parti de la
dévotion comme le plus propre à son projet. Elle aima Dieu comme on aime son
amant. Dans le temps que je la retrouvai pénitente du père Dirrag, elle ne
parlait que de méditation de contemplation, d’oraisons. C’était alors le
style de la gent mystique de la ville, et même de la province. Ses manières
modestes lui avaient acquis depuis longtemps la réputation d’une haute
vertu. Éradice avait de l’esprit, mais elle ne l’appliquait qu’à
parvenir à satisfaire l’envie démesurée qu’elle avait de faire des
miracles. Tout ce qui flattait cette passion devenait pour elle une vérité
incontestable. Tels sont les faibles humains : la passion dominante dont
chacun d’eux est affecté absorbe toujours toutes les autres, ils n’agissent
qu’en conséquence de cette passion, elle leur empêche d’apercevoir les
notions les plus claires qui devraient servir à la détruire.
Le père Dirrag était né à Lôde [Dole]. Lors de
son aventure, il avait environ cinquante-trois ans. Son visage était tel que
celui que nos peintres donnent aux satyres. Quoique excessivement laid, il
avait quelque chose de spirituel dans la physionomie. La paillardise, l’impudicité
étaient peintes dans ses yeux. Dans ses actions, il ne paraissait occupé que
du salut des âmes et de la gloire de Dieu. Il avait beaucoup de talent pour
la chaire, ses exhortations, ses discours étaient pleins de douceur, d’onction.
Il avait l’art de persuader. Né avec beaucoup d’esprit, il l’employait
tout entier à acquérir la réputation de convertisseur, et, en effet,
un nombre considérable de femmes et de filles du monde ont embrassé le parti
de la pénitence sous sa direction.
On voit que la ressemblance des caractères et des
vues de ce père et de Mademoiselle Éradice suffisait pour les unir. Aussi,
dès que le premier parut à Volnot, où sa réputation était déjà parvenue
avant lui, Éradice se jeta-t-elle pour ainsi dire dans ses bras. A peine se
connurent-ils qu’ils se regardèrent mutuellement comme des sujets propres
à augmenter leur gloire réciproque. Éradice était certainement d’abord
dans la bonne foi, mais Dirrag savait à quoi s’en tenir : l’aimable
figure de sa nouvelle pénitente l’avait séduit, et il entrevit qu’il
séduirait à son tour et tromperait facilement un cœur flexible, tendre,
rempli de préjugés, un esprit qui recevait avec la docilité et la
persuasion les plus entières le ridicule des insinuations et des exhortations
mirifiques. Déjà il forma son plan tel que je l’ai peint plus haut. Les
premières branches de ce plan lui assuraient bien de l’amusement voluptueux
de la fustigation, et il y avait quelque temps que le bon père en usait avec
quelques autres de ses pénitentes. C’était jusqu’alors à quoi s’étaient
bornés ses plaisirs libidineux avec elles, mais la fermeté, le contour, la
blancheur des fesses d’Éradice avaient tellement échauffé son imagination
qu’il résolut de franchir le pas. Les grands hommes percent à travers les
plus grands obstacles. Celui-ci imagina donc l’introduction d’un morceau
du cordon de saint François, relique qui, par son intromission, devait
chasser tout ce qui resterait d’impur et de charnel dans sa pénitente, et
la conduire à l’extase. Ce fut alors qu’il imagina les stigmates imités
de ceux de saint François. Il fit venir secrètement à Volnot une de ses
anciennes pénitentes qui avait toute sa confiance, et qui remplissait
ci-devant avec connaissance de cause les fonctions qu’il destinait
intérieurement à Éradice. Il trouvait celle-ci trop jeune et trop
enthousiasmée de l’envie de faire des miracles pour aventurer de la rendre
dépositaire de son secret.
Elle donne une description circonstanciée des moyens
dont le père Dirrag s’est servi pour séduire et tromper Mademoiselle
Éradice, et pour opérer les fameux stigmates
La vieille pénitente arriva et fit bientôt
connaissance de dévotion avec Éradice, à qui elle tâcha d’en insinuer
une particulière pour saint François, son patron. On composa une eau qui
devait opérer des plaies imitées des stigmates. Et le jeudi saint, sous le
prétexte de la Cène, la vieille pénitente lava les pieds d’Éradice et y
appliqua cette eau, qui fit son effet.
Éradice confia deux jours après à la vieille qu’elle
avait une blessure sur chaque pied.
– Quel
bonheur ! Quelle gloire pour vous ! s’écria celle-ci. Saint
François vous a communiqué ses stigmates : Dieu veut faire de vous la
plus grande sainte. Voyons si, comme votre grand patron, votre côté ne sera
pas aussi stigmatisé. Elle porta de suite la main sous le téton gauche d’Éradice,
où elle appliqua pareillement de son eau : le lendemain, nouveau
stigmate.
Éradice ne manqua pas de parler de ce miracle à son
directeur qui, craignant l’éclat, lui recommanda l’humilité et le
secret. Ce fut inutilement : la passion dominante de celle-ci étant la
vanité de paraître sainte, sa joie perça, elle fit des confidences, ses
stigmates firent du bruit, et toutes les pénitentes du père voulurent être
stigmatisées.
Dirrag sentit qu’il était nécessaire de soutenir
sa réputation, mais en même temps de tâcher de faire une diversion qui
empêchât les yeux du public de rester fixés sur la seule Éradice. Quelques
autres pénitentes furent donc aussi stigmatisées par les mêmes moyens. Tout
réussit.
Éradice, cependant, se voua à saint François. Son
directeur l’assura qu’il avait lui-même la plus grande confiance en son
intercession. Il ajouta qu’il avait opéré nombre de miracles par le moyen
d’un grand morceau du cordon de ce saint, qu’un père de la Société lui
avait rapporté de Rome, et qu’il avait chassé, par la vertu de cette
relique, le diable du corps de plusieurs démoniaques, en l’introduisant
dans leur bouche ou dans quelque autre conduit de la nature, suivant l’exigence
des cas. Il lui montra enfin ce prétendu cordon, qui n’était autre chose
qu’un assez gros morceau de corde de huit pouces de longueur enduit d’un
mastic qui le rendait dur et uni. Il était recouvert proprement d’un étui
de velours cramoisis qui lui servait de fourreau. En un mot, c’était un de
ces meubles de religieuses que l’on nomme godemichés. Sans doute que
Dirrag tenait ce présent de quelque vieille noblesse, de qui il l’avait
exigé. Quoi qu’il en soit, Éradice eut bien de la peine d’obtenir la
permission de baiser humblement cette relique que le père assurait ne pouvoir
être touchée sans crime par des mains profanes.
Ce fut ainsi, mon cher comte, que le père Dirrag
conduisit par degrés sa nouvelle pénitente à souffrir pendant plusieurs
mois ses impudiques embrassements, lorsqu’elle ne croyait jouir que d’un
bonheur purement spirituel et céleste.
Un moine démasque le père Dirrag à Mademoiselle
Éradice. Il la dédommage, et ils se déterminent à perdre le père Dirrag
C’est d’elle que j’ai su toutes les
circonstances quelque temps après le jugement de son procès. Elle me confia
que ce fut un certain moine (qui a joué un grand rôle dans cette affaire)
qui lui dessilla les yeux. Il était jeune, beau, bien fait, passionnément
amoureux d’elle, ami de son père et de sa mère, chez qui ils mangeaient
souvent ensemble. Il s’attira sa confiance, il démasqua l’impudique
Dirrag, et je compris sensiblement, à travers tout ce qu’elle me dit, qu’elle
se livra alors de bonne foi aux embrassements du luxurieux moine. J’entrevis
même que celui-ci n’avait pas démenti la réputation de son ordre, et que,
par une heureuse conformation comme par des leçons redoublées, il
dédommagea amplement sa nouvelle prosélyte du sacrifice qu’elle lui fit
des supercheries hebdomadaires de son vieux druide.
Dès qu’Éradice eut reconnu l’illusion du feint
cordon de Dirrag par l’application amiable du membre naturel du moine, l’élégance
de cette démonstration lui fit sentir qu’elle avait été grossièrement
dupée. Sa vanité se trouva blessée et la vengeance la porta à tous les
excès que vous avez connus, de concert avec le fier moine qui, outre l’esprit
de parti qui l’animait, était encore jaloux des faveurs que Dirrag avait
surprises à son amante. Ses charmes étaient un bien qu’il croyait créé
pour lui seul, c’était un vol manifeste qu’il prétendait lui avoir été
fait, dont il se flattait d’obtenir une punition exemplaire. La grillade
seule de son rival, qu’il méditait, pouvait assouvir son ressentiment et sa
vengeance.
Thérèse se procure machinalement des plaisirs
charnels
J’ai dit que, lorsque le père Dirrag fut sorti de
la chambre de Mademoiselle Éradice, je me retirai chez moi. Dès que je fus
rentrée dans ma chambre, je me prosternai à genoux pour demander à Dieu la
grâce d’être traitée comme mon amie. Mon esprit était dans une agitation
qui approchait de la fureur, un feu intérieur me dévorait. Tantôt assise,
tantôt debout, souvient à genoux, je ne trouvais aucune place qui pût me
fixer. Je me jetai sur mon lit. L’entrée de ce membre rubicond dans la
partie de Mademoiselle Éradice ne pouvait sortir de mon imagination, sans que
j’y attachasse cependant aucune idée distincte de plaisir, et encore moins
de crime. Je tombai enfin dans une rêverie profonde pendant laquelle il me
sembla que ce même membre, détaché de tout autre objet, faisait son entrée
en moi par la même voie. Machinalement, je me plaçai dans la même attitude
que celle où j’avais vu Éradice, et machinalement encore, dans l’agitation
qui me faisait mouvoir, je me coulai sur le ventre jusqu’à la colonne du
pied du lit, laquelle, se trouvant passée entre mes jambes et mes cuisses, m’arrêta
et servit de point d’appui à la partie où je sentais une démangeaison
inconcevable. Le coup qu’elle reçut par la colonne qui la fixa me causa une
légère douleur, qui me tira de ma rêverie sans diminuer l’excès de la
démangeaison. La position où j’étais exigeait que je levasse mon
derrière pour tâcher d’en sortir. De ce mouvement que je fis en remontant
et coulant ma moniche le long de la colonne, il résulta un frottement
qui me causa un chatouillement extraordinaire. Je fis un second mouvement,
puis un troisième, etc., qui eurent une augmentation de succès : tout
à coup j’entrai dans un redoublement de fureur. Sans quitter ma situation,
sans faire aucune espèce de réflexion, je me mis à remuer le derrière avec
une agilité incroyable, glissant toujours le long de la salutaire colonne.
Bientôt un excès de plaisir me transporta, je perdis connaissance, je me
pâmai et m’endormis d’un profond sommeil.
Au bout de deux heures, je m’éveillai, toujours ma
chère colonne entre mes cuisses, couchée sur mon ventre, mes fesses
découvertes. Cette posture me surprit : je ne me souvenais de ce qui s’était
passé que comme on se rappelle le tableau d’un songe. Cependant, me
trouvant plus tranquille, l’évacuation de la céleste rosée me laissant l’esprit
plus libre, je fis quelques réflexions sur tout ce que j’avais vu chez
Éradice et sur ce qui venait de se passer en moi, sans en pouvoir tirer
aucune conclusion raisonnable. La partie qui avait frotté le long de la
colonne, ainsi que l’intérieur du haut de mes cuisses qui l’avait
embrassée, me faisaient un mal cruel. J’osai y regarder malgré les
défenses qui m’avaient été faites par mon ancien directeur du couvent.
Mais jamais je n’osai me déterminer à y porter la main, cela m’avait
été trop expressément interdit.
Sa mère la réconcilie avec Madame C*** et Monsieur
l’Abbé T***
Comme je finissais cet examen, la servante de ma
mère vint m’avertir que Madame C*** et Monsieur l’abbé T*** étaient au
logis où ils devaient dîner, et que ma mère m’ordonnait de descendre pour
leur faire compagnie. Je les joignis.
Il y avait quelque temps que je n’avais pas vu
Madame C***. Quoiqu’elle eût bien des bontés pour ma mère, à qui elle
avait rendu de grands services, et qu’elle eût la réputation d’une femme
très pieuse, son éloignement marqué pour les maximes du père Dirrag, pour
ses exhortations mystiques, m’avait fait cesser de la fréquenter afin de ne
pas déplaire à mon directeur : il n’était pas traitable sur l’article,
et ne voulait point que son troupeau se confondît avec celui des autres
directeurs, ses concurrents. Il craignait sans doute les confidences, les
éclaircissements. Enfin, c’était une condition préalable très
recommandée par Sa Révérence et très exactement observée par tout ce qui
formait son troupeau.
Cependant, nous nous mîmes à table. Le dîner fut
gai. Je me sentais beaucoup mieux que de coutume : ma langueur avait fait
place à la vivacité, plus de maux de reins. Je me trouvais toute autre.
Contre l’ordinaire des repas de prêtres et de dévotes, on ne médit point
de son prochain à celui-ci. L’abbé T***, qui a beaucoup d’esprit et
encore plus d’acquis, nous fit mille jolis petits contes qui, sans
intéresser la réputation de personne, portèrent la joie dans le cœur des
convives.
Après avoir bu du champagne et pris le café, ma
mère me tire en particulier pour me faire de vifs reproches sur le peu d’attention
que j’avais eue depuis quelque temps à cultiver l’amitié et les bonnes
grâces de Madame C***.
– C’est une
dame aimable, me dit-elle, à qui je dois le peu de considération dont je
jouis dans cette ville. Sa vertu, son esprit, ses lumières, la font estimer
et respecter de toutes les personnes qui la connaissent. Nous avons besoin de
son appui. Je désire et je vous ordonne, ma fille, de contribuer de tous vos
efforts à l’engager à nous le conserver.
Je répondis à ma mère qu’elle ne devait pas
douter de ma soumission aveugle à ses volontés. Hélas ! la pauvre
femme ne soupçonnait guère la nature des leçons que je devais recevoir de
cette dame, qui jouissait en effet de là plus haute réputation.
Nous rejoignîmes, ma mère et moi, la compagnie. Un
instant après, je m’approchai de Madame C*** à qui je fis mes excuses sur
mon peu d’exactitude à lui rendre mes devoirs. Je la priai de me permettre
de réparer cette faute, j’essayai même d’entrer dans le détail des
raisons qui me l’avaient fait commettre. Mais Madame C*** m’interrompit
sans me permettre d’achever :
– Je sais, me
dit-elle avec bonté, tout ce que vous voulez me dire. N’entrons point en
matière sur des sujets qui ne sont point de notre ressort : chacun croit
avoir ses raisons, peut-être sont-elles toutes bonnes. Ce qui est certain c’est
que je vous verrai toujours avec grand plaisir. Et pour commencer à vous en
convaincre, ajouta-t-elle en élevant la voix, je vous emmène souper ce soir
avec moi. Vous le voulez bien ? dit-elle à ma mère… A condition que
vous serez de la partie avec Monsieur l’abbé. Vous avez l’un et l’autre
vos affaires, nous vous y laisserons vaquer. Pour moi, je vais me promener
avec Mademoiselle Thérèse. Vous savez l’heure et le lieu du rendez-vous.
Ma mère fut enchantée. Les maximes du père Dirrag n’étaient point du
tout de son goût : elle se flatta que les conseils de Madame C***
changeraient mes dispositions pour le quiétisme dont on le soupçonnait.
Peut-être même agissaient-elles de concert. Quoi qu’il en soit, elles
réussirent bientôt au-delà de leurs espérances.
Thérèse rend compte à Madame C*** de ce qu’elle
a vu chez Mademoiselle Éradice, des plaisirs qu’elle a goûtés à son
retour et de la douleur qui lui en reste
Nous sortîmes donc, Madame C*** et moi. Mais nous n’eûmes
pas fait cent pas que la douleur que je ressentais devint si vive que j’avais
peine à me soutenir. Je faisais des contorsions horribles. Madame C*** s’en
aperçut :
– Qu’avez-vous,
me dit-elle, ma chère Thérèse ? Il semble que vous vous trouviez mal.
J’eus beau dire que ce n’était rien, les femmes
sont naturellement curieuses : elle me fit mille questions qui me
jetèrent dans un embarras qui ne lui échappa point.
– Seriez-vous,
me dit-elle, au nombre de nos fameuses stigmatisées ? Vos pieds ont
peine à vous porter et vous êtes toute décontenancée. Venez, mon enfant,
dans mon jardin où vous pourrez vous tranquilliser.
Nous en étions peu éloignées. Dès que nous y
fumes rendues, nous nous assîmes dans un petit cabinet charmant, qui est sur
le bord de la mer.
Après quelques discours vagues, Madame C’** me
demanda de nouveau si effectivement j’avais des stigmates et comme je me
trouvais de la direction du père Dirrag.
– Je ne puis
vous cacher, ajouta-t-elle, que je suis si étonnée de ce genre de miracles
que je désire ardemment de voir par moi-même s’il existe en effet. Allons,
ma chère petite, dit-elle, ne me cachez rien : expliquez-moi de quelle
manière et quand ces plaies ont paru. Vous pouvez être assurée que je n’abuserai
pas de votre confiance, et je pense que vous me connaissez assez pour n’en
pas douter.
Si les femmes sont curieuses, les femmes aiment aussi
à parler. J’avais un peu de ce dernier défaut. D’ailleurs, quelques
verres de vin de Champagne m’avaient échauffé la tête. Je souffrais
beaucoup. Il n’en fallait pas tant pour me déterminer à tout dire. Je
répondis d’abord tout naturellement à Madame C*** que je n’avais pas le
bonheur d’être du nombre de ces élues du Seigneur, mais que ce même matin
j’avais vu les stigmates de Mademoiselle Éradice, et que le très
révérend père Dirrag les avait visités en ma présence. Nouvelles
questions empressées de la part de Madame C*** qui, de fil en aiguille, de
circonstances en circonstances, m’engagea insensiblement à lui rendre
compte, non seulement de ce que j’avais vu chez Éradice, mais encore de ce
qui m’était arrivé dans ma chambre et des douleurs qui en résultaient.
Pendant tout ce narré singulier, Madame C*** eut la
prudence de ne pas témoigner la moindre surprise : elle louait tout pour
m’engager à tout dire. Lorsque je me trouvais embarrassée sur les termes
qui me manquaient pour expliquer les idées de ce que j’avais vu, elle
exigeait de moi des descriptions dont la lascivité devait beaucoup la
réjouir dans la bouche d’une fille de mon âge et aussi simple que je l’étais.
Jamais, peut-être, tant d’infamies n’ont été dites et ouïes avec
autant de gravité.
Dès que j’eus fini de parler, Madame C*** parut
plongée dans de sérieuses réflexions. Elle ne répondit que par
monosyllabes à quelques questions que je lui proposai. Revenue à elle-même,
elle me dit que tout ce qu’elle venait d’entendre avait quelque chose de
bien singulier, qui méritait beaucoup d’attention, qu’en attendant qu’elle
pût m’apprendre ce qu’elle en pensait et quel était le parti qu’il
convenait que je prisse, je devais d’abord songer à soulager la douleur que
je ressentais en bassinant avec du vin chaud les parties qui avaient été
meurtries par le frottement de la colonne de mon lit.
– Gardez-vous
bien, me dit-elle, ma chère enfant, de rien dire à votre mère ni à qui que
ce puisse être, et encore moins au père Dirrag, de ce que vous venez de me
confier. Il y a dans tout ceci du bien et du mal. Rendez-vous chez moi demain
vers les neuf heures du matin, je vous en dirai davantage. Comptez sur mon
amitié : l’excellence de votre cœur et de votre caractère vous l’ont
entièrement acquise. Je vois votre mère qui s’avance, allons au-devant d’elle
et parlons de tout autre chose.
Monsieur l’abbé T*** entra un quart d’heure
après. On soupe de bonne heure en province : il était alors sept heures
et demie, on servit, nous nous mîmes à table.
Pendant le souper, Madame C*** ne put s’empêcher
de lâcher quelques traits satiriques sur le père Dirrag. L’abbé en parut
surpris, il l’en blâma avec délicatesse.
– Pourquoi,
poursuivit-il, ne pas laisser tenir à chacun la conduite qui lui convient,
pourvu qu’elle n’ait rien de contraire à l’ordre établi ? Jusqu’à
présent, nous ne voyons rien du père Dirrag qui s’en éloigne !
Permettez-moi donc, madame, de n’être pas de votre avis jusqu’à ce que
des événements justifient les idées que vous voulez me donner de ce père.
Madame C***, pour ne pas être obligée de répondre,
changea adroitement le sujet de la conversation. On quitta table vers les dix
heures. Madame C*** dit quelque chose à l’oreille de Monsieur l’abbé,
qui sortit avec ma mère et moi et nous reconduisit chez nous.
Ce que c’est que Madame C*** et Monsieur l’abbé
T***
Comme il est juste, mon cher comte, que vous sachiez
ce que c’est que Madame C*** et Monsieur l’abbé T***, je pense qu’il
est temps de vous en donner une idée.
