Numérisation S.P. 2003

 

 

LETTRES  IROQUOISES

 

Jean-Henri Maubert de Gouvest

(1752)

 

 

D’après l’édition originale de 1752

 

  L’orthographe et la ponctuation d’origine ont été respectées. Quelques « [sic] » posés çà et là rappelleront au lecteur notre souci d’éviter les fautes de frappe. Merci de nous pardonner ou de nous signaler celles qui nous auront échappé.

 


 

Sommaire du tome I

 

Première Lettre

Dixième Lettre

Dix-neuvième Lettre

Seconde Lettre

Onzième Lettre

Vingtième Lettre

Troisième Lettre

Douzième Lettre

Vingt et unième Lettre

Quatrième Lettre

Treizième Lettre

Vingt-deuxième Lettre

Cinquième Lettre

Quatorzième Lettre

Vingt-troisième Lettre

Sixième Lettre

Quinzième Lettre

Vingt-quatrième Lettre

Septième Lettre

Seizième Lettre

Vingt-cinquième Lettre

Huitième Lettre

Dix-septième Lettre

Vingt-sixième Lettre

Neuvième Lettre

Dix-huitième Lettre

Vingt-septième Lettre

 

 


 

 

Lettres Iroquoises

 

 

PRÉMIÈRE LETTRE.

 

Je t’ecris, vénérable Alha, pour m’acquiter de la commission, que tu m’as donnée au jour de l’assemblée de nos Vaillans. J’ai traversé les mers habillé en Européen, & j’ai été extrêmement surpris de trouver des pays delicieux, & des peuples tout-à-fait [p. 2] differens de nous dans leurs manières, & dans leurs idées. Les balots de pelleterie, que tu m’as donnés, m’ont procuré tous les plaisirs & toutes les commodités de la vie, auxquelles je me suis bien-tôt accoutumé. J’ai vendu ces depouilles de bêtes pour de l’or. Je ne sai quelle vertu divine ces peuples voient dans ce métal : ils sont remplis de joie à son aspect : ils en estiment plus un morceau dur & massif, qu’un poisson ou un bœuf. J’avois grande envie de rire de cette idée singulière : je croyois d’abord avoir manqué de probité, en leur donnant si peu de chose pour avoir des habits & du vin. Ils partagent cet or en petits morceaux plats & ronds, pour en porter plus facilement dans les voyages, & pour leurs emplettes. En vérité, sage Alha, ces hommes sont bien fous ou bien stupides. Nos pères, aussi anciens que le soleil, nous ont laissé pour tout héritage leurs arcs, leurs flêches & des peaux [p. 3] d’animaux : ces choses sont utiles à la vie. Ce que je ne puis comprendre, c’est que parmi ces nations bizares il y a des pauvres & des riches ; distinctions inconnuës dans nos heureux déserts. Que j’aurai de choses à t’écrire : je doute fort que nos illustres Iroquois, quand ils seront bien informés, se resoudent jamais à bâtir des villes & des temples, à vivre avec des loix aussi barbares, & aussi contraires au bon sens, que celles de ces pays singuliers.

Voilà[sic] ce qu’ils me font penser d’eux avant que je les connoisse à fond. Ce vieillard majestueux, qui s’insinua parmi nous, nous gagna par ses présens & par sa sagesse ; mais je te conseille, sublime Alha, de ne point souffrir de changement parmi nos femmes & nos enfans, jusqu’à ce que je t’aie fait un fidèle raport des mœurs de ces peuples. Tu sais que ce vieillard, avant de quitter nos déserts, m’apprit le françois en six lunes : le peuple, qui par-[p. 4]le ce langage, passe pour le plus cultivé de ces climats. Que le grand Esprit te donne bon feu & bonne pêche : qu’il dirige tes flêches sur les oiseaux du ciel & les animaux de la terre.

 

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SECONDE LETTRE.

 

Je t’avouë, vénérable Alha, que je suis quelque-fois enchanté des douceurs que je goûte dans ces climats : il faut que ma raison fasse des efforts continuels, pour vaincre la magie qui m’entraine. Il me femble souvent que je rêve, ou qu’en effet je suis parfaitement heureux : je ne souffre ni de la faim ni de la soif, ni du froid ni du chaud : quand j’ai bu de leurs liqueurs divines, je crois être avec le grand Esprit : leurs lits sont faits pour les delices : ils marchent dans des voitures, que des [p. 5] animaux enlèvent avec une legèreté incroyable. Je suis venu en volant de Nantes à Paris : ce sont deux villes, c’est-à-dire deux amas d’habitations. La pluie, la neige, & les frimats, ne tombent plus sur moi : leurs nourritures sont delicieuses ; & je jouïs de tous ces biens par le moyen de ces matières inanimées, qu’ils estiment beaucoup. J’ai eu long-tems une erreur dans l’esprit, & j’en rougis à tes piés : j’ai cru que les ames de nos sages Iroquois venoient après la mort jouïr dans ces contrées voluptueuses de la recompense de leurs vertus, en se revêtant de nouveaux corps ; mais j’ai été bien-tôt détrompé par les crimes que j’ai vu commettre ici. Le croirois-tu, cher ami ? ils refusent à leurs frères & leurs voisins les choses nécessaires à la vie : j’ai conclu de-là, qu’il étoit impossible que ces hommes heureux & opulents fussent les ames de nos saints Iroquois. Tu le sais, respectable Alha, si [p. 6] nos sages compatriotes ont jamais manqué à ces devoirs de l’humanité.

On me conduisit hier dans un lieu si charmant, que j’en suis encore yvre de plaisir : je ne sai, cher ami, si tu pourras t’imaginer rien de semblable : là on s’assemble sur la fin du jour. Pour nous le ciel est le temple de la divinité ; mais, comme ces peuples se vantent que leur Dieu habite avec eux, j’ai cru que cette habitation surprenante étoit le lieu de leurs adorations nocturnes. Quoiqu’il en soit, je crois que le grand Esprit y repand ses faveurs les plus sublimes. Là j’ai vu des hommes brillants comme le soleil descendre & monter aux cieux, des campagnes immenses & des mers se multiplier & changer sous mes yeux. Représente-toi ce que feroit le Créateur s’il te montroit en un instant tous les climats du monde, en les raprochant de toi, & les faisant paroitre & disparoitre tour à tour. Tel autrefois forma l’univers, selon [p. 7] les enseignemens de nos pères. Tu dirois qu’ils ont emprunté les étoiles aux cieux, pour en couvrir leurs têtes & leurs vêtemens. Semblables à des Dieux, ils semblent avoir soumis à leur empire tous les élemens. Le bois, le croirois-tu, cher Alha, parle dans leurs mains, & exprime des sons inexplicables : nos chansons ne peuvent t’en donner une idée. Je ne puis entendre ces accens divins sans perdre la parole & le sentiment : il me semble que cette volupté me fait mourir & vivre.

 

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TROISIÈME LETTRE.

 

Je me promenois ce matin dans les jardins du palais de leur monarque : j’en examinois les beautés & les symétries, & les comparois aux charmes de [p. 8] ma chère Glé, que je t’offre en mon absence, vénérable Alha, afin de la consoler par des enfans. Une troupe d’esclaves d’une beauté rare, distribuée en divers lieux des jardins, immobile & silentieuse [sic], inspiroit du respect pour le prince. Je me suis approché pour leur adresser la parole ; & croyant qu’il y avoit du mystère dans ces lieux sacrés, je me suis tû, jusqu’à ce que, voyant des François parler, je leur ai demandé ce que faisoient là ces hommes étonnants : ils se sont mis à rire, & m’ont fait connoitre avec insulte, que j’étois aussi stupide que ces figures. En vérité, venerable Alha, je crois encore que c’est une espèce de créatures humaines, que nous ne connoissons point : elles marchent, elles s’asseyent, elles regardent, elles respirent, leurs corps sont flexibles, elles tirent de l’arc, & font tout ce que nous faisons : qui sait si des pais, inconnus pour nous, ils n’ont pas emmené ces hommes extraordinai-[p. 9]res : ils disent qu’ils sont nés en France, mais je n’en crois rien : leurs femmes pourroient-elles engendrer ces colosses ? il y en a, dit-on, dans tous ces climats, chez les Illustres. En vain m’ont-ils montré les instrumens avec lesquels ils prétendent les former : tout étranger que je suis, je sais comment se font les figures humaines ; & mes enfans ne se sont pas faits à coups de massuë, ni par un instrument de fer. Que le grand Esprit est admirable ! quelle diversité prodigieuse dans ses ouvrages, mon cher Alha ! que je voudrois le posseder ici. Ces peuples ont une espèce de magie, pour représenter aux yeux tout ce qu’ils veulent. Je me vois par tout sans savoir comment cela est possible. Cet instrument ressemble à l’onde claire d’un ruisseau, où mille portraits s’effacent & se reproduisent. Ces peuples font bien plus : ils fixent tous les traits d’un homme par des couleurs, & forment des images durables. [p. 10]

PARTAGE, cher Alha, la chasse avec mes enfans ; & si le froid les incommode, vas les conduire dans une contrée plus douce & plus propre à leur delicatesse.

 

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QUATRIÈME LETTRE.

 

Ces Barbares comptent les tems, & s’imaginent calculer la durée du monde. Quelle extravagance, mon cher Alha, nous avons bien d’autres pensées : nous jouissons de nos déserts & de notre liberté, sans nous attrister par des reflexions, qui nous annonceroient la fin de nos douceurs : nous voyons d’un œil tranquile [sic] & insensible une lune se succéder à l’autre ; & nos vénérables Sages nous apprennent à ne jamais les compter. L’ennui de vivre, ou l’inquiétude de ne pas vivre assez, [p. 11] sont également injurieux au maître du monde. Que m’importe de savoir en quel instant je vis, tandis que je neglige la vie heureuse ? le tems est pour les hommes un ocean profond & impénétrable, dont on ne peut compter ni les goutes d’eau ni les grains de sable.