Madame C*** est née demoiselle. Ses parents l’avaient
contrainte d’épouser à quinze ans un vieil officier de marine qui en avait
soixante. Celui-ci mourut cinq ans après son mariage, et laissa Madame C***
enceinte d’un garçon qui, en venant au monde, faillit perdre la vie à
celle qui lui donnait le jour. Cet enfant mourut au bout de trois mois, et
Madame C*** se trouva, ·par cette mort, héritière d’un bien assez
considérable. Veuve, jolie, maîtresse d’elle-même à l’âge de vingt
ans, elle fut bientôt recherchée de tous les épouseurs de la province. Mais
elle s’expliqua si positivement sur le dessein où elle était de ne jamais
courir les risques dont elle avait échappé comme miraculeusement en mettant
au monde son premier enfant, que même les plus empressés abandonnèrent la
partie.
Madame C*** avait beaucoup d’esprit, elle était
ferme dans ses sentiments, qu’elle n’adoptait qu’après les avoir
mûrement examinés. Elle lisait beaucoup, et aimait à s’entretenir sur les
matières les plus abstraites. Sa conduite était sans reproche. Amie
essentielle, elle rendait service dès qu’elle le pouvait. Ma mère en avait
fait d’utiles expériences. Elle avait alors vingt-six ans. J’aurai l’occasion
par la suite de vous faire le portrait de sa personne.
Monsieur l’abbé T***, ami particulier et en même
temps directeur de conscience de Madame C***, était un homme d’un vrai
mérite. Il était âgé de quarante-quatre à quarante-cinq ans, petit, mais
bien fait, une physionomie ouverte, spirituelle, soigneux observateur des
bienséances de son état, aimé et recherché de la bonne compagnie, dont il
faisait les délices. À beaucoup d’esprit, il joignait des connaissances
étendues. Ses bonnes qualités généralement reconnues lui avaient fait
obtenir le poste qu’il remplissait, et que je dois taire ici. Il était le
confesseur et l’ami des gens de mérite de l’un et de l’autre sexe,
comme le père Dirrag l’était des dévotes de profession, des
enthousiastes, des quiétistes et des fanatiques.
Madame C*** envoie Thérèse à confesse auprès de
Monsieur l’abbé T***
Je retournai le lendemain matin chez Madame C*** à l’heure
convenue.
– Eh
bien ! ma chère Thérèse, me dit-elle en entrant, comment vont vos
pauvres petites parties affligées ? Avez-vous bien dormi ?
– Tout se
porte mieux, madame, lui dis-je, j’ai fait ce que vous m’avez prescrit.
Tout a été bien bassiné. Cela m’a soulagée, mais j’espère au moins de
n’avoir pas offensé Dieu. Madame C*** sourit, et, après m’avoir fait
prendre du café :
– Ce que vous
m’avez conté hier, me dit-elle, est de plus grande conséquence que vous ne
pensez. J’ai cru devoir en parler à Monsieur T***, qui vous attend
actuellement à son confessionnal. J’exige de vous que vous alliez le
trouver et que vous lui répétiez mot à mot tout ce que vous m’avez dit. C’est
un honnête homme et de bon conseil, vous en avez besoin. Je pense qu’il
vous prescrira une nouvelle façon de vous conduire, qui est nécessaire à
votre salut et à votre santé. Votre mère mourrait de chagrin si elle
apprenait ce que je sais, car je ne puis vous cacher qu’il y a des horreurs
dans ce que vous avez vu chez Mademoiselle Éradice. Allez, Thérèse, partez
et donnez une confiance entière à Monsieur T***, vous n’aurez pas lieu de
vous en repentir.
Je me mis à pleurer, et je sortis toute tremblante
pour aller trouver Monsieur T*** qui entra dans son confessionnal dès qu’il
m’aperçut.
Conseils salutaires que ce confesseur donne à
Thérèse
Je ne cachai rien à Monsieur T***, qui m’écouta
attentivement jusqu’au bout sans m’interrompre, que pour me demander de
certaines explications sur les détails qu’il ne comprenait pas.
– Vous venez,
me dit-il, de m’apprendre des choses étonnantes. Le père Dirrag est un
fourbe, un malheureux qui se laisse emporter par la force de ses passions, il
marche à sa perte et il entraînera celle de Mademoiselle Éradice.
Néanmoins, mademoiselle, il faut les plaindre plutôt que de les blâmer.
Nous ne sommes pas toujours maîtres de résister à la tentation, le bonheur
et le malheur de notre vie se décident souvent par les occasions. Soyez donc
attentive à les éviter : cessez de voir le père Dirrag et toutes ses
pénitentes, sans parler mal des uns ni des autres. La charité le veut ainsi.
Fréquentez Madame C***, elle a pris de l’amitié pour vous, elle ne vous
donnera que de bons conseils et de bons exemples à suivre.
« Parlons présentement, mon enfant, de ces
chatouillements excessifs que vous sentez souvent dans cette partie qui a
frotté à la colonne de votre lit : ce sont des besoins de tempérament
aussi naturels que ceux de la faim et de la soif. Il ne faut ni les rechercher
ni les exciter, mais dès que vous vous en sentirez vivement pressée, il n’y
a nul inconvénient à vous servir de votre main, de votre doigt, pour
soulager cette partie par le frottement qui lui est alors nécessaire. Je vous
défends cependant expressément d’introduire votre doigt dans l’intérieur
de l’ouverture qui s’y trouve : il suffit, quant à présent, que
vous sachiez que cela pourrait vous faire tort un jour dans l’esprit du mari
que vous épouserez. Au reste comme ceci, je vous le répète, est un besoin
que les lois immuables de la nature excitent en nous, c’est aussi des mains
de la nature que nous tenons le remède que je vous indique pour soulager ce
besoin. Or, comme nous sommes assurés que la loi naturelle est d’institution
divine, comment oserions-nous craindre d’offenser Dieu en soulageant nos
besoins par des moyens qu’il a mis en nous, qui sont son ouvrage, surtout
lorsque ces moyens ne troublent point l’ordre établi dans la société. Il
n’en est pas de même, ma chère fille, de ce qui s’est passé entre le
père Dirrag et Mademoiselle Éradice : ce père a trompé sa pénitente,
il a risqué de la rendre mère en substituant à la place du feint cordon de
saint François le membre naturel de l’homme, qui sert à la génération.
Par là il a péché contre la loi naturelle qui nous prescrit d’aimer notre
prochain comme nous-mêmes. Est-ce aimer son prochain que de meure, comme il l’a
fait, Mademoiselle Éradice dans le hasard d’être perdue de réputation et
déshonorée pour toute sa vie ? L’introduction, ma chère enfant, et
les mouvements que vous avez vus de ce membre du père dans la partie
naturelle de sa pénitente, qui est la mécanique de la fabrique du genre
humain, n’est permise que dans l’état du mariage. Dans celui de fille,
cette action peut nuire à la tranquillité des familles et troubler l’intérêt
public, qu’il faut toujours respecter. Ainsi, tant que vous ne serez pas
liée par le sacrement du mariage, gardez-vous bien de souffrir d’aucun
homme une pareille opération en quelque sorte d’attitude que ce puisse
être. Je vous ai indiqué un remède qui modérera l’excès de vos désirs
et qui tempérera le feu qui les excite. Ce même remède contribuera bientôt
au rétablissement de votre santé chancelante et vous rendra votre
embonpoint. Votre figure aimable ne manquera pas de vous attirer alors des
amants qui chercheront à vous séduire. Soyez bien sur vos gardes et ne
perdez point de vue les leçons que je vous donne. C’en est assez pour
aujourd’hui, ajouta ce sensé directeur, vous me trouverez ici dans huit
jours à la même heure. Souvenez-vous au moins que tout ce qui se dit dans le
tribunal de la pénitence doit être aussi sacré pour le pénitent que pour
son confesseur, et que c’est un péché énorme que d’en révéler la
moindre circonstance à personne. »
Thérèse fait une heureuse découverte en se
bassinant la partie qui distingue son sexe
Les préceptes de mon nouveau directeur avaient
charmé mon âme. J’y voyais un air de vérité, une sorte de démonstration
soutenue, un principe de charité, qui me faisaient sentir le ridicule de ce
que j’avais ouï jusqu’alors.
Après avoir passé la journée à réfléchir, le
soir, avant de me coucher, je me préparai à bassiner les parties meurtries.
Tranquille sur les regards et sur les attouchements, je me troussai et, m’étant
assise sur le bord de mon lit, j’écartai les cuisses de mon mieux et m’attachai
à examiner attentivement cette partie qui nous fait femmes. J’en entrouvris
les lèvres et, cherchant avec le doigt l’ouverture par laquelle le père
Dirrag avait pu enfiler Éradice avec un si gros instrument, je la découvris
sans pouvoir me persuader que ce fut elle. Sa petitesse me tenait dans l’incertitude,
et je tentais d’y introduire le doigt lorsque je me souvins de la défense
de Monsieur T***. Je le retirai avec promptitude. En remontant le long de la
fente, une petite éminence que j’y rencontrai me causa un tressaillement.
Je m’y arrêtai, je frottai, et bientôt j’arrivai au comble du plaisir.
Quelle heureuse découverte pour une fille qui avait en elle une force
abondante de la liqueur qui en est le principe !
Je nageai pendant près de six mois dans un torrent
de volupté sans qu’il m’arrivât rien qui mérite ici sa place.
Ma santé s’était entièrement rétablie. Ma
conscience était tranquille par les soins de mon nouveau directeur qui me
donnait des conseils sages, et combinés avec les passions humaines. Je le
voyais régulièrement tous les lundis au confessionnal, et tous les jours
chez Madame C***. Je ne quittais plus cette aimable femme. Les ténèbres de
mon esprit se dissipaient, peu à peu je m’accoutumais à penser, à
raisonner conséquemment. Plus de père Dirrag, pour moi, plus d’Éradice.
Que l’exemple et les préceptes sont les grands
maîtres pour former le cœur et l’esprit ! S’il est vrai qu’ils ne
nous donnent rien et que chacun ait en soit les germes de tout ce dont il est
capable, il est certain du moins qu’ils servent à développer ces germes et
à nous faire apercevoir les idées, les sentiments dont nous sommes
susceptibles et qui, sans l’exemple, sans les leçons, resteraient enfouis
dans leurs entraves et dans leurs enveloppes.
Cependant ma mère continuait son commerce en gros,
qui réussissait mal. On lui devait beaucoup et elle était à la veille d’essuyer
une banqueroute de la part d’un négociant de Paris capable de la ruiner.
Après s’être consultée, elle se détermina à faire un voyage dans cette
superbe ville. Cette tendre mère m’aimait trop pour me perdre de vue
pendant un espace de temps qui pouvait être fort long : il fut résolu
que je l’accompagnerais. Hélas ! la pauvre femme ne prévoyait guère
qu’elle y finirait ses tristes jours, et que je retrouverais dans les bras
de mon cher comte la source du bonheur des miens.
Il fut déterminé que nous partirions dans un mois,
temps que j’allai passer avec Madame C*** à sa maison de campagne,
éloignée d’une petite lieue de la ville. Monsieur l’abbé y venait
régulièrement tous les jours, et y couchait lorsque ses devoirs le lui
permettaient. L’un et l’autre m’accablaient de caresses, on ne craignait
pas de tenir devant moi des propos assez libres, de parler de matières de
morale, de religion de sujets métaphysiques, dans un goût bien différent
des principes que j’avais reçus. Je m’apercevais que Madame C*** était
contente de ma façon de penser et de raisonner, et qu’elle se faisait un
plaisir de me conduire, de conséquence en conséquence, à des preuves
claires et évidentes. Quelquefois seulement j’avais le chagrin de remarquer
que Monsieur l’abbé T*** lui faisait signe de ne pas pousser si loin ses
raisonnements sur certaines matières. Cette découverte m’humilia : je
résolus de tout tenter pour être instruite de ce que l’on voulait me
cacher. Je n’avais pas, jusqu’alors, formé le moindre soupçon sur la
tendresse mutuelle qui les unissait. Bientôt, je n’eus plus rien à
désirer, comme vous allez l’entendre.
Vous verrez, mon cher comte, quelle est la source où
j’ai puisé les principes de morale et de métaphysique que vous avez si
bien cultivés et qui, en m’éclairant sur ce que nous sommes dans ce monde,
assurent la tranquillité d’une vie dont vous faites tout le plaisir.
Thérèse se cache dans un bosquet, d’où elle
découvre les amours de Madame C*** avec l’abbé T***
Nous étions alors dans les plus beaux jours de l’été.
Madame C*** se levait ordinairement vers les cinq heures du matin pour aller
se promener dans un petit bosquet au bout de son jardin. J’avais remarqué
que l’abbé T*** s’y rendait aussi lorsqu’il couchait à la campagne, qu’au
bout d’une heure ou deux ils rentraient ensemble dans l’appartement où
couchait Madame C***, et qu’enfin l’un et l’autre ne paraissaient
ensuite dans la maison que vers les huit à neuf heures.
Je résolus de les prévenir dans le bosquet et de m’y
cacher de manière à pouvoir les entendre. Comme je n’avais pas l’ombre
du soupçon de leurs amours, je ne prévoyais point du tout ce que je perdais
en ne les voyant pas. Je fus donc reconnaître le terrain et m’assurer une
place commode à mon projet.
Le soir, en soupant, la conversation tomba sur les
opérations et les productions de la nature.
– Mais qu’est-ce
donc que cette nature ? dit Madame C***. Est-ce un être
particulier ? Tout ne serait-il pas produit par Dieu ? Serait-elle
une divinité subalterne ?
– En vérité,
vous n’êtes pas raisonnable de parler ainsi, répliqua vivement l’abbé
T*** en lui faisant un clin d’œil. Je vous promets, dit-il, dans notre
promenade, demain matin, de vous expliquer l’idée que l’on doit avoir de
cette mère commune du genre humain. Il est trop tard pour toucher de cette
matière. Ne voyez-vous pas qu’elle accablerait d’ennui Mademoiselle
Thérèse, qui tombe de sommeil ? Si vous voulez m’en croire, l’une
et l’autre, allons nous coucher. Je vais finir mes heures et je suivrai de
près votre exemple.
Le conseil de l’abbé fut rempli : chacun se
retira dans son appartement.
Le lendemain, dès la pointe du jour, j’allai me
camper dans mon embuscade. Je me plaçai dans des broussailles qui étaient
derrière une espèce de bosquet de charmille orné de bancs de bois peints en
vert et de quelques statues. Après une heure d’impatience, mes héros
arrivèrent et s’assirent précisément sur le banc derrière lequel je m’étais
gîtée.
– Oui en
vérité, disait l’abbé en entrant, elle devient tous les jours plus jolie,
ses tétons sont grossis au point de remplir fort bien la main d’un honnête
ecclésiastique, ses yeux ont une vivacité qui ne dément pas le feu de son
tempérament, car elle en a un des plus forts, la petite friponne de
Thérèse ! Imagine-toi qu’en profitant de la permission que je lui ai
donnée de se soulager avec le doigt, elle le fait au moins une fois tous les
jours ! Avoue que je suis aussi bon médecin que docile confesseur. Je
lui ai guéri le corps et l’esprit.
– Mais, l’abbé,
reprit Madame C***, auras-tu bientôt fini avec ta Thérèse ?
Sommes-nous venus ici pour nous entretenir de ses beaux yeux, de son
tempérament ? Je soupçonne, monsieur l’égrillard, que vous auriez
bien envie de lui éviter la peine qu’elle prend de s’appliquer elle-même
votre recette. Au reste tu sais que je suis bonne princesse, et j’y
consentirais volontiers si je n’en prévoyais pas le danger pour toi.
Thérèse a de l’esprit, mais elle est trop jeune et n’a pas assez d’usage
du monde pour oser s’y confier. Je remarque que sa curiosité est sans
égale. Il y a de quoi faire par la suite un très bon sujet, et, sans les
inconvénients dont je viens de parier, je n’hésiterais pas à la meure de
tiers dans nos plaisirs. Car convenons qu’il y a bien de la folie à être
jaloux ou envieux du bonheur de ses amis dès que leur félicité n’ôte
rien à la nôtre.
Définition du ridicule de la jalousie
– Vous avez
bien raison, madame, dit l’abbé. Ce sont deux passions qui tourmentent en
pure perte tous ceux qui ne sont pas nés pour savoir penser. Il faut
distinguer cependant l’envie de la jalousie. L’envie est une passion
innée dans l’homme, elle fait partie de son essence : les enfants au
berceau sont envieux de ce qu’on donne à leurs semblables. Il n’y a que l’éducation
qui puisse modérer les effets de cette passion que nous tenons des mains de
la nature. Mais il n’en est pas de même de la jalousie considérée par
rapport aux plaisirs de l’amour. Cette passion est l’effet de notre
amour-propre et du préjugé. Nous connaissons des nations entières où les
hommes offrent à leurs convives la jouissance de leurs femmes comme nous
offrons aux nôtres le meilleur vin de notre cave. Un de ces insulaires
caresse l’amant qui jouit des embrassements de sa femme, ses compagnons l’applaudissent,
le félicitent. Un Français, en même cas, fait le moue, chacun le montre du
doigt et se moque de lui. Un Persan poignarde l’amant et la maîtresse, tout
le monde applaudit à ce double assassinat.
« Il est donc évident que la jalousie n’est
pas une passion que nous tenions de la nature : c’est l’éducation, c’est
le préjugé du pays qui l’a fait naître. Dès l’enfance, une fille, à
Paris, lit, entend dire qu’il est humiliant d’essuyer une infidélité de
son amant. On assure à un jeune homme qu’une maîtresse, qu’une femme
infidèles blessent l’amour-propre, déshonorent l’amant ou le mari. De
ces principes sucés, pour ainsi dire, avec le lait, naît la jalousie, ce
monstre qui tourmente les humains en pure perte pour un mal qui n’a rien de
réel.
« Distinguons cependant l’inconstance de l’infidélité.
J’aime une femme dont je suis aimé, son caractère sympathise avec le mien,
sa figure, sa jouissance font mon bonheur. Elle me quitte : ici, la
douleur n’est plus l’effet du préjugé, elle est raisonnable, je perds un
bien effectif, un plaisir d’habitude que je ne suis pas certain de pouvoir
réparer avec tous ses agréments. Mais une infidélité passagère, qui n’est
que l’ouvrage du plaisir, du tempérament, quelquefois celui de la
reconnaissance, ou d’un cœur tendre et sensible à la peine ou au plaisir d’autrui,
quel inconvénient en résulterait-il ? En vérité, quoi qu’on dise,
il faut être peu sensé pour s’inquiéter de ce qu’on nomme à juste
titre un coup d’épée dans l’eau, d’une chose qui ne nous fait
ni bien ni mal.
– Oh ! je
vous voir venir, dit Madame C*** en interrompant l’abbé T***. Ceci m’annonce
tout doucement que, par bon cœur ou pour faire plaisir à Thérèse, vous
seriez homme à lui donner une petite leçon de volupté, un petit clystère
aimable qui, selon vous, ne me ferait ni bien ni mal. Va, mon cher abbé,
continua-t-elle, j’y consens avec joie : je vous aime tous deux, vous
gagnerez l’un et l’autre par cette épreuve à laquelle je ne perdrai
rien. Pourquoi m’y opposerais-je ? Si je m’en inquiétais, tu
conclurais avec raison que je n’aime que moi, que ma satisfaction
particulière, qu’à l’augmenter aux dépens même de celle que tu peux
goûter ailleurs, et c’est ce qui n’est point : je sais faire mon
bonheur indistinctement de tout ce qui peut contribuer à augmenter le tien.
Ainsi tu peux, mon cher ami, sans craindre de me désobliger, houspiller de
ton mieux la moniche de Thérèse, cela fera grand bien à cette pauvre fille.
Mais, je te le répète, prends garde à l’imprudence…
– Quelle
folie ! reprit l’abbé. Je vous jure que je ne pense point à
Thérèse. J’ai voulu simplement vous expliquer le mécanisme par lequel la
nature…
– Hé
bien ! n’en parlons plus, répliqua Madame C***. Mais, à propos de nature,
tu oublies, ce me semble, la promesse que tu m’avais faite de me définir ce
que e’est que cette bonne mère. Voyons un peu comment ta te tireras de
cette démonstration, car tu prétends que tu démontres tout.
Pratique de l’abbé T***, dont il conseille l’usage
aux hommes sensés
– Je le veux,
répondit l’abbé. Mais, ma petite mère, tu sais ce qu’il me faut
auparavant : je ne vaux rien quand je n’ai pas fait la besogne qui
affecte le plus vivement mon imagination.. Les autres idées ne sont pas
nettes et se trouvent toujours absorbées, confondues par celle-ci. Je t’ai
déjà dit que lorsqu’à Paris je m’occupais presque uniquement de la
lecture et des sciences les plus abstraites, dès que je sentais l’aiguillon
de la chair me tracasser, j’avais une petite fille ad hoc comme on a
un pot de chambre pour pisser, à qui je faisais une ou deux fois la grosse
besogne, dont il vous plaît de ne vouloir pas tâter de ma façon. Alors l’esprit
tranquille, les idées nettes, je me remettais au travail. Et je soutiens que
tout homme de lettres, tout homme de cabinet qui a un peu de tempérament doit
user de ce remède, aussi nécessaire à la santé du corps qu’à celle de l’esprit.
Je dis plus : je prétends que tout honnête homme qui connaît les
devoirs de la société devrait en faire usage, afin de s’assurer de n’être
point excité trop vivement à s’écarter de ces devoirs en débauchant la
femme ou la fille de ses amis, ou de ses voisins.