Je crois, mon cher Alha, que ces gens-ci ne savent pas mieux que nous quelle heure il est. Les tems chez eux sont réglés par les horloges, & chez nous par la naissance, & la mort : l’heure frappe pour nous sans nous surprendre, & malgré mille avertissemens, ils meurent ici sans y penser.

ILS passent pour savans, parce qu’ils font des recherches curieuses sur la nature ; mais je m’apperçois, en raisonnant avec eux, qu’à la fin de chaque question il en reste une dernière, à laquelle ils ne peuvent repondre. Je conversois, il y a quelque tems, avec un de leurs sacrificateurs, que la curio-[p. 12]sité avoit engagé à me venir voir : il étoit informé, que je n’assistois point à ses cérémonies, & que je ne connoissois point sa religion : c’étoit un nouveau motif pour lui, car ces hommes désirent avec ardeur que tout l’univers professe leurs dogmes, tout prodigieux & inconcevables qu’ils sont. Il m’aborda d’un air grave & assez libre : il me parla de Dieu dans des termes aussi magnifiques que ceux de nos sages Iroquois ; mais je fus surpris de voir bien-tôt après ce vénérable me raconter je ne sai quelles apparitions du grand Esprit, & une foule confuse d’histoires, que je ne pouvois croire sensément. Je le laissai parler tant qu’il voulut, & me gardai bien d’échauffer sa colère : un étranger a toujours à craindre, quoique d’ailleurs les François se piquent de liberté dans leurs sentimens.

EN vérité, mon cher Alha, nous n’avons pas besoin de nouvelles mer-[p. 13]veilles après la formation de l’univers. Le grand Esprit s’est caché à nos yeux, & nous a fait tels qu’il veut que nous soyons : c’est se plaindre de la magnificence de ses œuvres, c’est attaquer sa sagesse, que de vouloir reprendre & corriger l’homme. Ces gens-ci sont tristes & fâcheux : ils gémissent de leur sort, & en font un point de leur religion. Pour nous, vénérable Alha, nous connoissons mieux le grand Esprit : nous le louons avec joie, & nous portons devant lui un cœur toujours pur & un esprit serein. Je me suis enfin déterminé à m’instruire dans leurs sciences ; & j’ai deux vénérables qui ne me quittent point : j’étudie nuit & jour : je m’asservis à cent leçons barbares, & qui me semblent puériles : j’apprens le latin & le grec, deux jargons qu’on ne parle plus parmi les hommes, & que ces gens-ci prétendent savoir par tradition. Il y a bien des termes sur la signification desquels ils contestent : je [p. 14] ne m’en étonne pas : les Romains & les Athéniens ne sont plus là pour décider leurs procès. L’un de mes deux vénérables est un François yvrogne, qui parle, dit-on, très-mal sa langue, mais qui sait le latin en perfection. Tu ne le croirois pas, mon cher Alha, on apprend ici tout ce dont on n’a que faire : on voit des hommes, qui savent les histoires anciennes, & qui ignorent jusqu’au nombre de leurs Rois, les differens établissemens qu’ils ont faits, leurs vices & leurs vertus.

TU vois, sublime Alha, jusqu’à quel point je me gêne pour être utile à notre patrie : juge après cela si je serai en état de te rendre un compte exact de ces nations, que nos vaillans voudroient imiter. Oui, mon cher Alha, si elles valent mieux que nous, il faut les prendre pour modèles : si elles sont plus éclairées & plus heureuses, il faut emprunter d’elles ce qui nous manque. Vis en attendant comme ont vêcu nos [p. 15] pères : jouïs de tes rivières & de tes campagnes, où règne l’innocence & la tranquilité. Les habitans de cette ville immense, où je suis, chérissent les champs & la verdure : ils vont à certains jours & dans certaines saisons en goûter le repos avec empressement : ils ne sont à la ville que par la nécessité du commerce ; & font assez comprendre, que nous sommes faits les uns & les autres pour ces douces retraites, où nos vaillants habitent toujours. Leur Roi n’a pas dit-on de plus grand plaisir que celui de parcourir les forêts à la chasse : ils conviennent que c’est la plus noble occupation de l’homme : tout le monde ici ne peut pas s’en occuper librement : ils reservent aux Illustres le droit d’égorger des bêtes. Ces Grands ont les mêmes inclinations que nous : j’ai conversé avec quelques-uns d’eux : en vérité, vénérable Alha, ils ne croyent point ce que disent leurs sacrificateurs : ils pensent du grand Esprit [p. 16] tout ce que nous en ont appris nos pères : ils l’adorent comme nous par la jouissance des plaisirs ; & croyent aller à lui par les routes delicieuses, qu’il nous à tracées, & vers lesquelles il entraine amoureusement notre cœur. Sers de père à mes enfans, sublime Alha : défens les des bêtes feroces : apprens leur à tirer de l’arc, & témoigne à ma chère Glé ma tendresse & mon amour.

 

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CINQUIÈME LETTRE.

 

Tu me mande, que tu as rendu les derniers devoirs à mon vénérable père : je me rejouïs de sa mort fortunée : Les enfans ici, à la mort de leurs parens, jettent des cris & des sanglots. Quelle folie, mon cher Alha, de s’affliger d’être homme, & d’en finir la carrière ! je ne fais pas ce qu’ils pré-[p. 17]tendent, si c’est de vivre toujours ou de s’irriter contre le grand Esprit. La crainte & l’esperance remuënt tous les cœurs de ces nations, sans connoître veritablement ce qu’ils craignent, ou ce qu’ils esperent. Le grand Esprit n’a-t-il pas pourvu à tout en nous mettant ici bas ? sous son empire quelqu’un est-il à plaindre ? Y a-t-il des malheureux ? Mon père est mort & je gemirois de le voir entre les mains du Père de la Nature ? Non, mon cher Alha ! je ne le ferai jamais : que tu me consoles en m’aprenant que ni les bêtes feroces, ni nos ennemis ne l’ont dévoré ! Que ma femme & mes enfans, que toi, le plus cher de mes amis, lui avez donné votre cœur pour tombeau, usage saint, que nos pères nous ont transmis, mais ignoré dans ces climats impies ! Soleil eteins la lumière à ce spectacle dénaturé ! Les enfans ici jettent indignement ceux qui leur ont donné le jour dans des fosses, creusées par l’insensibilité [p. 18] & par la barbarie. Ils abandonnent aux vers de la terre, ceux qui sont le principe de tous leurs biens. Ah ! cher Alha ! ce n’est qu’à nous qu’il est donné de cherir véritablement nos pères. Leur sang auguste coule dans nos veines, & devient immortel en se conservant de generations en generations. Jamais les Iroquois n’ont engraissé la terre. Jamais les animaux n’ont brouté l’herbe sur leurs corps. Les races posterieures ne sont pas detestées dans nos déserts comme dans ces climats. Plus nos enfans s’eloignent de nous, plus ils se trouvent mêlés & confondus avec une multitude d’illustres ayeux. Croirois-tu, mon cher Alha ! que les Européëns nous fissent un crime de notre piété profonde ? je te le dis avec etonnement : oui, tel est le renversement de leur raison ! ils ont horreur des mamelles qui les ont allaités, & de ces depouilles sacrées, dont le ciel les a fait naître. Ils rient, les insensés qu’ils sont, [p. 19] des mystères redoutables de nos banquets, où nos mains sont armées par le respect & l’amour : s’ils savoient la vertu secrete & divine qui nous y est communiquée, quel amour pour le grand Esprit nous concevons après ces repas saints, où la vertu s’incorpore à nous ! s’ils savoient quelle ardeur ces chairs sacrées nous inspirent pour la patrie & pour nos enfans, que nous regardons comme le sanctuaire, où la mort nous transportera un jour, pour revivre de nouveau, pour être l’ame de leur ame, & pour laisser dans leur tendre sein l’impression de nous-mêmes & le souvenir continuel de nos paroles & de nos actions ! o ciel ! que d’Européëns seroient meilleurs s’ils nous imitoient. Je lisois, mon cher Alha, ces jours passés sous les yeux d’un de mes pedagogues, que la pluspart des grands hommes avoient eu des enfans indignes d’eux, d’où crois-tu que viennent ces effets ? c’est parce qu’ils nont [sic] pas [p. 20] mangé leurs pères. Les Rois de ces pays devroient ordonner, que les seuls grands hommes fussent mangés par leurs enfans, afin de former dans la suite des generations une race d’illustres comme nous. Mais à quoi bon ces reflexions cher Alha ? ils marchent tous dans les tenèbres & dans la honte. Comment disent-ils que Jesus les divinise. C’est en se faisant manger par eux. Jesus leur a donc donné les mêmes leçons que celles que nos ayeux nous ont laissées. Je ne vois ici que des enfans qui n’ont pas mangé leur père. On m’en montre à la cour & dans tous les etats. En effet, si ce que me disent les François est vrai ; ils ont eu des hommes admirables : mais ce que je sais, c’est que leurs descendants ne leur ressemblent pas.

 

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[p. 21]

SIXIÈME LETTRE.