Instructions pour les femmes, les filles et les
hommes qui veulent se pousser sans danger à travers les écueils des plaisirs
« Présentement vous me demanderez peut-être,
madame, continua l’abbé, comment doivent donc faire les femmes et les
filles. Elles ont, dites-vous, leurs besoins comme les hommes, elles sont de
même pâte, cependant elles ne peuvent pas se servir des mêmes
ressources : le point d’honneur, la crainte d’un indiscret, d’un
maladroit, d’un faiseur d’enfant, ne leur permet pas d’avoir recours au
même remède que les hommes. D’ailleurs, ajouterez-vous, où en trouver de
ces hommes tous prêts comme l’était votre petite fille ad hoc ?
Eh bien madame, continua T***, que les femmes et les filles fassent comme
Thérèse et vous. Si ce jeu ne leur plaît pas assez (comme en effet il ne
plaît pas à toutes), qu’elles se servent de ces ingénieux instruments
nommés godemichés : c’est une imitation assez naturelle de la
réalité. Joignez à cela que l’on peut s’aider de l’imagination. Au
bout du compte, je le répète, les hommes et les femmes ne doivent se
procurer que les plaisirs qui ne peuvent pas troubler l’intérieur de la
société établie. Les femmes ne doivent donc jouir que de ceux qui leur
conviennent, eu égard aux devoirs que cet établissement leur impose. Vous
aurez beau vous récrier à l’injustice, ce que vous regardez comme
injustice particulière assure le bien général, que personne ne doit tenter
d’enfreindre.
– Oh ! je
vous tiens, Monsieur l’abbé, répliqua Madame C***, vous venez me dire
présentement qu’il ne faut pas qu’une femme, qu’une fille, se laissent
faire ce que vous savez par les hommes, ni qu’un honnête homme trouble l’intérêt
public en cherchant à les séduire. Tandis que vous-même, monsieur le
paillard, m’avez tourmentée cent fois pour me mettre dans ce cas, et qu’il
n’y a pas longtemps que ce serait une besogne faite sans la crainte
insurmontable que j’ai toujours eue de devenir grosse. Vous n’avez donc
pas craint, pour satisfaire votre plaisir particulier, d’agir contre l’intérêt
général que vous prônez si fort.
– Bon !
nous y voilà encore ! reprit l’abbé. Tu recommences donc toujours la
même chanson, ma petite mère ? Ne t’ai-je pas dit qu’en agissant
avec de certaines précautions on ne risque point cet inconvénient ? N’es-tu
pas convenue avec moi que les femmes n’ont que trois choses à
redouter : la peur du diable, la réputation et la grossesse ? Tu es
très apaisée, je pense, sur le premier article. Je ne crois pas que tu
craignes de ma part l’indiscrétion ni l’imprudence qui, seules, peuvent
tenir ta réputation. Enfin on ne devient mère que par l’étourderie de son
amant. Or, je t’ai déjà démontré plus d’une fois, par l’explication
du mécanisme de la fabrique des hommes, que rien n’était plus facile à
éviter. Répétons donc encore ce que nous avons dit à ce sujet. L’amant,
par la réflexion ou par la vue de sa maîtresse, se trouve dans l’état qui
est nécessaire à l’acte de la génération : le sang, les esprits, le
nerf érecteur, ont enflé et roidi son dard. Tous deux d’accord, ils se
mènent en posture, la flèche de l’amant est poussée dans le carquois de
sa maîtresse, les semences se préparent par le frottement réciproque des
parties. L’excès du plaisir les transporte, déjà l’élixir divin est
prêt à couler. Alors l’amant sage, maître de ses passions, retire l’oiseau
de son nid, et sa main, ou celle de sa maîtresse, achève par quelques
légers mouvements de provoquer l’éjaculation au-dehors. Point d’enfant
à craindre dans ce cas. L’amant étourdi et brutal pousse au contraire
jusqu’au fond du vagin, il y répand sa semence, elle pénètre dans la
matrice et, de là, dans ses trompes, où se forme la génération.
« Voilà, madame, continua Monsieur T***,
puisque vous avez voulu que je le répétasse encore, quel est le mécanisme
des plaisirs de l’amour. Me connaissant tel que je suis, pouvez-vous me
croire du nombre de ces derniers imprudents ? Non, ma chère amie, j’ai
fait cent fois l’expérience du contrée. Laisse-moi, je te conjure, la
renouveler aujourd’hui avec toi. Regardez dans quel état de triomphe est
mon drôle… Tu le tiens, oui, serre-le bien dans ta main, tu vois qu’il
demande grâce, et je…
Madame C*** procure des plaisirs désintéressés à
Monsieur l’abbé T***
– Non pas, s’il
vous plaît mon cher abbé, répliqua à l’instant Madame C***, il n’en
fera rien je vous jure. Tout ce que vous m’avez dit ne peut me tranquilliser
sur mes craintes, et je vous procurerais un plaisir que je ne pourrais pas
goûter, cela n’est pas juste. Laissez-moi donc faire, je vais mettre ce
petit effronté à la raison. Eh bien ! poursuivit-elle, es-tu content de
mes tétons et de mes cuisses ? Les as-tu assez baisés, assez
maniés ? Pourquoi trousser ainsi mes manchettes au-dessus du
coude ? Monsieur aime sans doute à voir les mouvements d’un bras
nu ? Fais-je bien ? Tu ne dis mot ! Ah ! le coquin, qu’il
a de plaisir !
Il se fit un instant de silence. Puis tout à coup j’entendis
l’abbé qui s’écria :
– Ma chère
maman, je n’en puis plus ! un peu plus vite, donne-moi donc ta petite
langue, je t’en prie ! Ah ! il… cou… le !
Juge, mon cher comte, de l’état où j’étais
pendant cette édifiante conversation. J’essayai vingt fois de me lever pour
tâcher de trouver quelque ouverture par où je pusse découvrir les objets.
Mais le bruit des feuilles me retint toujours. J’étais assise, je m’allongeai
de mon mieux et, pour éteindre le feu qui me dévorait, j’eus recours à
mon petit exercice ordinaire.
Monsieur l’abbé T*** prouve que les plaisirs, de
la petite oie sont licites à tous égards
Après quelques moments, qui furent employés sans
doute à réparer le désordre de Monsieur l’abbé :
– En vérité,
dit-il, toute réflexion faite je crois, ma bonne amie, que vous avez eu
raison de me refuser la jouissance que je vous demandais. J’ai senti un
plaisir si vif, un chatouillement si puissant, que je pense que tout eût
coulé à travers choux si vous m’eussiez laissé faire. Il faut avouer que
nous sommes des animaux bien faibles et bien peu maîtres de diriger nos
volontés.
– Je sais tout
cela, mon pauvre abbé, reprit Madame C***, tu ne m’apprends rien de
nouveau. Mais dis-moi, est-il bien vrai que, dans le genre des plaisirs que
nous goûtons, nous ne péchions pas contre l’intérêt de la
société ? Et cet amant sage, dont tu approuves la prudence, qui retire
l’oiseau de son nid et qui répand le baume de vie au-dehors, ne fait-il pas
également un crime ? Car il faut convenir que les uns et les autres nous
supprimons à la société un citoyen qui pourrait lui devenir utile.
– Ce
raisonnement, répliqua l’abbé, paraît d’abord spécieux, mais vous
allez voir, ma belle dame, qu’il n’a cependant que l’écorce. Nous n’avons
aucune loi humaine ni divine qui nous invite, et encore moins qui nous
contraigne, de travailler à la multiplication du genre humain. Toutes ces
lois permettent le célibat aux garçons et aux filles, à une foule de moines
fainéants et religieuses inutiles, elles permettent à l’homme marié d’habiter
avec sa femme grosse, quoique les semences alors répandues le soient sans
espérance de fruit. L’état de virginité est même réputé préférable
à celui du mariage. Or, ces faits posés, n’est-il pas certain que l’homme
qui triche et ceux qui, comme nous, jouissent des plaisirs de la petite oie ne
font rien de plus que ces moines, que ces religieuses, que tout ce qui vit
dans le célibat ? Ceux-ci conservent dans leurs reins en pure perte une
semence que les premiers répandent en pure perte. Ne sont-ils donc pas les
uns et les autres précisément dans un cas égal, eu égard à la
société ? Ils ne lui donnent tous aucun citoyen. Mais la saine raison
ne nous dicte-t-elle pas qu’il vaut mieux encore que nous jouissions d’un
plaisir qui ne fait tort à personne, en répandant inutilement cette semence,
que de la conserver dans nos vaisseaux spermatiques, non seulement avec la
même inutilité, mais encore toujours aux dépens de notre santé et souvent
de notre vie. Ainsi vous voyez, madame la raisonneuse, ajouta l’abbé, que
nos plaisirs ne font pas plus de tort à la société que le célibat
approuvé des moines, des religieuses, etc., et que nous pouvons aller notre
petit train.
Sans doute qu’ensuite de ces réflexions l’abbé
se mit en devoir de rendre service à Madame C***, car j’entendis un instant
après que celle-ci lui disait :
– Ah !
finis, vilain abbé ! retire ton doigt, je ne suis pas en train aujourd’hui,
je me ressens encore de nos folies d’hier, remettons celle-ci à demain. D’ailleurs
tu sais que j’aime à être à mon aise, bien étendue sur mon lit : ce
banc n’est point commode. Finis, encore un coup, je ne veux de toi
présentement que la définition que tu m’as promise sur Dame Nature. Vous
voilà tranquille, monsieur le philosophe, parlez, je vous écoute.
Définition de ce qu’on doit entendre par le mot de
nature
– Sur Dame
Nature ? reprit l’abbé. Ma foi, vous en saurez bientôt autant que
moi. C’est un être imaginaire, c’est un mot vide de sens. Les premiers
chefs des religions, les premiers politiques, embarrassés sur l’idée qu’ils
devaient donner au public du bien et du mal moral, ont imaginé un être entre
Dieu et nous, qu’ils ont rendu l’auteur de nos passions, de nos maladies,
de nos crimes. Comment en effet, sans ce secours, eussent-ils concilié leur
système avec la bonté infinie de Dieu ? D’où eussent-ils dit que
nous venaient ces envies de voler, de calomnier, d’assassiner ?
Pourquoi tant de maladies, d’infirmités ? Qu’avait fait à Dieu ce
malheureux cul-de-jatte, né pour ramper sur la terre pendant toute sa
vie ? Un théologien nous dit à cela : ce sont les effets de la
nature. Mais qu’est-ce que c’est que cette nature ? Est-ce un
autre dieu que nous ne connaissons pas ? Agit-elle par elle-même et
indépendamment de la volonté de Dieu ? Non, dit encore sèchement le
théologien. Comme Dieu ne peut pas être l’auteur du mal, le mal ne peut
exister que par le moyen de la nature. Quelle absurdité ! Est-ce du
bâton qui me frappe que je dois me plaindre ? N’est-ce pas de celui
qui a dirigé le coup ? N’est-ce pas lui qui est l’auteur du mal que
je ressens ? Pourquoi ne pas convenir une bonne fois pour toutes que la
nature est un être de raison, un mot vide de sens, que tout est de Dieu, que
le mal physique qui nuit aux uns sert au bonheur des autres, que tout est bien
qu’il n’y a rien de mal dans le monde eu égard à la Divinité, que tout
ce qui s’appelle bien ou mal moral n’est que relatif à l’intérêt
des sociétés établies pari les hommes, mais relatif à Dieu par la volonté
duquel nous agissons nécessairement d’après les premières lois, d’après
les premiers principes du mouvement qu’il a établi dans tout ce qui
existe ? Un homme vole : il fait du bien par rapport à lui, du mal
par son infraction à l’établissement de la société, mais rien par
rapport à Dieu.
Pourquoi les méchants doivent être punis
« Cependant, je conviens que cet homme doit
être puni quoiqu’il ait agi nécessairement, quoique je sois convaincu qu’il
n’a pas été libre de Commettre ou de ne pas commettre son crime. Mais il
doit l’être parce que la punition d’un homme qui trouble l’ordre
établi fait mécaniquement, par la voie des sens, des impressions sur l’âme
qui empêchent les méchants de risquer ce qui pourrait leur faire mériter la
même punition, et que la peine que subit ce malheureux pour son infraction
doit contribuer au bonheur général, qui est préférable dans tous les cas
au bien particulier. J’ajoute encore que l’on ne peut même trop noter d’infamie
les parents, les amis et tous ceux qui ont eu des habitudes avec un criminel,
pour engager, par ce trait de politique, tous les humains à s’inspirer
mutuellement entre eux de l’horreur pour les actions et pour les crimes qui
peuvent troubler la tranquillité publique. Tranquillité que notre
disposition naturelle, que nos besoins, que notre bien-être particulier nous
portent sans cesse à enfreindre. Disposition enfin, qui ne peut être
absorbée dans l’homme que par l’éducation, qu’au moyen des impressions
qu’il reçoit dans l’âme, par la voie des autres hommes qu’il
fréquente ou qu’il voit habituellement, soit par le bon exemple, soit par
les discours, en un mot par les sensations externes qui, jointes aux
dispositions intérieures, dirigent toutes les actions de notre vie. Il faut
donc aiguillonner, il faut nécessiter les hommes à s’exciter entre eux à
Ces sensations utiles au bonheur général.
« Je crois, madame, ajouta l’abbé, que vous
sentez présentement ce que l’on doit entendre par le mot de nature. Je me
propose de vous entretenir demain matin de l’idée qu’on doit avoir des
religions. C’est une matière importante à notre bonheur, mais il est trop
tard pour l’entamer aujourd’hui. Je sens que j’ai besoin d’aller
prendre mon chocolat.
– Je le veux,
dit Madame C*** en se levant. Monsieur le philosophe a sans doute besoin d’une
réparation physique pour les pertes libidineuses que je lui ai fait faire.
Cela est bien juste, continua-t-elle, vous avez fait et vous avez dit des
choses admirables, rien de mieux que vos observations sur la nature. Mais
trouvez bon que je doute fort que vous puissiez me faire voir aussi clair sur
le chapitre des religions, que vous avez touché diverses fois avec beaucoup
moins de succès. Comment en effet donner des démonstrations dans une
matière aussi abstraite, et où tout est article de foi ?
– C’est ce
que nous verrons demain, répondit l’abbé.
– Oh ! ne
comptez pas en être quitte demain par des raisonnements, répliqua Madame
C***. Nous rentrerons, s’il vous plaît, de bonne heure dans ma chambre où
j’aurai besoin de vous et de mon lit de repos.
Quelques instants après, ils prirent l’un et l’autre
le chemin de la maison. Je les y suivis par une allée couverte. Je ne restai
qu’un moment dans ma chambre pour y changer de robe, et je me rendis de
suite dans l’appartement de Madame C*** où je craignais que l’abbé n’entamât
encore l’article des religions, que je voulais absolument entendre. Celui de
la nature m’avait frappée : je voyais clairement que Dieu et la nature
n’étaient qu’une même chose, ou du moins que la nature n’agissait par
la volonté immédiate de Dieu. De là je tirai mes petites conséquences, et
je commençai peut-être à penser pour la première fois de ma vie.
L’abbé T*** procure à son tour à Madame C*** des
plaisirs intéressés
Je tremblais en entrant dans l’appartement de
Madame C***. Il me sembla qu’elle devait s’apercevoir de l’espèce de
perfidie que je venais de lui faire et de diverses réflexions dont j’étais
agitée. L’abbé T*** me regardait attentivement. Je me crus perdue. Mais
bientôt je l’entendis qui disait à demi bas à Madame C*** :
– Voyez si
Thérèse n’est pas jolie ? Elle a des couleurs charmantes, ses yeux
sont perçants et sa physionomie devient tous les jours plus spirituelle.
Je ne sais ce que Madame C*** lui répondit. Ils
souriaient l’un et l’autre. Je fis semblant de n’avoir rien entendu, et
j’eus grand soin de ne pas les quitter de toute la journée.
En rentrant le soir dans ma chambre, je formai mon
plan pour le lendemain matin. La crainte où j’étais de ne pas m’éveiller
d’assez bonne heure fut cause que je ne dormis point. Vers les cinq heures
du matin, je vis Madame C*** gagner le bosquet où Monsieur T*** l’attendait
déjà. Suivant ce que j’avais ouï la veille, elle devait bientôt rentrer
dans sa chambre à coucher où était le lit de repos dont elle avait parlé.
Je n’hésitai pas de m’y couler et de me cacher dans la ruelle de son lit,
où je m’assis sur le plancher, le dos appuyé contre le mur à côté du
chevet. J’avais le rideau du lit devant moi, que je pouvais entrouvrir au
besoin pour avoir en entier le spectacle du petit lit qui était dans le coin
opposé de la chambre, où l’on ne pouvait pas dire un mot sans que je l’entendisse.
Ainsi postée, l’impatience commençait à me faire
appréhender d’avoir manqué mon coup, lorsque mes deux acteurs rentrèrent.
– Baise-moi
comme il faut, mon cher ami, disait Madame C*** en se laissant tomber sur son
lit de repos. La lecture de ton vilain Portier des Chartreux m’a mise
toute en feu : ses portraits sont frappés, ils ont un air de vérité
qui charme. S’il était moins ordurier, ce serait un livre inimitable dans
son genre. Mets-le-moi aujourd’hui, et je consens d’en risquer l’événement.
– Non, pas
moi, reprit l’abbé, pour deux bonnes raisons : la première, c’est
que je vous aime et que je suis trop honnête homme pour risquer votre
réputation et vos justes reproches par cette imprudence, la seconde c’est
que monsieur le docteur n’est pas aujourd’hui, comme vous voyez, dans son
brillant, je ne suis pas gascon, et…
– Je le vois
à merveille, reprit Madame C***, cette dernière raison est si énergique que
vous eussiez pu en vérité vous dispenser de vous faire un mérite de la
première. Çà, mets-toi donc du moins à côté de moi, ajouta-t-elle en s’étendant
lascivement sur le lit, et chantons, comme tu dis, le petit office.
– Ah ! de
tout mon cœur, ma chère maman, reprit l’abbé qui était alors debout,
découvrant méthodiquement la gorge de Madame. Ensuite, il troussa sa robe et
sa chemise jusqu’au-dessus du nombril, puis il lui ouvrit les cuisses en
élevant tant soit peu ses genoux de manière que ses talons, qui se
rapprochaient quelque peu de ses fesses, étaient presque joints l’un à l’autre,
appuyés sur les pieds du lit.
Dans cette attitude, en partie cachée pour moi par l’abbé
qui baisait alternativement toutes les beautés du corps de sa chère
maîtresse, Madame C*** paraissait immobile, recueillie, méditant sur la
nature des plaisirs dont elle sentait déjà les prémices. Ses yeux étaient
à moitié fermés, la pointe de sa tangue se montrait sur le bord de ses
lèvres vermeilles, et tous les muscles de son visage étaient dans une
agitation voluptueuse.
– Finis donc
tes baisers, dit-elle à l’abbé T***. Ne vois-tu pas que j’attends ?
Je n’en puis plus…
Le complaisant directeur ne se fit pas répéter deux
fois ce qu’on exigeait de lui. Il se glissa par le pied du lit entre Madame
C*** et la muraille, sa main gauche fut passée sous la tête de la tendre
C*** qu’il pressait, la baisant bouche à bouche avec les petits mouvements
de langue les plus voluptueux. Son autre main fut occupée à l’action
principale : elle caressait artistement, frottant cette partie qui
distingue notre sexe, et que Madame C*** a très abondamment garnie d’un
poil frisé et du plus beau noir. Le doigt de l’abbé jouait ici le rôle le
plus intéressant.
Jamais tableau ne fut placé dans un jour plus
avantageux, eu égard à ma position. Le lit de repos était disposé de
façon que j’avais pour point de vue la toison de Madame C***. Au-dessous se
montraient en partie ses deux fesses, agitées d’un mouvement léger de bas
en haut, qui annonçaient la fermentation intérieure. Et ses cuisses, les
plus belles, les plus rondes, les plus blanches qui se puissent imaginer,
faisaient avec ses genoux un autre petit mouvement de droite et de gauche qui
contribuait sans doute aussi à la joie de la partie principale que l’on
fêtait et dont le doigt de l’abbé, perdu dans la toison, suivait tous les
mouvements.
Thérèse franchit la barrière et perd sa
virginité, en oubliant les défenses de son directeur
J’entreprendrais inutilement, mon cher comte, de
vous dire ce que je pensais alors : je ne sentais rien pour trop sentir.
Je devins machinalement le singe de ce que je voyais, ma main faisait l’office
de celle de l’abbé, j’imitais tous les mouvements de mon amie.
– Ah ! je
me meurs ! s’écria-t-elle tout à coup. Enfonce-le, mon cher abbé,
oui… bien avant, je t’en conjure. Pousse fort, pousse, mon petit.
Ah ! quel plaisir ! je fonds… je… me… pâ… me !
Toujours parfaite imitatrice de ce que je voyais,
sans réfléchir à la défense de mon directeur, j’enfonçai mon doigt à
mon tour. Une légère douleur que je ressentis ne m’arrêta pas, je poussai
de toute ma force et je parvins au comble de la volupté.
La tranquillité avait succédé aux emportements
amoureux, et je m’étais comme assoupie malgré ma situation gênante,
lorsque j’entendis Madame C*** s’approcher du lieu où j’étais cachée.
Je me crus découverte, mais j’en fus quitte pour la peur. Elle tira le
cordon de sa sonnette, et demanda du chocolat que l’on prit en faisant l’apologie
des plaisirs qu’on venait de goûter.
Examen des religions par les lumières naturelles
– Pourquoi
donc ne sont-ils pas entièrement innocents ? dit Madame C***. Car vous
avez beau dire qu’ils ne blessent point l’intérêt de la société, que
nous y sommes portés par un besoin aussi naturel à certains tempéraments,
aussi nécessaire à soulager, que le sont les besoins de la faim et de la
soif… Vous m’avez très bien démontré que nous n’agissons que par la
volonté de Dieu, que la nature n’est qu’un mot vide de sens et n’est
que l’effet dont Dieu est la cause. Mais la religion qu’en
direz-vous ? Elle nous défend les plaisirs de concupiscence hors de l’état
du mariage. Est-ce encore là un mot vide de sens ?
– Quoi,
madame, répondit l’abbé, vous ne vous souvenez donc pas que nous ne sommes
point libres, que toutes nos actions sont déterminées nécessairement ?
Et si nous ne sommes pas libres, comment pouvons-nous pécher ? Mais
entrons sérieusement, puisque vous le voulez, en matière sur le chapitre des
religions. Votre discrétion, votre prudence me sont connues, et je crains d’autant
moins de m’expliquer que je proteste devant Dieu de la bonne foi avec
laquelle j’ai cherché à démêler la vérité de l’illusion. Voici le
résumé de mes travaux et de mes réflexions sur cette importante matière.
« Dieu est bon, dis-je. Sa bonté m’assure
que, si je cherche avec ardeur à connaître s’il est un culte véritable qu’il
exige de moi, il ne me trompera pas, je parviendrai à connaître évidemment
ce culte, autrement Dieu serait injuste. Il m’a donné la raison pour m’en
servir, pour me guider. A quoi puis-je mieux l’employer ?
« Si un chrétien de bonne foi ne veut pas
examiner sa religion pourquoi voudra-t-il (ainsi qu’il l’exige) qu’un
mahométan de bonne foi examine la sienne ? Ils croient l’un et l’autre
que leur religion leur a été révélée de la part de Dieu, l’un par
Jésus-Christ, l’autre par Mahomet.
« La foi ne nous vient que parce que des hommes
nous ont dit que Dieu a révélé de certaines vérité. Mais d’autres
hommes en ont dit de même aux sectaires des autres religions. Lesquels
croire ? Pour le savoir, il faut donc examiner, car tout ce qui vient des
hommes doit être soumis à notre raison.
« Tous les auteurs des diverses religions
répandues sur la terre se sont vantés que Dieu les leur avait révélées.
Lesquels croire ? Examinons quelle est la véritable. Mais comme tout est
préjugé de l’enfance et de l’éducation, pour juger sainement, il faut
commencer par faire un sacrifice à Dieu de tout préjugé, et examiner
ensuite avec le flambeau de la raison une chose de laquelle dépend notre
bonheur ou notre malheur pendant notre vie et pendant l’éternité.
« J’observe d’abord qu’il y a quatre
parties dans le monde, que la vingtième partie, au plus, d’une de ces
autres parties est catholique, que tous les habitants des autres parties
disent que nous adorons un homme, du pain, que nous multiplions la Divinité,
que presque tous les Pères se sont contredits dans leurs écrits, ce qui
prouve qu’ils n’étaient pas inspirés de Dieu.
« Tous les changements de religion, depuis
Adam, faits par Moïse, par Salomon, par Jésus-Christ, et ensuite par les
Pères, démontrent que toutes ces religions ne sont que l’ouvrage des
hommes. Dieu ne varie jamais ! Il est immuable.
« Dieu est partout. Cependant l’Écriture
sainte dit que Dieu chercha Adam dans le paradis terrestre : Adam, ubi
es ? que Dieu s’y promena, qu’il s’entretint avec le diable au
sujet de Job.
« La raison me dit que Dieu n’est sujet à
aucune passion. Cependant dans la Genèse, au chapitre VI, on fait dire à
Dieu qu’il se repent d’avoir créé l’homme, que sa colère n’a pas
été inefficace. Dieu paraît si faible, dans la religion chrétienne, qu’il
ne peut pas réduire l’homme au point où il le voudrait : il le punit
par l’eau, ensuite par le feu, l’homme est toujours le même ; il
envoie des prophètes, les hommes sont encore les mêmes ; il n’a qu’un
fils unique, il l’envoie, cependant les hommes ne changent en rien. Que de
ridicules la religion chrétienne donne à Dieu !
« Chacun convient que Dieu sait ce qui doit
arriver pendant l’éternité. Mais Dieu, dit-on, ne connaît ce qui doit
résulter de nos actions qu’après avoir prévu que nous abuserions de ses
grâces et que nous commettrions ces mêmes actions. Il résulte néanmoins de
cette connaissance que Dieu, en nous faisant naître, savait déjà que nous
serions infailliblement damnés et éternellement malheureux.
« On voit dans l’Écriture sainte que Dieu a
envoyé des prophètes pour avertir
les hommes et les engager à changer de conduite. Or Dieu, qui sait tout, n’ignorait
pas que les hommes ne changeraient point de conduite. Donc l’Écriture
sainte suppose que Dieu est un trompeur. Ces idées peuvent-elles s’accorder
avec la certitude que nous avons de la bonté infinie de Dieu ?
« On suppose à Dieu, qui est tout-puissant, un
rival dangereux dans le diable, qui lui enlève sans cesse malgré lui les
trois quarts du petit nombre des hommes qu’il a choisis, pour lesquels son
Fils s’est sacrifié, sans s’embarrasser du reste du genre humain. Quelles
pitoyables absurdités !
« Suivant la religion chrétienne, nous ne
péchons que par la tentation. C’est le diable, dit-on, qui nous tente. Dieu
n’avait qu’à anéantir le diable, nous serions tous sauvés : il y a
bien de l’injustice ou de l’impuissance de sa part !
« Une assez grande partie des ministres de la
religion catholique prétend que Dieu nous donne des commandements, mais
soutient qu’on ne saurait les accomplir sans la grâce, que Dieu donne à
qui lui plaît, et que cependant Dieu punit ceux qui ne les observent
pas ! Quelle contradiction ! Quelle impiété monstrueuse !
« Y a-t-il rien de si misérable que de dire
que Dieu est vindicatif, jaloux, colère, de voir que les catholiques
adressent leurs prières aux saints, comme si ces saints étaient partout
ainsi que Dieu, comme si ces saints pouvaient lire dans les cœurs des hommes
et les entendre ?
« Quelle ridiculité de dire que nous devons
tout faire pour la plus grande gloire de Dieu ! Est-ce que la gloire de
Dieu peut être augmentée par l’imagination, par les actions des
hommes ? Peuvent-ils augmenter quelque chose en lui ? Ne se
suffit-il pas à lui-même ?
« Comment des hommes ont-ils pu s’imaginer
que la Divinité se trouvait plus honorée, plus satisfaite, de leur voir
manger un hareng qu’une mauviette [alouette grasse], une soupe à l’oignon
qu’une soupe au lard, une sole qu’une perdrix, et que cette même
divinité les damnerait éternellement si dans certains jours ils donnaient la
préférence à la soupe au lard ?
« Faibles mortels ! Vous croyez pouvoir
offenser Dieu ! Pourriez-vous seulement offenser un roi, un prince, qui
seraient raisonnables ? Ils mépriseraient votre faiblesse et votre
impuissance. On vous annonce un Dieu vengeur, et on vous dit que la vengeance
est un crime. Quelle contradiction ! On vous assure que pardonner une
offense est une vertu et on ose vous dire que Dieu se venge d’une offense
involontaire par une éternité de supplices !
« S’il y a un Dieu, dit-on, il y a un culte.
Cependant, avant la création du monde, il faut convenir qu’il y avait un
Dieu et point de culte. D’ailleurs, depuis la création, il y a des bêtes
qui ne rendent aucun culte à Dieu. S’il n’y avait point d’hommes, il y
aurait toujours un Dieu, des créatures et point de culte. La manie des hommes
est de juger des actions de Dieu par celles qui leur sont propres.
« La religion chrétienne donne une fausse
idée de Dieu car la justice humaine, selon elle, est une émanation de la
justice divine. Or nous ne pourrions, suivant la justice humaine, que blâmer
les actions de Dieu envers son Fils, envers Adam, envers les peuples à qui on
n’a jamais prêché, envers les enfants qui meurent avant le baptême.
« Suivant la religion chrétienne, i !
faut tendre à la plus grande perfection. L’état de virginité, suivant
elle, est plus parfait que celui du mariage. Or il est évident que la
perfection de la religion chrétienne tend à la destruction du genre humain.
Si les efforts, les discours des prêtres réussissaient, dans soixante ou
quatre-vingts ans le genre humain serait détruit. Cette religion peut-elle
être de Dieu ?
« Est-il rien de si absurde que de faire prier
Dieu pour soi par des prêtres, par des moines, par d’autres
personnes ? On juge de Dieu comme on juge des rois.
« Quel excès de folie de croire que Dieu nous
a fait naître pour que nous ne fassions que ce qui est contre nature, que ce
qui peut nous rendre malheureux dans ce monde, en exigeant que nous nous
refusions tout ce qui satisfait les sens, les appétits qu’il nous a
donnés ! Que pourrait faire de plus un tyran acharné à nous
persécuter depuis l’instant de la naissance jusqu’à celui de notre
mort ?
« Pour être parfait chrétien, il faut être
ignorant, croire aveuglément, renoncer à tous les plaisirs, aux honneurs,
aux richesses, abandonner ses parents, ses amis, garder sa virginité, en un
mot faire tout ce qui est contraire à la nature. Cependant, cette nature n’opère
sûrement que par la volonté de Dieu. Quelle contrariété la religion
suppose dans un être infiniment juste et bon !
« Puisque Dieu est le créateur et le maître
de toutes choses, nous devons les employer toutes à l’usage pour lequel il
les a faites, et nous en servir suivant la fin qu’il s’est proposée en
les créant. Autant que par raison, par les sentiments intérieurs qu’il
nous a donnés, nous pouvons connaître son dessein et son but, et les
concilier avec l’intérêt de la société établie parmi les hommes dans le
pays que nous habitons.
« L’homme n’est pas fait pour être
oisif : il faut qu’il s’occupe à quelque chose qui ait pour but son
avantage particulier concilié avec le bien général. Dieu n’a pas voulu
seulement le bonheur de quelques particuliers, il veut le bonheur de tous.
Nous devons donc nous rendre mutuellement tous les services possibles, pourvu
que ces services ne détruisent pas quelques branches de la société
établie : c’est ce dernier point qui doit diriger nos actions. En le
conservant, dans ce que nous faisons, dans notre état, nous remplissons tous
nos devoirs. Le reste n’est que chimère, illusion, préjugés.
Origine des religions
« Toutes les religions, sans en excepter
aucune, sont l’ouvrage des hommes. Il n’y en a point qui n’ait eu ses
martyrs, ses prétendus miracles. Que prouvent de plus les nôtres de plus que
ceux des autres religions ?
« Les religions ont d’abord été établies
par la crainte : le tonnerre, les orages, les vents, la grêle,
détruisaient les fruits, les grains qui nourrissaient les premiers hommes
répandus sur la surface de la terre. Leur impuissance à parer ces
évènements les obligea à avoir recours aux prières envers ce qu’ils
reconnaissaient être plus puissant qu’eux, et qu’ils croyaient disposé
à les tourmenter. Par la suite, des hommes ambitieux, de vastes
génies ; de grands politiques, nés dans différents siècles, dans
diverses régions, ont tiré parti de la crédulité des peuples, ont annoncé
des dieux souvent bizarres, fantasques, tyrans, ont établi des cultes, ont
entrepris de forer des sociétés dont ils puissent devenir les chefs, les
législateurs. Ils ont reconnu que, pour maintenir ces sociétés, il était
nécessaire que chacun de leurs membres sacrifiât souvent ses passions, ses
plaisirs particuliers au bonheur des autres. De là la nécessité de faire
envisager un équivalent de récompenses à espérer et de peines à craindre
qui déterminassent à faire ces sacrifices. Ces politiques imaginèrent donc
les religions. Toutes promettent des récompenses et annoncent des peines qui
engagent une grande partie des hommes à résister au penchant naturel qu’ils
ont de s’approprier le bien, la femme, la fille d’autrui, de se venger, de
médire, de noircir la réputation de son prochain afin de rendre la sienne
plus saillante.
Origine de l’honneur
« L’honneur fut associé par la suite aux
religions. Cet être, aussi chimérique qu’elles, aussi utile au bonheur des
sociétés et à celui de chaque particulier, fut imaginé pour contenir dans
les mêmes bornes, et par les mêmes principes, un certain nombre d’autres
hommes.
La vie de l’homme est comparée à un coup de dés
« Il y a un Dieu, créateur et moteur de tout
ce qui existe, n’en doutons point. Nous faisons partie de ce tout et nous n’agissons
qu’en conséquence des premiers principes du mouvement que Dieu lui a
donné. Tout est combiné et nécessaire, rien n’est produit par le hasard.
Trois dés, poussés par un joueur, doivent infailliblement donner tel ou tel
point, eu égard à l’arrangement des dés dans son cornet, à la force et
au mouvement donné. Le coup de dés est le tableau de toutes les actions de
notre vie. Un dé en pousse un autre auquel il imprime un mouvement
nécessaire, et, de mouvement en mouvement, il résulte physiquement un tel
point. De même l’homme, par son premier mouvement, par sa première action,
est déterminé invinciblement à une seconde, à une troisième, etc. Car
dire que l’homme veut une chose parce qu’il la veut, c’est ne rien dire,
c’est supposer que le néant produit un effet. Il est évident que c’est
un motif, une raison qui le détermine à vouloir cette chose, et de raisons
en raisons, qui sont déterminées les unes par les autres, la volonté de l’homme
est invinciblement nécessitée de faire telles et telles actions pendant tout
le cours de sa vie, dont la fin est celle du coup de dés.
« Aimons Dieu, non pas qu’il l’exige de
nous, mais parce qu’il est souverainement bon, et ne craignons que les
hommes et leurs lois. Respectons ces lois parce qu’elles sont nécessaires
au bien public, dont chacun de nous fait partie.
« Voilà, madame, ajouta l’abbé T***, ce que
mon amitié pour vous m’a arraché sur le chapitre des religions. C’est le
fruit de vingt années de travail, de veilles et de méditations, pendant
lesquelles j’ai cherché de bonne foi à distinguer la vérité du mensonge.
« Concluons donc, ma chère amie, que les
plaisirs que nous goûtons, vous et moi, sont purs, sont innocents, puisqu’ils
ne blessent ni Dieu, ni les hommes, par le secret et la décence que nous
mettons dans notre conduite. Sans ces deux conditions, je conviens que nous
causerions du scandale et que nous serions criminels envers la
société : notre exemple pourrait séduire de jeunes cœurs destinés,
par leurs familles, par leur naissance, à des emplois utiles au bien public
dont ils négligeraient peut-être de se charger pour ne suivre que le torrent
des plaisirs.
Madame C*** entreprend de persuader à l’abbé T***
que, pour le bonheur de la société, il doit communiquer ses lumières au
public
– Mais,
répliqua Madame C***, si nos plaisirs sont innocents, comme je le conçois
présentement, pourquoi au contraire ne pas instruire tout le monde de la
manière d’en goûter du même genre ? Pourquoi ne pas communiquer le
fruit que vous avez tiré de vos méditations métaphysiques à nos amis, à
nos concitoyens, puisque rien ne pourrait contribuer davantage à leur
tranquillité et à leur bonheur ? Ne m’avez-vous pas dit cent fois qu’il
n’y a pas de plus grand plaisir quel celui de faire des heureux ?
Raison qu’apporte l’abbé T*** pour s’en
dispenser
– Je vous ai
dit vrai, madame, reprit l’abbé. Mais gardons-nous bien de révéler aux
sots des vérités qu’ils ne sentiraient pas, ou desquelles ils abuseraient.
Elles ne doivent être connues que des gens qui savent penser, et dont les
passions sont tellement en équilibre entre elles qu’ils ne sont subjugués
par aucune. Cette espèce d’hommes et de femmes est très rare : de
cent mille personnes, il n’y en a pas vingt qui s’accoutument à penser,
et de ces vingt à peine en trouverez-vous quatre qui pensent en effet par
elles-mêmes, ou qui ne soient pas emportées par quelques passion dominante.
De là il faut être extrêmement circonspect sur le genre de vérités que
nous avons examiné aujourd’hui. Comme peu de personnes aperçoivent la
nécessité qu’il y a de s’occuper du bonheur de ses voisins pour s’assurer
de celui que l’on cherche soi-même, on doit donner à peu de personnes des
preuves claires de l’insuffisance des religions, qui ne laissent pas de
faire agir et de retenir un grand nombre d’hommes dans leurs devoirs et dans
l’observation des règles qui, dans le fond, ne sont utiles qu’au bien de
la société sous le voile de la religion, par la crainte des peines et l’espérance
des récompenses éternelles qu’elle leur annonce. Ce sont cette crainte et
cette espérance qui guident les faibles : le nombre en est grand. Ce
sont l’honneur, l’intérêt public, les lois humaines qui guident les gens
qui pensent : le nombre en est en vérité bien petit.
Dès que Monsieur l’abbé T*** eut cessé de
parler, Madame C*** le remercia dans des termes qui marquaient toute sa
satisfaction :
– Tu es
adorable, mon cher ami, lui dit-elle en lui sautant au col. Que je me trouve
heureuse de connaître, d’aimer un homme qui pense aussi sainement que
toi ! Sois assuré que je n’abuserai jamais de ta confiance et que je
suivrai exactement la solidité de tes principes.
Après quelques baisers qui furent encore donnés de
part et d’autre, et qui m’ennuyèrent beaucoup à cause de la situation
gênante où j’étais, mon pieux directeur et sa docile prosélyte
descendirent dans la salle où l’on avait coutume de s’assembler. Je
gagnai promptement ma chambre, où je m’enfermai. Un instant après, on vint
m’appeler de la part de Madame C***. Je lui fis dire que je n’avais pas
dormi toute la nuit et que je la priais de me laisser reposer encore quelques
heures. J’employai ce temps à mettre par écrit tout ce que je venais d’entendre.
Thérèse part pour Paris avec sa mère, qui y meurt
de chagrin
Nos jours s’écoulaient dans tette campagne en
témoignages réciproques d’amitié, lorsque ma mère vint subitement un
matin m’annoncer que notre voyage de Paris était fixé pour le lendemain.
Nous dînâmes encore, ma mère et moi, chez l’aimable Madame C***, que je
quittai en versant un torrent de larmes. Cette femme adorable, peut-être
unique dans son espèce, m’accabla de caresses et me donna les conseils les
plus sages, sans y mêler des petitesses accablantes et inutiles. L’abbé
T*** était allé dans une ville voisine où il devait passer huit jours. Je
ne le vis point. Nous retournâmes coucher à Volnot. Tout était préparé
pour notre voyage. Nous nous mîmes le lendemain dans une chaise qui nous
voitura jusqu’à Lyon, d’où la diligence nous conduisit à Paris.
J’ai dit que ma mère s’était déterminée à
faire ce voyage parce qu’il lui était dû une somme considérable par un
marchand de sa connaissance, et que du paiement de cette somme dépendait
toute notre fortune. D’autre part, ma mère était endettée, son commerce
languissait. Avant de partir de Volnot, elle avait laissé toutes ses affaires
entre les mains d’un avocat, son parent, qui acheva de les perdre. Ma mère
apprit que tout était saisi chez elle le même jour que, pour comble d’infortune,
on vint lui annoncer que son débiteur de Paris, obéré et pressé trop
vivement par une multitude de créanciers, venait de faire une banqueroute
frauduleuse et complète. On ne résiste pas à tant de chagrins à la
fois : ma mère y succomba, une fièvre maligne l’emporta en huit
jours.
Me voilà donc au milieu de Paris, livrée à
moi-même, sans parents, sans amis, jolie, à ce qu’on me disait, instruite
à bien des égards mais sans connaissance des usages du monde.
Ma mère, avant de mourir, m’avait remis une bourse
dans laquelle je trouvai quatre cents louis d’or. Étant d’ailleurs assez
bien en linge et en habits, je me croyais riche. Mon premier mouvement fut
cependant de me jeter dans un monastère et de me faire religieuse. Mais les
réflexions que je fis sur ce que j’avais souffert autrefois dans un pareil
gîte, jointes aux conseils d’une dame, ma voisine, avec qui j’avais
ébauché un commencement de connaissance, me détournèrent de ce fatal
dessein.
Thérèse se lie d’amitié avec Madame Bois-Laurier,
ancienne courtisane retirée du service
Cette dame, qui se nommait Bois-Laurier, avait un
appartement à côté de celui que j’occupais dans un hôtel garni. Elle eut
la complaisance de ne me presque point quitter pendant le premier mois qui
suivit la mort de ma mère, et je lui dois une reconnaissance éternelle des
soins qu’elle se donna pour soulager l’affliction dont j’étais
accablée. Madame Bois-Laurier était, comme vous l’avez vu, une de ces
femmes que la nécessité avait contrainte pendant sa jeunesse de servir au
soulagement de l’incontinence du public libertin et qui, à l’exemple de
tant d’autres, jouait alors incognito le rôle d’honnête femme, à
l’aide d’une rente viagère qu’elle s’était assurée de l’épargne
de ses premiers travaux.
Cependant, l’affliction qui me dévorait fit place
aux réflexions. L’avenir me fit peur. Je m’en ouvris à mon amie, je lui
confiai l’état de mes finances et ce que j’envisageais d’affreux dans
ma situation. Elle avait un esprit solide et affermi par l’expérience.