 

Les femmes de ces climats sont charmantes ; l’enjouëment, les graces, la vivacité, la liberté me les font aimer éperdûment. En vérité, mon cher Alha ! il faut être raisonnable pour aimer les nôtres, mais celles-ci jettent dans l’yvresse : leurs vêtemens sont faits pour l’amour ; & les charmes qu’ils laissent entrevoir aux jeux surpassent la beauté de l’aurore. Tu sais, mon cher Alha, les loix du grand Esprit & qu’il nous avertit d’aimer par les objets qu’il nous présente. Ici on se fait un devoir d’aimer ce qu’on hait, & de haïr ce qu’on aime. De là viennent ces humeurs bizarres, & ces ennuis qui les devorent : ils s’associent sans retour, & malgré la tyrannie où [p. 22] ces loix malheureuses retiennent la Nature, ils n’osent ouvertement en briser les chaînes. Il est vrai, cher Alha ! qu’ils ne le font que pour contenter leurs Sacrificateurs. Dociles en effet au penchant qu’ils devroient suivre avec autant de simplicité que nous, ils se dédommagent de leur servitude. Le croirois-tu ? cher Alha ! ce n’est point l’amour qui forme ces nœuds, ce sont des parents mélancoliques & intéressés, qui prescrivent à ces jeunes victimes, une tendresse qu’elles n’ont point. Ce ne sont point ces mouvemens inexplicables des cœurs, qui les unissent, ces effusions involontaires d’amour, ces attraits qui nous entrainent à notre insçu, c’est une idée sombre & réflechie, qui part du sein de l’avarice & de l’ambition. Tout est ici bouleversé, mon cher Alha ! les rang & les distinctions enfantés par le hazard, séparent les Bergères des Bergers pour lesquels elles étoient nées. [p. 23] Et pour comble de caprice leur arrive-t-il de se rencontrer, & de s’appercevoir, qu’ils étoient faits l’un pour l’autre, les loix cruelles & injustes viennent troubler leurs embrassemens & les plonger dans des douleurs éternelles. Il faut, disent ces graves tyrans, fixer l’état des biens & des familles. Sans cela tout serait en désordre sur la terre. Ah sublime Alha ! le monde n’est-t-il pas une unique famille. Le prémier homme n’étoit-il pas père, frère & époux de la prémière femme tout à la fois ? Chez nous tous les biens ne sont-ils pas communs ? Nous suivons la simple Nature. Pourquoi s’en sont-ils écartés ? C’est ce prémier égarement qui a produit tous les autres. Ces principes détestable ont été sanctifiés, & tous ces maux sont devenus nécessaires. Chez nous toutes les conditions sont égales. Le cœur seul décide de nos engagemens. Il nous lie & nous délie à son gré. Il n’en est point par-[p. 24]mi nous qui ne trouve à la fin le repos de tous ses desirs.

Voila[sic], mon cher Alha, où se sont terminées ces sciences & ces raisonnemens, par lesquels ils prétendent l’emporter sur nous. Courbés sous leurs chaines onereuses, ils osent nous montrer leur liberté. Plus on fuit la simplicité de la Nature plus on s’égare. En vain par des caprices consacrés au préjudice de ses loix veut-on substituer d’autres loix ; tôt ou tard elle nous ramène à elle & dissipe malgré nous, les préjugés qui semblent affoiblir son aimable empire.

Je te jure, mon cher Alha que je ferois ici plus de proselites, que n’en a fait dans nos deserts le vieillard à barbe vénérable, en nous prechant son Dieu. Toutes les femmes penchent vers nos idées, & plus je connois les habitans de cette ville prodigieuse, où je suis, plus je découvre qu’ils pensent comme nos illustres Iroquois. [p. 25]

Moyennant un sac d’or, je possède la plus aimable des Créatures. Je n’ai jamais gouté en ma vie de plaisir plus pur. Elle a le cœur tendre & passionné. Elle me préfère aux François les plus beaux. Elle se meurt, si je manque un jour de la voir & de l’embrasser. Sa peau est plus blanche que la neige. Ses yeux sont vifs & touchants. Son sein inspire la tendresse. Si Glé n’étoit pas ma sœur comme elle est mon épouse, la passion que j’ai pour cette Europeënne, effaceroit celle que je dois avoir pour la mère de mes enfans. C’est à présent que je reconnois la sagesse de nos usages. La tendresse extrême qu’un frère a pour sa sœur, soutient celle que je lui dois en qualité d’époux.

Ici c’est un crime que de donner trop de force à l’amour. Les liens du sang, dés qu’il s’agit de mariage, sont des obstacles à l’union. Elles sont odieuses & détestables ces liaisons si [p. 26] propres à concilier les cœurs. On prend par caprice & par des feux volages des femmes étrangères. Juge, mon cher Alha, si ces motifs d’amour sont puissant. Hélas ! ils s’effacent un jour après. C’est un crime digne du feu de trouver dans le sein de sa sœur un double amour, un double engagement. Scais tu bien, cher Ami ! qu’ils s’épousent sans se connoître ?

Un de leurs Illustres m’entretenoit ces jours passés des plaisirs, qu’il goutoit avant ces nœuds sacrés, qui sont si doux pour nous & si cruels pour eux. Sache me disoit-il Igli, que je n’ai pas de douleur plus sensible, que celle d’envisager ma femme ? Mon Père, homme dur, capricieux, intraitable, impraticable dans la Société, m’a menacé de se marier lui-même si je ne lui donnois des enfans. Il m’a fourni pour cet exercice une machine sans esprit, & sans beauté, sur laquelle j’ai travaillé par pure obéïssance. Je [p. 27] ne l’avois jamais vuë, mais elle étoit riche, & par cette seule raison, mon Père barbare vouloit que mon cœur s’exprimat malgré ses repugnances. Juge, mon cher Alha ! si ces hommes sont dignes de l’idée sublime, que nos illustres Iroquois s’étoient formés d’eux. Assûre de plus en plus les habitans de nos contrées, qu’ils sont eux-mêmes les Sages de la Terre. Il est vrai que les Européëns semblent avoir emprunté des cieux des sécrets, qui ne nous sont pas révelés. Tu ne pourrois, cher Alha ! t’imaginer les prodiges qu’ils ont inventés, l’usage qu’ils tirent de toutes choses, & leur adresse inconcevable. Ils semblent disputer au grand Esprit le droit de créer. Mais souviens toi bien, cher Ami, qu’il vaut mieux pour nous, d’ignorer les commodités de la vie que d’apprendre d’eux tous les vices. Que ferons-nous en nous laissant séduire à leur magie ? Nous inspirerons à nos enfans le desir de se sa-[p. 28]tisfaire : d’amasser des richesses & de se tuer pour les avoir. Leurs Sages, qu’ils appellent solitaires, ne sont pas plus riches que nous. Ces vénérables regardent leurs compatriotes comme des fous qui s’occupent à des niaiseries qu’il faut quitter à la mort. Tant il est vrai que ces nations sont forcées de s’accorder avec nous, malgré leurs préjugés extravagans.

 

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SEPTIÈME LETTRE.

 

Sais tu bien, cher Alha, qu’ici on ne prête rien sans caution ? Tant ils sont persuadés de leur mauvaise foi mutuelle. On conteste ici un morceau de terre, une habitation. Ces Européëns ont des disputes sérieuses en conséquence, qui durent quelque-fois la vie d’un homme. Un [p. 29] quart de ces peuples ne vit qu’au depens de ceux qui font valoir ces droits prétendus. Ce n’est point la Nation qui possède la terre : ce sont les particuliers qui ayant reçu de leurs ayeux une division incommunicable, prétendent en chasser leurs frères & leurs compatriotes. En vérité, mon cher Alha, ces hommes sont de grands sots. Ils defèrent tous les honneurs à ceux qui ont la complaisance, en décidant leurs querelles, de leur oter avec leurs biens tout moyen de disputer à l’avenir. Ils appellent les Pairs du Royaume ceux qui dans le fond ne sont que des graves figures, faites pour écouter tous ces insensés. Ils ont des juridictions à l’infini. Les Parlemens sont les prémières. Les Parlemens, à ce qu’ils disent, étoient autrefois une Assemblée de Nobles, que le Roi, selon les besoins, faisoit tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, pour décider les plus grandes affaires : pour [p. 30] les causes légères les Seigneurs en jugeoient chacun dans leur district. Tout ce langage te paroit singulier, mais il faut que tu t’accoutumes à toutes les idées des François. Chez nous tout est immuable, depuis que le monde est fait, nous sommes encore les mêmes, mais ici tout s’accroit. Plus on remonte dans leurs antiquités, plus on voit de simplicité par-tout ; dans ces tems postérieurs ils croyent beaucoup mieux penser que n’ont fait leurs pères. En sorte que l’on voit clairement jusqu’à quel point s’est augmenté chez eux cet esprit de propriété & de contestation.

ILS disent dans leurs prières qu’ils sont nés dans la malice : en vérité, cher Alha, je les en crois sur leur parole. Un de leurs gens de chicanne m’en a plus appris que des millions de lunes n’en apprendront à nos vénérables Iroquois. Les raisons, telles justes qu’elles soient, peuvent se contester des années entières. Les précautions dans les pro-[p. 31]cès sont immenses. C’est une routine sacrilége, que l’on applique sans distinction : & faute de l’avoir suivie exactement le grand Esprit lui-même me donneroit gain de cause que je perderois mon affaire. C’est une manière de montrer qu’on a raison ; & sans cette manière lucrative pour ces Vénérables, alterés & devorans, quoiqu’on ait raison on a tort. Que penserois-tu d’un de nos Sages, qui me condamneroit seulement, parce que je m’exprimerois en langage canadien plûtôt qu’en langage iroquois. Je lis avec plaisir les livres de leurs Sages : ils sont pleins de maximes toutes semblables aux nôtres. Leur Jésus, qu’ils disent Fils du grand Esprit, n’a pas voulu juger aucun différent. Il leur ordonne de donner leur habit & leur manteau, si on leur conteste la moindre chose. Paul, un de leurs Inspirés, regarde les procès comme des crimes. Jean Chrysotome dit, que le mien & [p. 32] le tien sont la source de tous les maux de la Terre. Tu vois, cher Alha, que la sagesse est la même dans tous les climats & que ces peuples aveugles pourroient voir clair s’ils vouloient.

 

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HUITIÈME LETTRE.