– Que vous
êtes peu sage, me dit-elle un matin, de vous inquiéter aussi vivement d’un
avenir qui n’est pas plus certain pour les plus riches que pour les plus
pauvres, et qui doit vous paraître moins critique qu’à un autre !
Est-ce qu’avec du mérite, une taille, une mine comme celle que vous portez
là, une fille est jamais embarrassée, pour peu qu’elle y joigne de
prudence et de conduite ? Non, mademoiselle, ne vous inquiétez
point : je vous trouverai ce qu’il vous faut, peut-être même un bon
mari, car il me paraît que votre manie est de vouloir tâter du sacrement.
Hélas, ma pauvre enfant ! Vous ne connaissez guère la juste valeur de
ce que vous désirez là. Enfin, laissez-moi faire : une femme de
quarante ans, qui a l’expérience d’une de cinquante, sait ce qui convient
à une fille comme vous. Je vous servirai de mère, ajouta-t-elle, et de
chaperon pour paraître dans le monde. Dès aujourd’hui, je vous
présenterai à mon oncle B*** qui doit venir me voir. C’est un riche
financier, un honnête homme, qui vous trouvera bientôt un bon parti.
Je sautai au cou de la Bois-Laurier que je remerciai
de tout mon cœur, et j’avoue de bonne foi que le ton d’assurance avec
lequel elle me parlait me persuada que ma fortune était certaine.
Qu’une fille sans expérience, avec beaucoup d’amour-propre,
est sotte ! Les leçons de l’abbé T*** m’avaient bien dessillé les
yeux sur le rôle que nous devons jouer ici-bas eu égard à Dieu et aux lois
des hommes, mais je n’avais aucune espèce de connaissance de l’usage du
monde. Tout ce que je voyais, ce qu’on me disait, me paraissait rempli de la
probité que j’avais trouvée dans Madame C*** et dans l’abbé T***, et je
croyais le seul Dirrag un méchant homme. Pauvre innocente ! Que je me
trompais grossièrement !
Le financier B*** arriva chez Madame Bois-Laurier
vers les cinq heures du soir. On employa sans doute les premiers quarts d’heure
de cette visite à tout autre chose qu’à s’entretenir de moi. La nièce
était trop fine pour ne pas mette l’oncle dans un état de tranquillité
qui ne lui laissât rien à redouter de l’effet de mes charmes, qu’elle
disait être dangereux. La besogne fut longue. Vers les sept heures, je fus
présentée à Monsieur B***, à qui je fis en entrant une profonde
révérence, sans qu’il daignât se lever. Il me fit asseoir cependant sur
une chaise à côté d’un fauteuil dans lequel il était à demi couché,
poussant un gros ventre en avant, qui n’était couvert que de sa chemise, et
il me reçut avec l’air et les manières de la plupart des gens de son
état. Tout m’en parut néanmoins admirable, jusqu’aux louanges qu’il
donna à la fermeté de ma cuisse, sur laquelle il appuya brutalement sa main
en serrant de toute sa force, au point de me faire jeter un cri.
– Ma nièce m’a
parlé de vous, me dit-il sans faire attention à la douleur qu’il m’avait
causée. Comment, diable ? Vous avez des yeux, des dents, une cuisse
dure ! Oh ! nous ferons quelque chose de vous. Dès demain, je vous
fais dîner avec un de mes confrères qui a de l’or plein cette chambre. Je
connais son humeur, il sera d’abord amoureux. Ménagez-le, je vous réponds
que c’est un bon vivant dont vous serez contente. Adieu, mes chers enfants,
ajouta-t-il en se levant et boutonnant sa veste, embrassez-moi toutes deux et
me regardez comme votre père. Toi, ma nièce, envoie dire à ma petite maison
qu’on nous y prépare à dîner.
Aussitôt que notre financier fut sorti, Madame
Bois-Laurier me témoigna combien elle était chapée qu’il m’eût
trouvée de son goût.
– C’est un
homme sans façon, me dit-elle, un cœur excellent et un ami essentiel.
Laissez-moi faire, j’ai pris pour vous une sincère amitié. Suivez
seulement mes conseils : surtout, ne faisons pas la bégueule, et je vous
réponds de votre fortune.
Je soupai avec mon nouveau mentor qui sonda
adroitement quelle était ma façon de penser et la conduite que j’avais
tenue jusqu’alors.
Son épanchement de cœur pour moi excita le mien. Je
jasai plus que je ne voulais. On fut d’abord alarmé d’apprendre que je n’avais
jamais eu d’amant, mais on se rassura dès qu’on fut persuadé, par les
réponses qu’on m’arracha finement, que je connaissais la valeur des
plaisirs de l’amour et que j’en avais tiré un honnête parti. La
Bois-Laurier me baisa, me caressa, elle fit tout ce qu’elle put pour m’engager
à coucher avec elle. Je la remerciai et je rentrai chez moi, l’esprit très
occupé de la bonne fortune qui m’attendait.
Utilité des bidets
Les Parisiennes sont vives et caressantes. Dès le
lendemain matin, mon obligeante voisine vint me proposer de me friser, de me
servir de femme de chambre, de faire ma toilette. Mais le deuil de ma mère m’empêcha
d’accepter ses offres, et je restai dans mon petit bonnet de nuit. La
curieuse Bois-Laurier me fit mille polissonneries, et parcourut tous mes
charmes des yeux et de la main en me donnant une chemise qu’elle voulut me
passer elle-même.
– Mais,
coquine ! me dit-elle par réflexion, je crois que tu prends ta chemise
sans avoir fait la toilette à ton minon ! Où est donc ton bidet ?
– Je ne sais,
en vérité, ce que vous voulez me dire avec votre bidet.
Comment ! dit-elle, point de bidet ? Garde-toi bien de te vanter d’avoir
manqué d’un meuble qui est aussi nécessaire à une fille du bon air que sa
propre chemise. Pour aujourd’hui, je veux bien te prêter le mien, mais
demain, sans plus tarder, songe à l’emplette d’un bidet.
Celui de la Bois-Laurier fut donc apporté. Elle me
campa dessus, et malgré tout ce que je pus dire et faire, cette femme
officieuse, tout en riant comme une folle, lava elle-même abondamment ce qu’elle
nommait mon minon. L’eau de lavande ne lui fut pas épargnée. Que je
soupçonnais peu la fête qui lui était préparée et le motif de cet exact lavabo !
Thérèse est conduite par la Bois-Laurier dans une
petite maison où elle échappe d’être violée par un financier
Vers le midi, un honnête fiacre nous conduisit à la
petite maison de Monsieur B*** où il nous attendait avec Monsieur R***, son
confrère et son ami. Celui-ci était un homme de trente-huit à quarante ans,
d’une figure assez passable, richement habillé, affectant de montrer tour
à tour ses bagues, ses tabatières, ses étuis, jouant l’homme d’importance.
Il daigna néanmoins s’approcher de moi et, me prenant par les mains en me
considérant attentivement face à face :
– Elle est
parbleu jolie ! s’écria-t-il, d’honneur elle est charmante et je
veux en faire ma petite femme.
– Oh !
monsieur, vous me faites bien de l’honneur, répliquai-je, et Si…
– Non, non,
reprit-il, ne vous embarrassez de rien, j’arrangerai tout cela de façon que
vous serez contente.
On annonça qu’on avait servi, on se mit à table.
La Bois-Laurier, qui connaissait le jargon, les propos usités dans ces sortes
de repas, y fut charmante. Elle eut beau m’agacer, j’étais totalement
déplacée, je ne disais mot, ou, si je parlais, c’était dans des termes
qui parurent si maussades aux deux financiers que la première vivacité de
R*** se perdit : il me regardait avec de grands yeux qui annonçaient l’idée
qu’il concevait de mon esprit. On ne paraît ordinairement en avoir qu’avec
les personnes qui pensent et qui agissent comme nous. Cependant, quelques
verres de vin de Champagne réparèrent bientôt, dans l’imagination de
R***, les torts que la stérilité de ma conversation y avaient faits.
Il devint plus pressant et moi plus docile. Son air d’aisance
m’en imposa. Ses mains larronnesses voltigeaient un peu partout, et la
crainte de manquer à des égards que je croyais d’usage m’empêchait d’oser
lui en imposer sérieusement. Je me croyais d’autant plus autorisée à
laisser aller les choses leur train que je voyais sur un sofa, à l’autre
bout de la salle, Monsieur B*** parcourant encore un peu plus cavalièrement
les appas de madame sa nièce. Enfin, je me défendis si mal des petites
entreprises de R*** qu’il ne douta pas de réussir, s’il en tenait de plus
sérieuses. Il me proposa de passer sur un lit de repos qui faisait face au
sofa.
– Je le veux
bien, monsieur, lui dis-je bonnement, je pense que nous serons mieux et je
crains que vous ne vous fatiguiez trop dans la situation où vous êtes là,
à mes genoux (il venait en effet de s’y mettre).
Aussitôt, il se lève et me porte sur le petit lit.
Dans ce mouvement, je m’aperçus que Monsieur
B*" et sa nièce sortaient de l’appartement. Je voulus me relever pour
les suivre, mais l’entreprenant R***, me disant en quatre mots qu’il m’aimait
à la folie et qu’il voulait faire ma fortune, avait troussé d’une main
ma chemise jusqu’à la ceinture et, de l’autre, sortait de sa culotte un
membre roide et nerveux. Son genou était passé entre mes cuisses qu’il
ouvrait le plus qu’il lui était possible, et il se disposait à assouvir sa
brutalité lorsque, portant les yeux sur le monstre dont j’étais menacée,
je reconnus qu’il avait à peu près le même physionomie que le goupillon
dont le père Dirrag se servait pour chasser l’esprit immonde du corps de
ses pénitentes. Je me souvins, en ce moment, de tout le danger que Monsieur l’abbé
T*** m’avait fait envisager dans la nature de l’opération dont j’étais
menacée. Ma docilité se changea sur-le-champ en fureur ; je saisis le
redoutable R*** à la cravate et, le bras tendu, je le tins dans une posture
qui le mit hors d’état de prendre celle qu’il s’efforçait de gagner.
Alors, tenant la vue fixée, de peur et de surprise, sur la tête de l’ennemi
dont je craignais l’enfilure, j’appelai de toutes mes forces à mon
secours Madame Bois-Laurier qui, de moitié ou non des projets de R***, ne put
se dispenser d’accourir et de blâmer son procédé. Furieuse de l’affront
que je venais de recevoir de la part de R***, j’étais au moment de lui
arracher les yeux, je lui reprochais sa témérité dans les termes les plus
vifs. B*** avait joint la Bois-Laurier. Tous deux ensemble ne retenaient qu’avec
peine les efforts que je faisais pour leur échapper et tomber sur R***,
lorsque celui-ci, après avoir remis tranquillement le meuble critique dans
son gîte, rompit tout à coup le silence par un éclat de rire désordonné.
– Parbleu, la
petite provinciale ! dit-il en affectant le mauvais plaisant, convenez
que je vous ai fait grand peur. Vous avez cru sérieusement que je
voulais ?… Oh ! la singulière chose qu’une fille de province
qui n’a pas le soupçon des usages du beau monde ! Imagine-toi, mon
cher B***, continua-t-il, que j’ai couché mademoiselle sur le lit, j’ai
levé ses jupes, je lui ai montré mon… La petite bégueule ne s’est-elle
pas imaginé qu’il y avait quelque chose d’irrégulier dans ce
procédé ? Elle fait du lutin, vous êtes venus. Voilà toute l’histoire
qui met cette belle enfant dans les convulsions que vous voyez. N’y a-t-il
pas là de quoi mourir de rire ? ajouta-t-il en redoublant ses éclats.
Mais, la Bois-Laurier ! reprit-il tout à coup avec un grand sérieux, je
vous prie de ne plus me mettre avec de pareilles sottes, je ne suis point fait
pour être maître d’école ni professeur de civilité, et vous ferez fort
bien d’apprendre à vivre à mademoiselle avant de la présenter en
compagnie de gens comme B*** et moi.
Les bras, je vous l’avoue, m’étaient tombés
pendant cette singulière harangue. J’écoutais R*** la bouche béante, je
le regardais avec des yeux hébétés, et je ne disais mot.
B*** disparut avec R*** sans que, pour ainsi dire, je
m’en aperçusse, et je restai comme une stupide entre les bras de la
Bois-Laurier, qui marmottait aussi entre ses dents certains petits mots qui
visaient à me faire entendre que je ne laissais pas d’avoir quelque tort.
Nous montâmes dans notre fiacre et nous retournâmes chez nous.
Je ne résistai pas longtemps à l’agitation de mes
sens. En arrivant, je versai un torrent de larmes. Ma chaste compagne, qui n’était
pas tranquille sur les idées qui me resteraient de mon aventure, ne me
quittait point. Elle chercha à me persuader que les hommes étaient toujours
curieux de sonder jusqu’à quel point une fille qu’ils ont en vue d’épouser
connaît les plaisirs de l’amour. La conclusion de ce beau raisonnement fut
que la prudence aurait dû m’engager à affecter plus d’ignorance, et qu’elle
voyait avec chagrin que ma vivacité m’avait peut-être fait manquer ma
fortune. Je lui répondis avec feu que je n’étais pas assez peu instruite
pour ignorer ce que l’indigne R*** voulait faire de moi. J’ajoutai assez
sèchement que la plus haute fortune ne me tenterait jamais à ce prix-là.
Emportée par mon agitation, je lui contai ensuite ce que j’avais vu du
père Dirrag et de Mademoiselle Éradice, les leçons que j’avais reçues à
ce sujet de Monsieur l’abbé T*** et de Madame C***. Enfin, de propos en
propos, la rusée Bois-Laurier sut tirer de moi toute mon histoire. Ce détail
la fit changer de ton : si je lui avais paru peu instruite des manières,
des usages du monde, elle ne fut pas peu surprise de mes lumières dans la
morale, la métaphysique et la religion.
La Bois-Laurier a le cœur excellent.
– Que je suis
enchantée, me dit-elle en m’embrassant étroitement, de connaître une
fille telle que toi ! Tu viens de me dessiller les yeux sur des mystères
qui faisaient tout le malheur de ma vie. Les réflexions que je ne cessais de
faire sur ma conduite passée en troublaient le repos. Qui est-ce qui devait
plus appréhender que moi les châtiments dont on nous menace pour des crimes
que tu m’as démontré être involontaires ? Le commencement de ma vie
a été un tissu d’horreurs. Mais, quoiqu’il en coûte à mon
amour-propre, je te dois confidence pour confidence, leçon pour leçon.
Écoute donc, ma chère Thérèse, le récit de mes aventures, en t’instruisant
des caprices des hommes, qu’il est bon que tu connaisses pour contribuer
aussi à te confirmer qu’en effet le vice et la vertu dépendent du
tempérament et de l’éducation.
Et tout de suite cette femme commença ainsi son
histoire.
Thérèse Philosophe
DEUXIÈME
PARTIE :
HISTOIRE DE MADAME BOIS-LAURIER
Tu vois en moi, ma chère Thérèse, un être
singulier : je ne suis ni homme, ni femme, ni fille, ni veuve, ni
mariée. J’ai été une libertine de profession et je suis encore pucelle.
Sur un pareil début, tu me prends sans doute pour une folle. Un peu de
patience, je te prie : tu auras le mot de l’énigme. La nature,
capricieuse à mon égard, a semé d’obstacles insurmontables la route des
plaisirs qui font passer une fille de son état à celui de femme : une
membrane nerveuse en ferme l’avenue avec assez d’exactitude pour que le
trait le plus délié que l’Amour ait jamais eu dans son carquois n’ait pu
atteindre le but. Et, ce qui te surprendra davantage, on n’a jamais pu me
déterminer à subir l’opération qui pouvait me rendre habile aux plaisirs,
quoique pour vaincre ma répugnance on me citât à chaque instant l’exemple
d’une infinité de filles qui, dans le même cas, s’étaient soumises à
cette épreuve. Destinée dès ma plus tendre enfance à l’état de
courtisane, ce défaut, qui semblait devoir être l’écueil de ma fortune
dans ce honteux métier, en a été au contraire le principal mobile. Tu
comprends donc que lorsque je t’ai dit que mes aventures t’instruiraient
des caprices des hommes, je n’ai pas entendu parler des différentes
attitudes que la volupté leur fait varier pour ainsi dire à l’infini dans
leurs embrassements réels avec les femmes. toutes les nuances des attitudes
galantes ont été traitées avec tant d’énergie par le célèbre Pierre
Arétin – qui vivait dans le XVe siècle – qu’il n’en reste rien à
dire aujourd’hui. Il n’est donc question, dans ce que j’ai à t’apprendre,
que de ces goûts de fantaisie, de ces complaisances bizarres, que quantité d’hommes
exigent de nous et qui, par prédilection ou par certains défauts de
conformation, leur tiennent lieu d’une jouissance parfaite. J’entre
présentement en matière.
Je n’ai jamais connu mon père ni ma mère. Une
femme de Paris, nommée la Lefort, logée bourgeoisement, chez laquelle j’avais
été élevée comme étant sa fille, me tira mystérieusement un jour en
particulier pour me dire ce que tu vas entendre (j’avais alors quinze
ans) :
– Vous n’êtes
point ma fille, me dit Madame Lefort, il est temps que je vous instruise de
votre état. A l’âge de six ans, vous étiez égarée dans les rues de
Paris, je vous ai retirée chez moi, nourrie et entretenue charitablement
jusqu’à ce jour sans avoir jamais pu découvrir quels sont vos parents,
quelque soin que je me sois donné pour cela.
« Vous avez dû vous apercevoir que je ne suis
pas riche, quoique je n’aie rien négligé pour votre éducation. C’est à
vous présentement à être vous-même l’instrument de votre fortune. Voici,
ajouta-t-elle, ce qui me reste à vous proposer pour y parvenir : vous
êtes bien faite, jolie, plus formée que ne l’est ordinairement une fille
de votre âge : Monsieur le président de *** mon protecteur et mon
voisin, est amoureux de vous, il s’est déterminé à vous faire plaisir et
à vous entretenir honnêtement pourvu que, de votre part, vous ayez pour lui
toutes les complaisances qu’il exigera de vous. Voyez, Manon, ce que vous
voulez que je lui dise. Mais je ne dois pas vous taire que, si vous n’acceptez
pas sans restriction les offres qu’il m’a chargée de vous faire, il faut
vous déterminer à quitter ma maison dès aujourd’hui, parce que je suis
hors d’état de vous nourrir et de vous habiller plus longtemps.
Cette confidence accablante, et la conclusion de
Madame Lefort qui l’accompagnait, me glacèrent d’effroi. J’eus recours
aux larmes : point de quartier, il fallut me décider. Après quelques
explications préliminaires, je promis de faire tout ce qu’on exigeait, au
moyen de quoi Madame Lefort m’assura qu’elle me conserverait toujours les
soins et le doux nom de mère.
Le lendemain matin, elle m’instruisit amplement des
devoirs de l’état que j’allais embrasser et des procédés particuliers
qu’il convenait que j’eusse avec Monsieur le président. Ensuite elle me
fit mettre toute nue, me lava le corps du haut en bas, me frisa, me coiffa, et
me revêtit d’habits beaucoup plus propres que ceux que j’avais coutume de
porter.
Première aventure qu’elle eut avec le président
de ***
A quatre heures après midi, nous fumes introduites
chez Monsieur le président. C’était un grand homme sec, dont le visage
jaune et ridé était enfoui dans une très longue et très ample perruque
carrée. Ce respectable personnage, après nous avoir fait asseoir, dit
gravement, en adressant la parole à ma mère :
– Voilà donc
la petite personne en question ? Elle est assez bien : je vous avais
toujours dit qu’elle avait des dispositions à devenir jolie et bien faite.
Et jusqu’à présent ce n’est pas de l’argent mal employé. Mais
êtes-vous sûre au moins qu’elle a son pucelage ? ajouta-t-il. Voyons
un peu, Madame Lefort.
Aussitôt ma bonne mère me fit asseoir sur le bord d’un
lit et, me couchant renversée sur le dos, elle releva ma chemise et se
disposait à m’ouvrir les cuisses, lorsque Monsieur le président lui dit d’un
ton brusque :
– Hé !
ce n’est pas cela, madame ! Les femmes ont toujours la manie de montrer
des devants. Hé non ! Faites tourner !
– Ah !
monseigneur, je vous demande pardon ! s’écria ma mère, je croyais que
vous vouliez voir… Ça, levez-vous, Manon, me dit-elle. Mettez un genou sur
cette chaise et inclinez le corps le plus que vous pourrez.
Moi, semblable à une victime, les yeux baissés, je
fis ce qu’on me prescrivait. Ma digne mère me troussa dans cette attitude
jusqu’aux hanches, et Monsieur le président s’étant approché, je sentis
qu’elle ouvrait les lèvres de mon…, entre lesquelles monseigneur tentait
d’introduire le doigt en tâchant, mais inutilement, de pénétrer.
– Cela est
fort bien, dit-il à ma mère, je suis content : je vois qu’elle est
sûrement pucelle. Présentement faites-la tenir ferme dans l’attitude où
elle est, occupez-vous à lui donner quelques petits coups de votre main sur
les fesses. Cet arrêt fut exécuté. Un profond silence succéda. Ma mère
soutenait de la main gauche mes jupes et ma chemise élevées, tandis qu’elle
me fessait légèrement de la droite. Curieuse de voir ce qui se passait de la
part du président, je tournai tant soit peu la tête : je l’aperçus
posté à deux pas de mon derrière, un genou en terre, tenant d’une main sa
lorgnette braquée sur mon postérieur et, de l’autre, secouant entre ses
cuisses quelque chose de noir et de flasque que tous ses efforts ne pouvaient
faire guinder. Je ne sais s’il finit ou non sa besogne, mais enfin, après
un quart d’heure d’une attitude que je ne pouvais plus supporter,
monseigneur se leva, et gagna son fauteuil en vacillant sur ses vieilles
jambes étiques. Il donna à ma mère une bourse dans laquelle il lui dit qu’elle
trouverait les cent louis d’or promis. Et, après m’avoir honorée d’un
baiser sur la joue, il m’annonça qu’il aurait soin que rien ne me
manquât pourvu que je fusse sage, et qu’il me ferait avertir lorsqu’il
aurait besoin de moi.
Dès que nous fumes rentrées au logis, ma mère et
moi, continua Madame Bois-Laurier, je fis d’aussi sérieuses réflexions,
sur ce que j’avais appris et vu depuis vingt-quatre heures, que celles que
vous fîtes ensuite de la fustigation de Mademoiselle Éradice par le père
Dirrag. Je me rappelais tout ce qui s’était dit et fait dans la maison de
Madame Lefort depuis mon enfance, et je rassemblais mes idées pour en tirer
quelque conclusion raisonnable, lorsque ma mère entra et mit fin à mes
rêveries.
– Je n’ai
plus rien à te cacher, ma chère Manon, me dit-elle en m’embrassant,
puisque te voilà associée aux devoirs d’un métier que j’exerce avec
quelque distinction depuis vingt ans. Écoute donc attentivement ce que j’ai
encore à te dire, et par ta docilité à suivre mes conseils mets-toi en
état de réparer le tort que te fait le président. C’est par ses ordres,
continua ma mère, que je t’ai enlevée il y a huit ans. Il m’a payé
depuis ce temps une pension très modique, que j’ai bien employée, et
au-delà, pour ton éducation. il m’avait promis qu’il nous donnerait à
chacune cent louis lorsque ton âge lui permettrait de prendre ton pucelage.
Mais si ce vieux paillard a compté sans son hôte, si son vieil outil
rouillé, ridé et usé le met hors d’état de tenter cette aventure est-ce
notre faute ? Cependant il ne m’a donné que les cent louis qui me
regardent. Mais ne t’inquiète pas, ma chère Manon, je t’en ferai gagner
bien d’autres. Tu es jeune, jolie, point connue. Je vais, pour te faire
plaisir, employer cette somme à te bien nipper, et si veux te laisser
conduire je te ferai faire à toi seule le profit que faisaient ci-devant dix
ou onze demoiselles de mes amies.
Après mille autres propos de cette espèce, à
travers lesquels j’aperçus que ma bonne maman débutait par s’approprier
les cent louis donnés par le président, les conditions de notre traité
furent qu’elle commencerait par m’avancer cet argent, qu’elle retirerait
sur le produit de mes premiers travaux journaliers, et qu’ensuite nous
partagerions consciencieusement les profits de la société.
La Lefort avait un fonds inépuisable de bonnes
connaissances dans Paris. En moins de six semaines je fus présentée à plus
de vingt de ses amis, qui échouèrent successivement au projet de recueillir
les prémices de ma virginité. Heureusement que, par le bon ordre que Madame
Lefort tenait dans la conduite de ses affaires, elle avait exactement soin de
se faire payer d’avance les plaisirs d’un travail qui était impraticable
Je crus même un jour qu’un gros docteur en Sorbonne, qui s’obstinait à
vouloir gagner les dix louis qu’il avait financés, y mourrait à la peine
ou qu’il me désenchanterait.
La Bois-Laurier est présentée successivement à
plus de cinq cents personnes qui échouent à recueillir les prémices de son
pucelage
Ces vingt athlètes furent suivis de plus de cinq
cents autres pendant l’espace de cinq ans. Le clergé, l’épée, la robe
et la finance me placèrent tour à tour dans les attitudes les plus
recherchées. Soins inutiles : le sacrifice se faisait à la porte du
temple ou bien, la pointe du couteau s’émoussant, la victime ne pouvait
être immolée.
La solidité du pucelage de la Bois-Laurier et les
épreuves font du bruit à la police
Enfin, la solidité de mon pucelage fit trop de
bruit, et parvint aux oreilles de la police, qui parut vouloir faire cesser le
progrès des épreuves. J’en fus avertie à temps, et nous jugeâmes, Madame
Lefort et moi, que la prudence exigeait que nous fissions une petite éclipse
à trente lieues de Paris.
Au bout de trois mois, le feu s’apaisa. Un exempt
de cette même police, compère et ami de Madame Lefort, se chargea de calmer
les esprits moyennant une somme de douze louis d’or que nous lui fîmes
compter. Nous retournâmes à Paris avec de nouveaux projets.
Ma mère, qui avait insisté longtemps sur ce que l’opération
du bistouri me fut faite, avait changé de système. Elle trouvait dans
la difformité de ma conformation un fonds inaltérable qui produisait un gros
revenu sans être cultivé, sans craindre des orvales [plante
médicinale] : point d’enfants, point de rhumes ecclésiastiques
à redouter. Quant à mes plaisirs, je me repaissais, ma chère Thérèse, par
nécessité de ceux dont tu sais te contenter par raison. Cependant,
poursuivit la Bois-Laurier, nous prîmes de nouvelles allures et nous
guidâmes sur de nouveaux principes. En arrivant de notre exil volontaire,
notre premier soin fut de changer de quartier, et, sans dire un mot au
président, nous nous transplantâmes dans le faubourg Saint-Germain.
La Bois-Laurier y fait connaissance avec une baronne
qui lui procure pour amant un riche Américain
La première connaissance que j’y fis fut celle d’une
certaine baronne qui, après avoir pendant sa jeunesse travaillé utilement,
et de concert avec une comtesse sa sœur, aux plaisirs de la jeunesse
libertine, était devenue directrice de la maison d’un riche Américain, à
qui elle prodiguait les débris de ses appas surannés, qu’il payait bien
au-delà de leur juste valeur. Un autre Américain, ami de celui-ci, me vit et
m’aima : nous nous arrangeâmes. La confidence que je lui fis du cas
où j’étais l’enchanta au lieu de le rebuter. Le pauvre homme sortait d’entre
les mains du célèbre Petit : il sentait qu’entre les miennes il
était assuré de ne pas craindre la rechute.
Mon nouvel amant d’outremer avait fait vœu de se
boxer aux plaisirs de la petite oie, mais il mêlait dans l’exécution un
tic singulier. Son goût était de me placer assise à côté de lui sur un
sofa, découverte jusqu’au-dessus du nombril, et, tandis que j’empoignais
le rejeton de la racine du genre humain et lui donnais de légères secousses,
il fallait que j’eusse la complaisance de souffrir qu’une femme de chambre
qu’il m’avait donnée s’occupât à couper quelques poils de ma toison.
Sans ce bizarre appareil, je crois que la vigueur de dix bras comme le mien ne
fut pas venue à bout de guinder la machine de mon homme, et encore moins d’en
tirer une goutte d’élixir.
Goût bizarre de cet Américain dans ses plaisirs
libidineux. Effets singuliers de la musique
Du nombre de ces hommes à fantaisies était l’amant
de Minette, troisième sœur de la baronne. Cette fille avait de beaux yeux,
elle était grande, assez bien faite, mais laide, noire, sèche, minaudière,
jouant l’esprit et les sentiments sans avoir ni l’un ni les autres. La
beauté de sa voix lui avait procuré successivement nombre d’adorateurs.
Celui qui était alors en fonctions n’était ému que par ce talent, et les
seuls accents de la voix mélodieuse de cet Orphée femelle avaient la vertu d’ébranler
la machine de cet amant et de l’exciter au plus grand des plaisirs.
Un jour, après avoir fait entre nous trois un ample
dîner libertin pendant lequel on avait chanté, on m’avait plaisantée sur
la difformité de mon…, on avait dit et fait toutes les folies imaginables.
Nous nous culbutâmes sur un grand lit. Là, nos appas sont étalés, les
miens sont trouvés admirables pour la perspective. L’amant se met en train,
il campe Minette sur le bord du lit, la trousse, l’enfile et la prie de
chanter. La docile Minette, après un petit prélude, entonne un air de
mouvement à trois temps coupés. L’amant part, pousse et repousse toujours
en mesure, ses lèvres semblent battre les cadences, tandis que ses coups de
fesses marquent les temps. Je regarde, j’écoute en riant aux larmes,
couchée sur le même lit. Tout allait bien jusque-là, lorsque la voluptueuse
Minette, venant à prendre plaisir au cas, chante faux, détonne, perd la
mesure. Un bémol est substitué à un bécarre.
– Ah !
chienne ! s’écrie sur-le-champ notre zélateur de la bonne musique, tu
as déchiré mon oreille, ce faux ton a pénétré jusqu’à la cheville
ouvrière, elle se détraque. Tiens, dit-il en se retirant, regarde l’effet
de ton maudit bémol.
Hélas ! le pauvre diable était devenu mol, le
meuble qui battait la mesure n’était plus qu’un chiffon.
Mon amie, désespérée, fit des efforts incroyables
pour ranimer son acteur, mais les plus tendres baisers, les attouchements les
plus lascifs furent employés en vain. Ils ne purent rendre l’élasticité
à la partie languissante.
– Ah !
mon cher ami ! s’écria-t-elle, ne m’abandonne pas ! C’est mon
amour pour toi, c’est le plaisir qui a dérangé mon organe. Me quitteras-tu
dans cet heureux moment ? Manon ! ma chère Manon !
secours-moi, montre-lui ta petite moniche, elle lui rendra la vie, elle me la
rendra à moi-même, car je meurs s’il ne finit ! Place-la, mon cher
Bibi, dit-elle à son amant, dans l’attitude voluptueuse où tu mets
quelquefois la comtesse ma sœur. L’amitié de Manon pour moi répond de sa
complaisance.
Pendant toute cette singulière scène, je n’avais
cessé de rire jusqu’à perdre la respiration. En effet, a-t-on jamais vu
faire pareille besogne en chantant, et battre la mesure avec un pareil
outil ? Et jamais a-t-on pu imaginer qu’un bémol au lieu d’un
bécarre dût faire rater et rentrer aussi subitement un homme en
lui-même ?
Attitude originale où l’amant d’une troisième sœur
de la baronne place la Bois-Laurier pour restaurer sa vigueur éteinte
Je concevais bien que la sœur de la baronne se prêtait
à tout ce qui pouvait plaire à son amant, moins par volupté que pour le
retenir dans ses liens par des complaisances qu’elle lui faisait payer
chèrement. Mais j’ignorais encore quel avait été le rôle de la comtesse
que l’on me priait de doubler. Je fus bientôt éclaircie. Voici quel il
fut :
Les deux amants me couchent sur le ventre, sous
lequel ils mettent trois ou quatre coussins qui tiennent mes fesses élevées.
Puis ils me troussent jusqu’au-dessus des hanches, la tête appuyée sur le
chevet du lit. Minette s’étend sur le dos, place sa tête entre mes
cuisses, ma toison jointe à son front, auquel elle sert comme de toupet. Bibi
lève les jupes et la chemise de Minette, se couche sur elle et se soutient
sur les bras. Remarque, ma chère Thérèse, que, dans cette attitude,
Monsieur Bibi avait pour perspective, à quatre doigts de son nez, le visage
de son amante, ma toison, mes fesses et le reste. Pour cette fois, il se passa
de musique : il baisait indistinctement tout ce qui se présentait devant
lui, visage, cul, bouche, et, nulle préférence marquée, tout lui était
égal. Son dard, guidé par la main de Minette, reprit bientôt son
élasticité et rentra dans son premier gîte. Ce fut alors que les gonds
coups se donnèrent : l’amant poussait, Minette jurait, mordait,
remuait la charnière avec une agilité sans égale. Pour moi, je continuais
de rire aux larmes en regardant de tous mes yeux la besogne qui se faisait
derrière moi. Enfin, après un assez long travail, les deux amants se
pâmèrent et nagèrent dans une mer de délices.
La Bois-Laurier est présentée à un prélat dont on
est obligé de matelasser l’appartement, et pourquoi…
Quelque temps après, je fus introduite chez un
évêque dont la manie était plus bruyante, plus dangereuse pour le scandale
et pour le tympan de l’oreille le mieux organisé. Imagine-toi que, soit par
un goût de prédilection, soit par un défaut d’organisation, dès que Sa
Grandeur sentait les approches du plaisir, elle mugissait et criait à haute
voix haï ! haï ! haï ! en forçant le ton à
proportion de la vivacité du plaisir dont il était affecté, de sorte que l’on
aurait pu calculer les gradations du chatouillement que ressentait le gros et
ample prélat par les degrés de force qu’il employait à mugir haï !
haï ! haï ! Tapage qui, lors de la décharge de monseigneur,
aurait pu être entendu à mille pas à la ronde, sans la précaution que son
valet de chambre prenait de matelasser les portes et les fenêtres de l’appartement
épiscopal.
Elle est envoyée chez un homme de considération qui
a, dans ses plaisirs, une manie particulière
Je ne finirais pas si je te faisais le tableau de
tous les goûts bizarres, des singularités que j’ai connus chez les hommes,
indépendamment des diverses postures qu’ils exigent des femmes dans le
coït.
Un jour, je fus introduite par une petite porte de
derrière chez un homme de nom et fort riche à qui, depuis cinquante ans,
tous les matins une fille nouvelle pour lui rendait pareille visite. Il m’ouvrit
lui-même la porte de son appartement. Prévenue de l’étiquette qui s’observait
chez ce paillard d’habitude, dès que je fus entrée je quittai robe et
chemise. Ainsi nue, j’allai lui présenter mes fesses à baiser dans un
fauteuil où il était gravement assis.
– Cours donc
vite, ma fille, me dit-il en tenant d’une main son paquet, qu’il secouait
de toute sa force, et, de l’autre, une poignée de verges dont mes fesses
étaient simplement menacées.
Je me mets à courir, il me suit : nous faisons
cinq à six tours de chambre, lui, criant comme un diable :
– Cours donc,
coquine ! cours donc ! Enfin, il tombe pâmé dans son fauteuil. Je
me rhabille, il me donne deux louis et je sors.
Autre goût bizarre d’un homme chez qui elle est
introduite
Un autre me plaçait assise sur le bord d’une
chaise, découverte jusqu’à la ceinture. Dans cette posture, il fallait
que, par complaisance, quelquefois aussi par goût, je me servisse du
frottement de la tête d’un godemiché pour me provoquer au plaisir. Lui,
posté dans la même attitude vis-à-vis de moi à l’autre extrémité de la
chambre, travaillait de la main à la besogne, ayant les yeux fixés sur mes
mouvements, et singulièrement attentif à ne terminer son opération que
lorsqu’il apercevait que ma langueur annonçait le comble de la volupté.
Un vieux médecin se fait fouetter par la
Bois-Laurier, remède souverain pour la génération
Un troisième (c’était un vieux médecin) ne
donnait aucun signe de virilité qu’au moyen de cent coups de fouet que je
lui appliquais sur les fesses, tandis qu’une de mes compagnes, à genoux
devant lui la gorge nue, travaillait avec ses mains à disposer le nerf
érecteur de cet Esculape moderne, d’où exhalaient enfin les esprits qui,
par la fustigation mis en mouvement, avaient été forcés de se porter dans
la région inférieure. C’est ainsi que nous le disposions, ma camarade et
moi par ces différentes opérations, à répandre le baume de vie. Tel était
le mécanisme par lequel ce docteur nous assurait qu’on pouvait restaurer un
homme usé, un impuissant, et faire concevoir une femme stérile.
Manie d’un courtisan usé de débauche
Un quatrième (c’était un voluptueux courtisan
usé de débauches) me fit venir chez lui avec une de mes compagnes. Nous le
trouvâmes dans un cabinet environné de glaces de toutes parts, disposées de
manière que toutes faisaient face à un lit de repos de velours cramoisi, qui
était placé dans le milieu.
– Vous êtes
des dames charmantes, adorables, nous dit affectueusement le courtisan.
Cependant vous ne trouverez pas mauvais que je n’aie pas l’honneur de vous…
Ce sera, si vous le trouvez bon, un de mes valets de chambre, garçon beau et
bien fait, qui aux celui de vous amuser. Que voulez-vous, mes belles
enfants ! ajouta-t-il, il faut savoir aimer ses amis avec leurs défauts,
et j’ai celui de ne goûter de plaisirs que par l’idée que je me forme de
ceux que je vois prendre aux autres. D’ailleurs, chacun se mêle de…
Eh ! ne serait-il pas pitoyable que gens comme moi sayons les singes d’un
gros vilain paysan ?
Après ce discours préliminaire, prononcé d’un
ton mielleux, il fit entrer son valet de chambre, qui parut en petite veste
courte de satin couleur de chair, en habit de combat. Ma camarade fut couchée
sur le lit de repos, bien et dûment troussée par le valet de chambre qui m’aida
ensuite à me déshabiller nue de la ceinture en haut. Tout était compassé
et se faisait avec mesure. Le maître, dans un fauteuil, examinait, et tenait
son instrument mollet à la main. Le valet de chambre, au contraire, qui avait
descendu ses culottes jusque sur ses genoux et tourné le bas de sa chemise
autour de ses reins, en laissait voir un des plus brillants. Il n’attendait
pour agir que les ordres de son maître, qui lui annonça qu’il pouvait
commencer. Aussitôt le fortuné valet de chambre grimpe ma camarade, l’enfile
et reste immobile. Les fesses de celui-ci étaient immobiles.
– Prenez la
peine, mademoiselle, dit notre courtisan, de vous placer à l’autre côté
du lit et de chatouiller cette ample paire de couilles qui pendent entre les
cuisses de mon homme, qui est, comme vous voyez, un fort honnête Lorrain.
Cela exécuté de ma part, nue, comme je te l’ai dit, de la ceinture en
haut, l’ordonnateur de la fête dit à son valet de chambre qu’il pouvait
aller son train. Celui-ci pousse sur-le-champ, et repousse avec une mobilité
de fesses admirables. Ma main suit leur mouvement, ne quitte point les deux
énormes verrues. Le maître parcourt des yeux ses miroirs, qui lui rendent
des tableaux diversifiés selon les côtés dont les objets sont réfléchis.
Il vient à bout de faire roidir son instrument qu’il secoue avec vigueur.
Il sent que le moment de la volupté approche.
– Tu peux
finir, dit-il à son valet de chambre.
Celui-ci redouble ses coups. Tous deux enfin se
pâment et répandent la liqueur divine.
Aventure de trois capucins en partie fine avec la
Bois-Laurier
Chère Thérèse, dit la Bois-Laurier en poursuivant
ses propos, je me rappelle fort à propos une plaisante aventure qui m’arriva
ce même jour avec trois capucins. Elle te donnera une idée de l’exactitude
de ces bons pères à observer leurs vœux de chasteté.
Après être sortie de chez le courtisan dont je
viens de te parler, et avoir dit adieu à ma compagne, comme je tournais le
premier coin de rue pour monter dans un fiacre que m’attendait, je
rencontrai la Dupuis, amie de ma mère, digne émule de son commerce, mais qui
en exerçait les travaux dans un monde moins bruyant.
– Ah ! ma
chère Manon, me dit-elle en m’abordant, que je suis ravie de te
rencontrer ! Tu sais que c’est moi qui ai l’honneur de servir presque
tous nos moines de Paris. Je crois que ces chiens-là se sont tous donné le
mot aujourd’hui pour me faire enrager : ils sont tous en rut. J’ai,
depuis ce matin, neuf filles en campagne pour eux en diverses chambres et
quartiers de Pais, et je cours depuis quatre heures sans en pouvoir trouver
une dixième pour trois vénérables capucins qui m’attendent encore dans un
fiacre bien fermé sur le chemin de ma petite maison. Il faut, Manon, que tu
me fasses le plaisir d’y venir : ce sont de bons diables, ils t’amuseront.
J’eus beau dire à la Dupuis qu’elle savait bien
que je n’étais pas un gibier de moines, que ces messieurs ne se
contentaient pas des plaisirs de fantaisie, de ceux de la petite oie, mais qu’il
leur fallait au contraire des filles dont les ouvertes fussent très
libres :
– Parbleu !
répliqua la Dupuis, je te trouve admirable de t’inquiéter des plaisirs de
ces coquins-là ! Il suffit que je leur donne une fille, c’est à eux
à en tirer tel parti qu’ils pourront. Tiens, voilà six louis qu’ils m’ont
mis en mains, il y en a trois pour toi. Veux-tu me suivre ?
La curiosité autant que l’intérêt me détermina.
Nous montâmes dans mon fiacre et nous nous rendîmes près de Montmartre à
la petite maison de la Dupuis.
Un instant après entrent nos trois capuchons qui,
peu accoutumés à goûter d’un morceau aussi friand que je paraissais l’être,
se jettent sur moi comme trois dogues affamés. J’étais dans ce moment
debout, un pied élevé sur une chaise, nouant une de mes jarretières. L’un,
avec une barbe rousse et une haleine infectée, vint m’appuyer un baiser sur
la parole, encore cherchait-il à chiffonner avec la langue. Un second
tracassait grossièrement sa main dans mes tétons. Et je sens le visage du
troisième, qui avait levé ma chemise par-derrière, appliqué contre mes
fesses tout près du trou mignon. Quelque chose de rude comme du crin, passé
entre mes cuisses, me farfouillait le quartier de devant. J’y porte la main.