 

Leurs Sacrificateurs font profession de ne jamais aimer de femmes, & ils appellent cela vertu. Juge, mon cher Alha, si leurs promesses peuvent être solides ? La Nature est plus sage qu’eux ; elle ne se contrefait jamais. Crois-tu qu’on puisse étouffer ses sentimens ? & qu’à force de philosopher on n’aimera pas ce qu’il y a au monde de plus aimable. L’Auteur de toute vertu a oublié, en nous formant, de nous donner de l’aversion pour ces compagnes délicieuses de notre vie. Cet a-[p. 33]mour tendre, que nous apportons en naissant pour la moitié de nous-mêmes, est, disent-ils, l’ouvrage d’un certain Etre, ennemi de Dieu & de l’homme. Je ne scais pas où ils ont pris une idée aussi depourvuë de sens. Ils me citent là-dessus des histoires, qu’ils assurent, que le Grand Esprit a dictées à leurs Illuminés par preference à nous. Telle est la folie de ces nations, mon chèr Alha, ils donnent à l’équité même des choix & des predilections. Non, tu ne le croiras pas : ils pretendent que l’Amour des femmes est criminel. Ce penchant que le Grand Esprit nous a donné, n’a d’autres bornes que notre cœur & nos desirs infinis. Ils croyent ici que nous devons etouffer cette voix de la Nature, & ne lui donner que certains consentemens, sans quoi ils se persuadent, qu’après la mort, nous souffrons des feux ardens dans des lieux souterrains. Si ces raisonnemens viennent du Grand Esprit, comme ils l’as-[p. 34]surent, il faut certainement que nous, qu’il a faits, en soyons instruits de quelque manière. Il faut que notre cœur & celui de ces peuples disent la même chose. Oh oh ! me disoit un de leurs Venerables, notre cœur & le vôtre, Iroquois, ne s’accordent que trop, mais nos livres le deffendent.

QUOI donc, lui dis-je, ton cœur dit blanc & tes livres noir ; & tu dis qu’ils sont les uns & les autres l’ouvrage du même Dieu ? tu ès fou Reverend. N’ès-tu pas plus certain, que le Grand Esprit a fait ton cœur, que tu n’ès certain qu’il a dicté des volumes à tes Inspirés ? Oui, sans doute, repondit le chretien ; es-tu donc à balancer pour reconnoitre une main étrangere, différente de celle du maitre de ton cœur ? Il est plus incontestable que le Grand Esprit nous a faits, tous tant que nous sommes, qu’il n’est incontestable qu’il a dicté des livres ; donc que nous devons plutôt croire nos cœurs, qui font ses ouvrages [p. 35] certains, que ces volumes, sur lesquels on peut former des contestations sans fin. La seule contradiction entre ces Livres & nos cœurs inspire du soupçon ; je dis plus, elle montre la fausseté de ces ecrits. Je suis sûr que Dieu a gravé dans mon cœur ce qu’il a voulu ; mais suis-je sûr qu’il a parlé à tes Sages ? Mon cœur detruit leurs dogmes ; donc que ces dogmes viennent d’un auteur different de l’auteur de mon cœur. Choisis venerable Disciple de Christ, & conviens que l’un des deux s’est trompé. Quelle certitude approche de celle, que j’ai que le Grand Esprit a formé mon cœur.

NON, mon chèr Alba, ils ne croyent leurs reveries pas plus que nous, quand on veut les approfondir avec eux. Ils sont forcés d’etouffer la revelation de la Nature, toute sacrée qu’elle est, ou de mepriser enfin leurs prejugés insensés. Que je les plains ces tristes & languissantes victimes, à qui [p. 36] on arrache d’une main barbare la moitié d’eux-memes ! Quels reveurs ont imaginé une loi, que la Nature dement, & par consequent que le Père de la Nature n’a pas faite.

L’on ne voit dans tous ces climats que des troupes de jeunes filles, & de jeunes garcons [sic], qui essayent avec des efforts impuissants de combattre le plus juste de tous les penchants. Ces esclaves de leurs pretendus Sages gemissent sous des chaines insuportables, & punissent en eux la main du Dieu qui les a formés. Tout est amour dans l’univers, tout l’annonce ; & malgré leur resistance ils subissent enfin son empire. La loi de la Nature est la prémière : ils en conviennent ; & nulle autre Loi ne peut l’asservir. Sa force se fait sentir au cœur de ces peuples extravagants, qui la dementent & lui obéissent à leur gré, qui l’approuvent & qui la blament.