Qu’est-ce que je saisis ? La barbe du père Hilaire qui, se sentant
pris et tiré par le menton, m’applique, pour m’obliger à lâcher prise,
un assez vigoureux coup de dents dans une fesse. J’abandonne en effet la
barbe, et un cri perçant, que la douleur m’arrache, en impose heureusement
à ces effrénés et me tire pour un moment de leurs pattes. Je m’assis sur
un lit de repos près duquel j’étais. Mais à peine eus-je le temps de m’y
reconnaître que trois instruments énormes se trouvent braqués devant moi.
– Ah !
mes pères, m’écriai-je, un moment de patience, s’il vous plaît :
mettons un peu d’ordre dans ce qui nous reste à faire. Je ne suis point
venue ici pour jouer la vestale : voyons donc avec lequel de vous trois
je…
– C’est à
moi ! s’écrièrent-ils tous ensemble sans me donner le temps d’achever.
– A vous,
jeunes barbes ? reprit l’un d’eux en nasillant. Vous osez disputer le
pas à père Ange, ci-devant gardien de…, prédicateur du carême de…,
votre supérieur ? Où est donc la subordination ?
– Ma foi, ce n’est
pas chez la Dupuis, reprit l’un d’eux sur le même ton ; ici père
Anselme vaut bien père Ange.
– Tu as menti,
répliqua ce dernier en apostrophant un coup de poing dans le milieu de la
face du très révérend père Anselme.
Celui-ci, qui n’était rien moins que manchot,
saute sur le père Ange. Tous deux se saisissent, se collettent, se culbutent,
se déchirent à belles dents. Leurs robes, relevées sur leurs têtes,
laissent à découvert leurs misérables outils qui, de saillants qu’ils s’étaient
montrés, se trouvent réduits en forme de lavettes. La Dupuis accourt pour
les séparer, elle n’y réussit qu’en appliquant un grand seau d’eau
fraîche sur les parties honteuses de ces deux disciples de saint François.
Pendant le combat, père Hilaire ne s’amusait point
à la moutarde [ne perdait point son temps]. Comme je m’étais renversée
sur le lit, pâmée de rire et sans forces, in fourrageait mes appas et
cherchait à manger l’huître disputée à belles gourmades [sic] par ses
deux compagnons. Surpris de la résistance qu’il rencontre, il s’arrête
pour examiner de près les débouchés. Il entrouvre la coquille : point
d’issue. Que faire ? Il cherche à nouveau à percer : soins
perdus, peines inutiles. Son instrument, après des efforts redoublés, est
réduit à l’humiliante ressource de cracher au nez de l’huître qu’il
ne peut gober.
Le calme succéda tout à coup aux fureurs monacales.
Père Hilaire demande un instant de silence : il informe les deux
combattants de mon irrégularité et de la barrière insurmontable qui ferait
l’entrée du séjour des plaisirs. La vieille Dupuis essuya de vifs
reproches, dont elle se défendit en plaisantant. Et, en femme qui sait son
monde, elle tâcha de faire diversion par l’arrivée d’un convoi de
bouteilles de vin de Bourgogne, qui furent bientôt sablées.
Cependant les outils de nos pères reprennent leur
première consistance. Les libations bachiques sont interrompues de temps à
autre par des libations à Priape. Tout imparfaites que fussent celles-ci, nos
frappards [moine débauché] semblent s’en contenter, et tantôt mes fesses,
tantôt leur revers servent d’autel à leurs offrandes.
Bientôt une excessive gaieté s’empare des
esprits. Nous mettons à nos convives du rouge, des mouches. Chacun d’eux s’amble
de quelqu’un de mes ajustements de femme : peu à peu je suis
dépouillée toute nue et couverte d’un simple manteau de capucin, équipage
dans lequel ils me trouvent charmante.
– N’êtes-vous
pas trop heureux, s’écria la Dupuis qui était à moitié ivre, de jouir du
plaisir de voir un minois comme celui de la charmante Manon ?
– Non,
ventrebleu ! répliqua père Ange d’un ton bachique. Je ne suis point
venu ici pour voir un minois, c’est pour foutre un con que je m’y suis
rendu ! J’ai bien payé, ajouta-t-il, et ce vit que je tiens en mains n’en
sortira ventredieu pas qu’il n’ait foutu fût-ce le diable !
Écoute bien cette scène, me dit la Bois-Laurier en
s’interrompant, elle est originale. Mais je t’avertis (peut-être un peu
tard) que je ne puis rien retrancher à l’énergie des termes sans lui faire
perdre toutes ses grâces.
La Bois-Laurier avait trop élégamment commencé
pour ne pas la laisser finir de même. Je souris. Elle continua ainsi le
récit de son aventure :
– Fût-ce le
diable ! répéta la Dupuis en se levant de dessus sa chaise et élevant
la voix du même ton nasillant que celui du capucin. Eh bien ! baise,
dit-elle en se troussant jusqu’au nombril. Regarde ce con vénérable, qui
en vaut bien deux. Je suis une bonne diablesse… Fous-moi donc, si tu l’oses,
et gagne ton argent !
Elle prend en même temps père Ange par la barbe et
l’entraîne sur elle en se laissant tomber sur le petit lit. Le père n’est
point déconcerté par l’enthousiasme de sa Proserpine, il se dispose à l’enfiler
et l’enfile à l’instant.
A peine la sexagénaire Dupuis eut-elle éprouvé le
frottement de quelques secousses du père que ce plaisir délicieux, qu’aucun
mortel n’avait eu la hardiesse de lui faire goûter depuis plus de
vingt-cinq ans, la transporte et lui fait bientôt changer de ton :
– Ah !
mon papa, disait-elle en se démenant comme une enragée, mon cher papa !
Fous donc… donne-moi du plaisir… je n’ai que quinze ans, mon ami. Oui,
vois-tu ? je n’ai que quinze ans… Sens-tu ces allures ?… Va
donc, mon petit chérubin !… Tu me rends la vie… tu fais une œuvre méritoire…
Dans l’intervalle de ces tendres exclamations, la
Dupuis baisait son champion, elle le pinçait, elle le mordait avec les deux
uniques chicots qui lui restaient dans la bouche.
D’un autre côté le père, qui était surchargé
de vin, ne faisait que haniquiner, mais, ce vin commençant à faire
son effet, la galerie, composée des révérends pères Anselme, Hilaire, et
de moi, s’aperçut bientôt que père Ange perdait du terrain et que ses
mouvements cessaient d’être régulièrement périodiques.
– Ah !
bordel ! s’écria tout à coup la connaisseuse Dupuis, je crois que tu
débandes… Chien, si tu me faisais un pareil affront…
Dans l’instant l’estomac du père, fatigué par l’agitation,
fait capot, et l’inondation portant directement sur la face de l’infortunée
Dupuis au moment d’une de ses exclamations amoureuses qui lui tenait la
bouche béante, la vieille se sentant infectée de cette exlibation
[vomissure] infecte, son cœur se soulève et elle paie l’agresseur de la
même monnaie.
Jamais spectacle fut plus affreux et plus risible en
même temps ! Le moine s’appesantit, s’écroule sur la Dupuis,
celle-ci fait de puissants efforts pour le renverser de côté, elle y
réussit. Tous deux nagent dans l’ordure, leurs visages sont
méconnaissables. La Dupuis, dont la colère n’était que suspendue, tombe
sur père Ange à grands coups de poing. Mes ris immodérés et ceux des deux
spectateurs nous ôtent la force de leur donner du secours. Enfin nous les
joignîmes et nous séparâmes les champions. Père Ange s’endort, la Dupuis
se nettoie. A l’entrée de la nuit, chacun se retire et gagne tranquillement
son manoir.
Dissertation sur le goût des amateurs du péché
antiphysique, où l’on prouve qu’ils ne sont ni à plaindre, ni à blâmer
Après ce beau récit, qui nous apprêta à rire de
grand cœur, la Bois-Laurier continua à peu près dans ces termes :
« Je ne te parle point du goût de ces monstres
qui n’en ont que pour le plaisir antiphysique [sodomite], soit comme agents,
soit comme patients. L’Italie en produit moins aujourd’hui que la
France. Ne savons-nous pas qu’un seigneur aimable, riche, entiché de cette
frénésie, ne put venir à bout de consoler son mariage avec une épouse
charmante la première nuit de ses noces que par le moyen de son valet de
chambre, à qui son maître ordonna, dans le fort de l’acte, de lui faire
même introduction par-derrière que celle qu’il faisait à sa femme
par-devant ?
« Je remarque cependant que Messieurs les
antiphysiques se moquent de nos injures et défendent vivement leur goût, en
soutenant que leurs antagonistes ne se conduisent que par les mêmes principes
qu’eux. "Nous cherchons tous le plaisir, disent ces hérétiques, par
la voie où nous croyons le trouver." C’est le goût qui guide nos
adversaires ainsi que nous. Or, vous conviendrez que nous ne sommes pas les
maîtres d’avoir tel ou tel goût. Mais, dit-on, lorsque les goûts sont
criminels, lorsqu’ils outragent la nature, il faut les rejeter. Point du
tout : en matière de plaisir, pourquoi ne pas suivre son goût ? Il
n’y en a point de coupables. D’ailleurs, il est faux que l’antiphysique
soit contre nature puisque c’est cette même nature qui nous donne le
penchant pour ce plaisir. Mais, dit-on encore, on ne peut pas procréer son
semblable. Quel pitoyable raisonnement ! Où sont les hommes, de l’un
et de l’autre goût, qui prennent le plaisir de la chair en vue de faire des
enfants ?
« Enfin, continua la Bois-Laurier, Messieurs
les antiphysiques allèguent mille bonnes raisons pour faire croire qu’ils
ne sont ni à plaindre, ni à blâmer. Quoi qu’il en soit, je les déteste,
et il faut que je te conte un tour assez plaisant que j’ai joué une fois en
ma vie à l’un de ces exécrables ennemis de notre sexe.
Camouflet donné par la Bois-Laurier à un de ces
amateurs
« J’étais avertie qu’il devait venir me
voir, et quoique je sois naturellement une terriblement péteuse, j’eus
encore la précaution de me farcir l’estomac d’une forte quantité de
navets, afin d’être mieux en état de le recevoir suivant mon projet. C’était
un animal que je ne souffrais que par complaisance pour ma mère. Chaque fois
qu’il venait au logis, il s’occupait pendant deux heures à examiner mes
fesses, à les ouvrir, à les refermer, à porter le doigt au trou où il eût
volontiers tenté de meure autre chose si je ne m’étais pas expliquée
nettement sur l’article. En un mot, je le détestais. Il arrive à neuf
heures du soir. Il me fait coucher à plat ventre sur le bord d’un lit,
puis, après avoir exactement levé mes jupes et ma chemise, il va, selon sa
louable coutume, s’armer d’une bougie dans le dessein de venir examiner l’objet
de son culte. C’est où je l’attendais. Il met un genou en terre et,
approchant la lumière et son nez, je lui lâche à brûle-pourpoint un vent
moelleux que je retenais avec peine depuis deux heures. Le prisonnier, en s’échappant,
fit un bruit enragé et éteignit la bougie. Le curieux se jette en arrière
en faisant, sans doute, une grimace de tous les diables. La bougie, tombée de
ses mains, est rallumée. Je profite du désordre et me sauve en éclatant de
rire dans une chambre voisine où je m’enferme, et de laquelle ni prières
ni menaces ne purent me tirer, jusqu’à ce que mon homme au camouflet eût
vidé la maison. »
Ici Madame Bois-Laurier fut obligée de cesser sa
narration par les ris immodérés qu’excita en moi cette dernière aventure.
Par compagnie, elle riait aussi de tout son cœur, et je pense que nous n’eussions
pas fini de sitôt sans l’arrivée de deux messieurs de sa connaissance que
l’on vint nous annoncer. Elle n’eut que le temps de me dire que cette
interruption la fâchait beaucoup en ce qu’elle ne m’avait encore montré
que le mauvais côté de son histoire, qui ne pouvait que me donner une fort
mauvaise opinion d’elle, mais qu’elle espérait me faire bientôt
connaître le bon et m’apprendre avec quel empressement elle avait saisi la
première occasion qui s’était présentée de se retirer du train de vie
abominable dans lequel la Lefort l’avait engagée.
Je dois en effet rendre justice à la Bois-Laurier :
si j’en excepte mon aventure avec Monsieur R***, dont elle n’a jamais
voulu convenir d’avoir été de moitié, sa conduite n’a rien eu d’irrégulier
pendant le temps que je l’ai connue. Cinq ou six amis formaient sa
société, elle ne voyait de femme que moi, et les haïssait. Nos
conversations étaient décentes devant le monde : rien de si libertin
que celles que nous tenions dans le particulier depuis nos confidences
réciproques. Les hommes qu’elle voyait étaient tous gens sensés. On
jouait à de petits jeux de commerce, ensuite on soupait, chez elle, presque
tous les soirs. Le seul B***, ce prétendu oncle financier, était admis à l’entretenir
en particulier.
J’ai dit que deux messieurs nous avaient été
annoncés. Ils entrèrent. Nous fîmes un quadrille [jeu de cartes], nous
soupâmes gaiement. La Bois-Laurier, qui était d’une humeur charmante et
qui, peut-être, était bien aise de ne pas me laisser seule, livrée aux
réflexions de mon aventure du matin, m’entraîna dans son lit. Il fallut
coucher avec. On hurle avec les loups : nous dîmes et nous fîmes toutes
sortes de folies.
Thérèse fait connaissance à l’Opéra avec
Monsieur le comte de ***, aujourd’hui son amant
Ce fut, mon cher comte, le lendemain de cette nuit
libertine que je vous parlai pour la première fois. Jour fortuné ! Sans
vous, sans vos conseils, sans la tendre amitié et l’heureuse sympathie qui
nous lièrent d’abord, je coulais insensiblement à ma perte. C’était un
vendredi. Vous étiez, il m’en souvient, dans l’amphithéâtre de l’opéra,
presque au-dessous d’une loge où nous étions placées, la Bois-Laurier et
moi. Si nos yeux se rencontrèrent par hasard, ils se fixèrent par
réflexion. Un de vos amis, qui devait être le même soir l’un de nos
convives, nous joignit :
vous l’abordâtes peu de temps après. On me
plaisantait sur les principes de morale. Vous parûtes curieux de les
approfondir, et ensuite charmé de les connaître à fond. La conformité de
vos sentiments aux miens éveilla mon attention. Je vous écoutais, je vous
voyais avec un plaisir qui m’était inconnu jusqu’alors. La vivacité de
ce plaisir m’anima, me donna de l’esprit, développa en moi des sentiments
que je n’y avais pas encore aperçus. Tel est l’effet de la sympathie des
cœurs : il semble que l’on pense par l’organe de celui avec qui elle
agit. Dans le même instant que je disais à la Bois-Laurier qu’elle devait
vous engager à venir souper avec nous, vous faisiez la même proposition à
votre ami. Tout s’arrangera. L’opéra finit, nous montâmes tous quatre
dans votre carrosse pour nous rendre dans votre petit hôtel garni où, après
un quadrille dont nous payâmes amplement les frais par les fautes de
distraction que nous fîmes, on se mit à table et on soupa. Enfin, si je vous
vis sortir avec regret, je me sentis agréablement consolée par la permission
que vous exigeâtes de venir me voir quelquefois, d’un ton qui me
convainquit du dessein où vous étiez de n’y pas manquer.
Lorsque vous fûtes sorti, la curieuse Bois-Laurier
me questionna et tâcha insensiblement de démêler la nature de la
conversation particulière que nous avions eue, vous et moi, après le souper.
Je lui dis tout naturellement que vous m’aviez paru désirer de savoir
quelle espère d’affaire m’avait conduite et me tenait à Paris, et je
convins que vos procédés m’avaient inspiré tant de confiance que je n’avais
pas hésité à vous informer de presque toute l’histoire de ma vie et de l’état
de ma situation actuelle. Je continuai de lui dire que vous m’aviez paru
touché de mon état et que vous m’aviez fait entendre que, par la suite,
vous pourriez me donner des preuves des sentiments que je vous avais
inspirés.
– Tu ne
connais pas les hommes, reprit la Bois-Laurier, la plupart ne sont que des
séducteurs et des trompeurs qui, après avoir abusé de la crédulité d’une
fille, l’abandonnent à son malheureux sort. Ce n’est pas que j’aie
cette idée du caractère du comte personnellement, au contraire tout annonce
en lui l’homme qui pense, l’honnête homme, qui est tel par raison, par
goût et sans préjugés.
Après quelques autres discours de la Bois-Laurier,
qui visaient à me servir de leçons propres à m’apprendre à connaître
les différents caractères des hommes, nous nous couchâmes et, dès que nous
fûmes au lit, nos folies prirent la place du raisonnement.
Madame Bois-Laurier achève son histoire et informe
Thérèse de la manière dont elle s’est retirée de la vie libertine
Le lendemain matin, la Bois-Laurier me dit en s’éveillant :
– Je t’ai
conté hier, ma chère Thérèse, à peu près toutes les misères de ma vie,
tu as vu le mauvais côté de la médaille : aie la patience de m’écouter,
tu en connaîtras le bon.
« Il y avait longtemps, poursuivit-elle, que
mon cœur était bourrelé, que je gémissais de la vie indigne, humiliante,
dans laquelle la misère m’avait plongée, et où l’habitude et les
conseils de la Lefort me retenaient, lorsque cette femme, qui avait eu l’art
de conserver sur moi une sorte d’autorité de mère, tomba malade et mourut.
chacun me croyant sa fille, je restai paisible héritière de tout. Je
trouvai, tant en argent comptant qu’en meubles, vaisselle, linge, de quoi
former une somme de trente-six mille livres. En me conservant un honnête
nécessaire, tel que tu le vois aujourd’hui, je vendis le superflu et, dans
l’espace d’un mois, j’arrangeai mes affaires de manière que je m’assurai
trois mille quatre cents livres de rente viagère. Je donnai mille livres aux
pauvres, et je partis pour Dijon dans le dessein de m’y retirer et d’y
passer tranquillement le reste de mes jours.
« Chemin faisant, la petite vérole me prit à
Auxerre, qui changea tellement mes traits et mon visage qu’elle me rendit
méconnaissable. Cet événement, joint au mauvais secours que j’avais reçu
pendant ma maladie dans la province que je m’étais proposé d’habiter, me
fit changer de résolution. Je compris aussi, retournant à Paris et m’éloignant
des deux quartiers que j’avais habités pendant mes deux caravanes, que je
pourrais facilement y vivre tranquille dans un autre, sans être reconnue. J’y
suis donc de retour depuis un an. Monsieur B*** est le seul homme qui m’y
connaisse pour ce que je suis. Il veut bien que je me dise sa nièce parce que
je me fais passer pour une femme de qualité. Tu es aussi, Thérèse, la seule
femme à qui je me sois confiée, bien persuadée qu’une personne qui a des
principes tels que les tiens est incapable d’abuser de la confiance d’une
amie que tu t’es attachée par la bonté de ton caractère et par l’équité
qui règne dans tes sentiments.
SUITE DE L’HISTOIRE DE THÉRÈSE
Lorsque Madame Bois-Laurier eut fini, je l’assurai
qu’elle devait faire fond sur ma discrétion et je la remerciai de bon cœur
de ce qu’elle avait vaincu, en ma faveur, la répugnance que l’on a
naturellement à informer quelqu’un de ses dérèglements passés.
Il était alors près de midi. Nous en étions aux
politesses mutuelles, la Bois-Laurier et moi, lorsqu’on m’annonça que
vous demandiez à me voir. Mon cœur tressaillit de joie. Je me levai, je
volai auprès de vous, nous dînâmes et passâmes ensemble le reste de la
journée.
Trois semaines s’écoulèrent, pour ainsi dire sans
que nous nous quittions et sans que j’aie l’esprit de m’apercevoir que
vous employiez ce temps à connaître si j’étais digne de vous. En effet,
enivrée du plaisir de vous voir, mon âme n’apercevait aucun autre
sentiment en moi, et quoique je n’eusse d’autre désir que celui de vous
posséder toute ma vie, il ne me vint jamais dans l’idée de forer un projet
suivi pour m’assurer ce bonheur.
Cependant, la modestie de vos expressions et la
sagesse de vos procédés avec moi ne laissaient pas de m’alarmer. S’il m’aimait,
me disais-je, il aurait auprès de moi les airs de vivacité que je vois à
tels et tels qui m’assurent qu’ils ont pour moi l’amour le plus vif.
Cela m’inquiétait. J’ignorais alors que les gens sensés aiment avec des
procédés sensés, et que les étourdis sont des étourdis partout.
Le comte de *** propose à Thérèse de l’entretenir
et de la conduire dans ses terres
Enfin, cher comte, au bout d’un mois vous me dîtes
un jour assez laconiquement que ma situation vous avait inquiété dès le
jour même que vous m’aviez connue, que ma figure, mon caractère, ma
confiance en vous, vous avaient déterminé à chercher des moyens qui pussent
me tirer du labyrinthe dans lequel j’étais à la veille d’être engagée.
– Je vous
parais sans doute bien froid, mademoiselle, ajoutâtes-vous, pour un homme qui
vous assure qu’il vous aime. Cependant, rien n’est si certain, mais
comptez que la passion qui m’affecte le plus est celle de vous rendre
heureuse. Je voulus en ce moment vous interrompre pour vous remercier.
– Il n’est
pas temps, mademoiselle, reprîtes-vous. Ayez la bonté de m’écouter jusqu’à
la fin. J’ai douze mille livres de rente : je puis, sans m’incommoder,
vous en assurer deux mille pendant votre vie. Je suis garçon, dans la ferme
résolution de ne jamais me marier, et déterminé à quitter le grand monde,
dont les bizarreries commencent à m’être trop à charge, pour me retirer
dans une assez belle terre que j’ai à quarante lieues de Paris. Je pars
dans quatre jours. Voulez-vous m’y accompagner comme amie ? Peut-être,
par la suite, vous déterminerez-vous à vivre avec moi comme ma maîtresse.
Cela dépendra du plaisir que vous aurez à m’en faire. Mais comptez que
cette détermination ne réussira qu’autant que vous sentirez
intérieurement qu’elle peut contribuer à votre félicité.
Définition du plaisir et du bonheur ; ils
dépendent l’un et l’autre de la conformation des sensations
« C’est une folie, ajoutâtes-vous, de croire
qu’on est maître de se rendre heureux par sa façon de penser. Il est
démontré qu’on ne pense pas comme on veut. Pour faire son bonheur, chacun
doit saisir le genre de plaisir qui lui est propre, qui convient aux passions
dont il est affecté, en combinant ce qui résultera de bien ou de mal de la
jouissance de ce plaisir, et en observant que ce bien et ce mal soient
considérés non seulement eu égard à soi-même, mais encore eu égard à l’intérêt
public.
L’homme, pour vivre heureux, doit être attentif à
contribuer au bonheur des autres. Il doit être honnête homme
« Il est constant que, comme l’homme, par la
multiplicité de ses besoins, ne peut être heureux sans le secours d’une
infinité d’autres personnes, chacun doit être attentif à ne rien faire
qui blesse la félicité de son voisin. Celui qui s’écarte de ce système
fuit le bonheur qu’il cherche. D’où on peut conclure avec certitude que
le premier principe que chacun doit suivre pour vivre heureux dans ce monde
est d’être honnête homme et d’observer les lois humaines, qui sont comme
les liens des besoins mutuels de la société. Il est évident, dis-je, que
ceux ou celles qui s’éloignent de ce principe ne peuvent être
heureux : ils sont persécutés par la rigueur des lois, par la haine et
par le mépris de leurs concitoyens.
« Réfléchissez donc, Mademoiselle,
continuâtes-vous, à tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire.
Consultez, voyez si vous pouvez être heureuse en me rendant heureux. Je vous
quitte. Demain je viendrai recevoir votre réponse. »
Votre discours m’avait ébranlée. Je sentis un
plaisir inexprimable à imaginer que je pouvais contribuer à ceux d’un
homme qui pensait comme vous. J’aperçus en même temps le labyrinthe dont j’étais
menacée et sur lequel votre générosité devait me rassurer. Je vous aimais.
Mais que les préjugés sont puissants et difficiles à détruire ! L’état
de fille entretenue, auquel j’avais toujours vu attacher une certaine honte,
me faisait peur. Je craignais aussi de mettre un enfant au monde : ma
mère, Madame C***, avaient failli périr dans l’accouchement. D’ailleurs,
l’habitude où j’étais de me procurer par moi-même un genre de volupté
que l’on m’avait dit être égal à celui que nous recevons dans les
embrassements d’un homme amortissait le feu de mon tempérament, et je ne
désirais jamais rien à cet égard parce que le soulagement suivait
immédiatement les désirs. Il n’y avait donc que la perspective d’une
misère prochaine, ou l’envie de me rendre heureuse en faisant votre
bonheur, qui pussent me déterminer. Le premier motif ne fit qu’effleurer,
le second me décida.
Thérèse se livre au comte de *** en qualité d’amie
et part avec lui pour ses terres
Avec quelle impatience n’attendis-je pas votre
retour chez moi dès que j’eus pris mon parti ! Le lendemain, vous
parûtes, je me précipitai dans vos bras :
– oui,
monsieur, je suis à vous ! m’écriai-je, ménagez la tendresse d’une
fille qui vous chérit. Vos sentiments m’assurent que vous ne contraindrez
jamais les miens. Vous savez mes craintes, mes faiblesses, mes habitudes.
Laissez agir le temps et vos conseils. Vous connaissez le cœur humain, le
pouvoir des sensations sur la volonté. Servez-vous de vos avantages pour
faire naître en moi celles que vous croirez les plus propres pour le
déterminer à contribuer sans réserve à vos plaisirs. En attendant, je suis
votre amie, etc.
Je me rappelle que vous m’interrompîtes à ce doux
épanchement de mon cœur. Vous me promîtes que vous ne contraindriez jamais
mon goût et mes inclinations. Tout fut arrangé. J’annonçai le lendemain
mon bonheur à la Bois-Laurier, qui fondit en larmes en me quittant. Et nous
partîmes enfin pour votre terre le jour que vous aviez fixé.
Arrivée dans cet aimable séjour, je ne fus point
étonnée du changement de mon état, parce que mon esprit n’était occupé
que du soin de vous plaire.
Elle réduit le comte aux plaisirs de la petite oie
Deux mois s’écoulèrent sans que vous me pressiez
sur les désirs que vous cherchiez à faire naître insensiblement en moi. J’allais
au-devant de tous vos plaisirs, excepté de ceux de la jouissance dont vous me
vantiez les ravissements, que je ne croyais pas plus vifs que ceux que je
goûtais par habitude et que j’offrais de vous faire partager. Je
frémissais au contraire à la vue du trait dont vous menaciez de me percer.
Comment serait-il possible, me disais-je, que quelque chose de cette longueur,
de cette grosseur, avec une tête aussi monstrueuse, puisse être reçu dans
un espace où je puis à peine introduire le doigt ? D’ailleurs, si je
deviens mère, je le sens, j’en mourrai.
– Ah !
mon cher ami, continuais-je, évitons cet écueil fatal. Laissez-moi faire.
Je caressais, je baisais ce que vous nommez votre
docteur. Je lui donnais des mouvements qui, en vous dérobant comme malgré
vous cette liqueur divine, vous conduisaient à la volupté et rétablissaient
le calme dans votre âme.
Démonstration sur l’amour-propre ; c’est
lui qui décide de toutes les actions de notre vie
Je remarquais que, dès que l’aiguillon de la chair
était émoussé, sous prétexte du goût que j’avais pour les matières
morale et métaphysique vous employiez la force du raisonnement pour
déterminer ma volonté à ce que vous désiriez de moi.
– C’est l’amour-propre,
me disiez-vous un jour, qui décide de toutes les actions de notre vie. J’entends
par amour-propre cette satisfaction intérieure que nous sentons à faire
telle ou telle chose. Je vous aime, par exemple, parce que j’ai du plaisir
à vous aimer. Ce que j’ai fait pour vous peut vous convenir, vous être
utile, mais ne m’en ayez aucune obligation : c’est l’amour-propre
qui m’y a déterminé, c’est parce que j’ai fixé mon bonheur à
contribuer au vôtre, et c’est par ce même motif que vous ne me rendrez
parfaitement heureux que lorsque votre amour-propre y trouvera sa satisfaction
particulière. Un homme donne souvent l’aumône aux pauvres, il s’incommode
même pour les soulager : son action est utile au bien de la société,
elle est louable à cet égard, mais par rapport à lui, rien moins que cela,
il a fait l’aumône parce que la compassion qu’il ressentait pour ces
malheureux excitait en lui une peine, et qu’il a trouvé moins de
désagrément à se défaire de son argent en leur faveur qu’à continuer de
supporter cette peine excitée par la compassion. Ou peut-être encore que l’amour-propre,
flatté par la vanité de passer pour un homme charitable, est la véritable
satisfaction intérieure qui l’a décidé. Toutes les actions de notre vie
sont dirigées par ces deux principes : se procurer plus ou moins de
plaisir, éviter plus ou moins de peine.
Démonstration sur l’impuissance où est l’âme d’agir
ou de penser de telle ou telle manière
D’autre fois vous m’expliquiez, vous étendiez
les courtes leçons que j’avais reçus de Monsieur l’abbé T*** :
– Il vous a
appris, me disiez-vous, que nous ne sommes pas plus maîtres de penser de
telle et de telle manière, d’avoir telle ou telle volonté, que nous ne
sommes les maîtres d’avoir ou de ne pas avoir la fièvre. En effet,
ajoutiez-vous, nous voyons, par des observations claires et simples, que l’âme
n’est maîtresse de rien, qu’elle n’agit qu’en conséquence des
sensations et des facultés du corps, que les causes qui peuvent produire du
dérangement dans les organes troublent l’âme, altèrent l’esprit, qu’un
vaisseau, une fibre, dérangés dans le cerveau peuvent rendre imbécile l’homme
du monde qui a le plus d’intelligence. Nous savons que la nature n’agit
que par les voies les plus simples, que par un principe uniforme. Or, puisqu’il
est évident que nous ne sommes pas libres dans de certaines actions, nous ne
le sommes dans aucune.
« Ajoutons à cela que si les âmes étaient
purement spirituelles elles seraient toutes les mêmes. Étant toutes les
mêmes, si elles avaient la faculté de penser et de vouloir par elles-mêmes,
elles penseraient et se détermineraient toutes de la même manière dans des
cas égaux. Or c’est ce qui n’arrive point. Donc elles sont déterminées
par quelque autre chose, et ce quelque autre chose ne peut être que la
matière puisque les plus crédules ne connaissent que l’esprit et la
matière.
Réflexions sur ce que c’est que l’esprit
« Mais demandons à ces hommes crédules ce que
c’est que l’esprit. Peut-il exister et n’être dans aucun lieu ? S’il
est dans un lieu, il doit occuper une place, s’il occupe une place, il est
étendu, s’il est étendu, il a des parties, et s’il a des parties, il est
matière. Donc, l’esprit est une chimère, ou il fait partie de la matière.
De ces raisonnements, disiez-vous, on peut conclure
avec certitude : premièrement que nous ne pensons de telle et telle
manière que par rapport à l’organisation de nos corps, jointe aux idées
que nous recevons journellement par le tact, l’ouïe, la vue, l’odorat et
le goût ; secondement que le bonheur ou le malheur de notre vie
dépendent de cette modification de la matière et de ces idées, qu’ainsi
les génies, les gens qui pensent, ne peuvent trop se donner de soins et de
peines pour inspirer des idées qui soient propres à contribuer efficacement
au bonheur public, et particulièrement à celui des personnes qu’ils
aiment. Et que ne doivent pas faire à cet égard les pères et les mères
envers leurs enfants, les gouverneurs, les précepteurs envers leurs
disciples ?
Gageure du comte avec Thérèse
Enfin, mon cher comte, vous commenciez à vous sentir
fatigué de mes refus, lorsque vous vous avisâtes de faire venir de Paris
votre bibliothèque galante avec votre collection de tableaux dans le même
genre. Le goût que je fis paraître pour les livres et encore plus pour la
peinture vous fit imaginer deux moyens qui vous réussirent.
– Vous aimez
donc, Mademoiselle Thérèse, me dites-vous en plaisantant, les lectures et
les peintures galantes ? J’en suis ravi : vous aurez du plus
saillant. Mais capitulons, s’il vous plaît : je consens de vous
prêter et de placer dans votre appartement ma bibliothèque et les tableaux
pendant un an, pourvu que vous vous engagiez de rester pendant quinze jours
sans porter la main à cette partie qui, en bonne justice, devrait bien être
aujourd’hui de mon domaine, et que vous fassiez sincèrement divorce au manuélisme.
Point de quartier, ajoutâtes-vous, il est juste que chacun mette un peu de
complaisance dans le commerce. J’ai de bonnes raisons pour exiger celle-ci
de vous. Optez : sans cet arrangement, point de livres, point de
tableaux.
J’hésitai peu : je fis vœu de continence
pour quinze jours.
– Ce n’est
pas tout, me dites-vous encore. Imposons-nous des conditions réciproques :
il n’est pas équitable que vous fassiez un pareil sacrifice pour la vue de
ces tableaux ou pour une lecture momentanée. Faisons une gageure, que vous
gagnerez sans doute : je parie ma bibliothèque et mes tableaux contre
votre pucelage que vous n’observerez pas la continence pendant quinze jours
ainsi que vous le promettez.
– En vérité,
monsieur, vous répondis-je d’un air un peu piqué, vous avez une idée bien
singulière de mon tempérament, et vous me croyez bien peu maîtresse de
moi-même.
– Oh !
mademoiselle, répliquâtes-vous, point de procès, je vous prie, je n’y
suis pas heureux avec vous. Je sens, au reste, que vous ne devinez point l’objet
de ma proposition. Écoutez-moi. N’est-il pas vrai que toutes les fois que
je vous fais un présent votre amour-propre paraît blessé de le recevoir d’un
homme que vous ne rendez pas aussi content qu’il pourrait l’être ?
Eh bien ! la bibliothèque et les tableaux, que vous aimez tant, ne vous
feront pas rougir puisqu’ils ne seront à vous que parce que vous les aurez
gagnés.
– Mon cher
comte, repris-je, vous me tendez des pièges, mais vous en serez la dupe, je
vous en avertis. J’accepte la gageure ! m’écriai-je, et je m’oblige,
qui plus est, à ne m’occuper toutes les matinées qu’à lire vos livres
et à voir vos tableaux enchanteurs.
Effets de la peinture et de la lecture
Tout fut porté par vos ordres dans ma chambre. Je
dévorai des yeux ou, pour mieux dire, je parcourus tour à tour pendant les
quatre premiers jours l’histoire du Portier des Chartreux, celle de La
Tourière des Carmélites, L’Académie des Dames, Les Lauriers
ecclésiastiques, Thémidore, Frétillon, etc., et nombre d’autres
de cette espèce, que je ne quittai que pour examiner avec avidité des
tableaux où les postures les plus lascives étaient rendues avec un coloris
et une expression qui portaient un feu brûlant dans mes veines.
Le cinquième jour, après une heure de lecture, je
tombai dans une espèce d’extase. Couchée sur mon lit, les rideaux ouverts
de toutes parts, deux tableaux – les Fêtes de Priape, les Amours
de Mars et de Vénus – me servaient de perspective. L’imagination
échauffée par les attitudes qui y étaient représentées, je me
débarrassai des draps et des couvertures et, sans réfléchir si la porte de
ma chambre était bien fermée, je me mis en devoir d’imiter toutes les
postures que je voyais. Chaque figure m’inspirait le sentiment que le
peintre y avait donné. Deux athlètes, qui étaient à la partie gauche du
tableau des Fêtes de Priape, m’enchantaient, me transportaient par
la conformité du goût de la petite femme au mien. Machinalement, ma main
droite se porta où celle de l’homme était placée, et j’étais au moment
d’y enfoncer le doigt lorsque la réflexion me retint. J’aperçus l’illusion,
et le souvenir des conditions de notre gageure m’obligea de lâcher prise.
Que j’étais bien éloignée de vous croire
spectateur de mes faiblesses, si ce doux penchant de la nature en est une, et
que j’étais folle, grands dieux, de résister aux plaisirs inexprimables d’une
jouissance réelle ! Tels sont les effets du préjugé : ils sont
nos tyrans. D’autres parties de ce premier tableau excitaient tour à tour
mon admiration et ma pitié. Enfin je jetai les yeux sur le second. Quelle
lascivité dans l’attitude de Vénus ! Comme elle, je m’étendis
mollement. Les cuisses un peu éloignées, les bras voluptueusement ouverts, j’admirais
l’attitude brillante du dieu Mars. Le feu dont ses yeux, et surtout sa
lance, paraissaient animés passa dans mon cœur. Je me coulai sous les draps,
mes fesses s’agitaient voluptueusement comme pour porter en avant la
couronne destinée au vainqueur.
– Quoi !
m’écriai-je, les divinités mêmes font leur bonheur d’un bien que je
refuse ! Ah ! cher amant ! je n’y résiste plus. Parais,
comte, je ne crains point ton dard, tu peux percer ton amante, tu peux même
choisir où tu voudras frapper, tout m’est égal, je souffrirai tes coups
avec confiance, sans murmurer. Et pour assurer ton triomphe, tiens !
voilà mon doigt placé.
Le comte gagne sa gageure et jouit enfin de Thérèse
Quelle surprise ! Quel heureux moment !
Vous parûtes tout à coup, plus fier, plus brillant que Mars ne l’était
dans le tableau. Une légère robe de chambre qui vous couvrait fut arrachée.
– J’ai eu
trop de délicatesse, me dites-vous, pour profiter du premier avantage que tu
m’as donné : j’étais à la porte d’où j’ai tout vu, tout
entendu, mais je n’ai pas voulu devoir mon bonheur au gain d’une gageure
ingénieuse. Je ne parais, mon aimable Thérèse, que parce que tu m’as
appelé. Es-tu déterminée ?
– Oui, cher
amant ! m’écriais-je, je suis toute à toi. Frappe-moi, je ne crains
plus tes coups.
A l’instant vous tombâtes entre mes bras. Je
saisis sans hésiter la flèche qui, jusqu’alors, m’avait paru si
redoutable, et je la plaçai moi-même à l’embouchure qu’elle menaçait.
Vous l’enfonçâtes sans que vos coups redoublés m’arrachassent le
moindre cri. Mon attention, fixée sur l’idée du plaisir, ne me laissa pas
apercevoir le sentiment de la douleur.
Déjà l’emportement semblait avoir banni la
philosophie de l’homme maître de lui-même, lorsque vous me dites avec des
sons mal articulés :
– Je n’userai
pas, Thérèse, de tout le droit qui m’est acquis. Tu crains de devenir
mère, je vais te ménager. Le grand plaisir s’approche, porte de nouveau ta
main sur ton vainqueur dès que je le retirerai, et aide-le par quelques
secousses à… il est temps, ma fille, je… de… plaisirs…
– Ah ! je
meurs aussi ! m’écriai-je, je ne me sens plus, je… me… pâ… me…
Cependant j’avais saisi le trait, je le serrais
légèrement dans ma main qui lui servait d’étui, et dans laquelle il
acheva de parcourir l’espace qui le rapprochait de la volupté. Nous
recommençâmes, et nos plaisirs se sont renouvelés depuis dix ans dans la
même forme, sans trouble, sans enfants, sans inquiétude.
Voilà je pense, mon cher bienfaiteur, ce que vous
avez exigé que j’écrivisse des détails de ma vie. Que de sots, si jamais
ce manuscrit venait à paraître, se récrieraient contre la lascivité,
contre les principes de morale et de métaphysique qu’il contient ! Je
répondrais à ces sots, à ces machines lourdement organisés, à ces
espèces d’automates accoutumées à penser par l’organe d’autrui, qui
ne font telle ou telle chose que parce qu’on leur dit de les faire, je leur
répondrais, dis-je, que tout ce que j’ai écrit est fondé sur l’expérience
et sur le raisonnement détaché de tout préjugé.
Curieuse réflexion de Thérèse pour prouver que les
principes renfermés dans son livre doivent contribuer au bonheur des humains
Oui, ignorants ! la nature est une chimère,
tout est l’ouvrage de Dieu. C’est de lui que nous tenons les besoins de
manger, de boire et de jouir des plaisirs. Pourquoi donc rougir en remplissant
ses desseins ? Pourquoi craindre de contribuer au bonheur des humains en
leur apprêtant des ragoûts variés propres à contenter avec sensualité ces
divers appétits ? Pourrai-je appréhender de déplaire à Dieu et aux
hommes en annonçant des vérités qui ne peuvent qu’éclairer sans
nuire ?
Elle donne un résumé de tout ce qu’il renferme
Je vous le répète donc, censeurs atrabilaires, nous
ne pensons pas comme nous voulons. L’âme n’a de volonté, n’est
déterminée que par les sensations, que par la matière, La raison nous
éclaire, mais elle ne nous détermine point. L’amour-propre (le plaisir à
espérer ou le déplaisir à éviter) sont le mobile de toutes nos
déterminations. Le bonheur dépend de la conformation des organes, de l’éducation,
des sensations externes, et les lois humaines sont telles que l’homme ne
peut être heureux qu’en les observant, qu’en vivant en honnête homme. Il
y a un Dieu, nous devons l’aimer parce que c’est un être souverainement
bon et parfait. L’homme sensé, le philosophe, doit contribuer au bonheur
public par la régularité de ses mœurs. Il n’y a point de culte, Dieu se
suffit à lui-même : les génuflexions, les grimaces, l’imagination
des hommes, ne peuvent augmenter sa gloire. Il n’y a de bien et de mal moral
que par rapport aux hommes, rien par rapport à Dieu. Si le mal physique nuit
aux uns, il est utile aux autres : le médecin, le procureur, le
financier, vivent des maux d’autrui, tout est combiné. Les lois établies
dans chaque région pour resserrer les liens de la société doivent être
respectées, celui qui les enfreint doit être puni parce que, comme l’exemple
retient les hommes mal organisés, mal intentionnés, il est juste que la
punition d’un infractaire contribue à la tranquillité générale. Enfin,
les rois, les princes, les magistrats, tous les divers supérieurs, par
gradations, qui remplissent les devoirs de leur état, doivent être aimés et
respectés parce que chacun d’eux agit pour contribuer au bien de tous.
FIN