LES Sacrificateurs passent ici pour les [p. 37] hommes les plus passionnés, mais les plus discrets. Une espèce de contrainte rafine leurs sentimens. Le cœur, mon chèr Alha, n’est jamais vuide ; il en fait pour aimer. Le contraindre c’est rassembler ses forces ; c’est grossir un torrent prêt à rompre les obstacles. Aussi bientôt après il ne connoit plus de digues. Ne crois pas cependant, chèr Alha, que les Venerables soient la dupe de leur cœur, & de ce phantome de vertu, dont ils semblent être les hosties. Ces sacrificateurs ont plus de femmes que le reste du peuple. Je les ai examinés moi, même dans leurs temples ; on en voit en foule autour d’eux, leur parler à l’oreille avec empressement des heures entières. Que crois-tu, chèr Alba, qu’ils aient à se dire pendant tout ce tems ? Je ne puis voir une belle fille deux moments sans l’aimer ; crois-tu que ces hommes ayent le cœur différent du mien ? Les plus beaux & les mieux faits d’entre eux, car je l’ai re-[p. 38]marque, s’ils ont l’air reservé & le maintien sage, sont les plus courrus par les femmes.

Il y a d’autres pretendus solitaires, mal-propres & vêtus grossièrement. Pour ceux-là rarement elles leur parlent. Elles ne vont les entretenir en secret qu’une fois l’année, & leurs conversations sont très courtes. Tu vois bien, cher Alha, que l’amour fait toutes ces différences.

Apprens à mes enfans à s’aimer mutuellement ; & dès qu’il seront nubiles, unis chaque frère avec sa sœur, selon leur choix & leur volonté, embrasse mille fois & encore mille fois ma chère Glé, ma sœur, & mon epouse : dis lui que le Grand Esprit m’a donné quatre enfans ici, afin qu’elle s’en rejouisse avec moi. Un Sacrificateur me les a pris, & j’ai beau les lui redemander, il me caresse & me persuade de les lui laisser. Il les a fait apporter à son temple, & leur a jetté de l’eau sur la tê-[p. 39]te ; ceremonie que l’on fait à tous ces peuples en venant au monde.

 

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NEUVIÈME LETTRE.

 

On trouve ici des habitans de toutes les nations : leurs religions sont toutes différentes : ils en disputent sans cesse, & les histoires de ces climats font foi que des millions d’hommes se sont egorgés avec fureur, pour un argument d’un Venerable. Comme je veux m’instruire de leurs sentiments, j’assemblai il y a quelques jours dans mon habitation, un François, un Juif & un Turc. Je leur avois fait preparer un repas. Mais quand je voulu les faire mettre à table selon l’usage de ce pays, le Juif & le François ne voulurent pas manger, & le Turc ne voulut pas boire ; en forte que [p. 40] moi, qui comptois avoir tous les convives du même equot, je fus aussi surpris qu’irrité de ce qu’ils ne faisoient aucun usage de mes liberalités. Je marquai à l’Anglois, en lui parlant à l’oreille, mon indignation. Apprens Igli, me dit-il, que ce sont des superstitieux. Ce juif, que tu vois, croit tous les peuples impurs & souillés, & ne mange de rien où nous avons touché. Ce François ne mange point de viande le vendredi & tu nous offre aujourd’hui de la viande. Le Turc ne boit point de vin. Son prophète Mahomet le lui a defendu. Mais, lui dis-je, de quelle religion ès-tu donc ? je suis chretien repartit-il ; mais ce François l’est aussi, lui dis-je, fais-le donc manger. Apprens Igli, continua-t’il, que chez ces chrêtiens, il y a encore un reste de Judaïsme, & que nous autres nous suivons l’évangile pur & degagé des inventions humaines, qu’on y a ajoutées depuis. Le François pretoit curieuse-[p. 41]ment l’oreille à ce que nous disions, & attaqua l’Anglois vivement sur sa pretenduë Liberté Evangelique. Il cita Jesus, ses traditions, & ses docteurs. L’Anglois, qui n’en perdoit pas un coup de dent, cherchoit dans une bouteille de vin excellent les reponses aux arguments. Jefus a jeuné quarante jours, reprit l’Anglois, mais il n’en a pas fait un precepte aux Chrêtiens. Ce sont les Tyrans pontifes qui se sont arrogés le droit d’instituer des preceptes, des pechés, & des coupables. Pierre, continuat’il, avec feu, a reçu ordre de Jesus dans sa vision de la nape de manger de tout, sans distinction. Ils se traitèrent de part & d’autre d’heretique, & pouffèrent la dispute plus loin.

J’AVOUE que je fus aussi surpris que rebuté de ce cahos de raisonnemens, aussi absurdes qu’inintelligibles. Ce que je sais, ce [sic pour “c’est”] qu’ils les attribuent à leur Evangile, que je lis tous les [p. 42] jours, & où ils trouvent, ce qu’il ne dit point. Je les regarde en vérité, mon chèr Alha, comme des insensés qui contestent la forme, tandis qu’on leur dispute le fond.

Le Rabin les entreprit tous les deux, & leur reprocha de reconnoître pour Dieu un juif pendu ; le Turc pretendit que Mahomet étoit le veritable Envoyé de Dieu, qu’il falloit ecouter ; en sorte que j’eus le plaisir de les voir aux prises le reste de la journée, sans pouvoir decider lequel des quatre avoit raison. Que vous êtes fous, leur dis-je, de prendre des hommes pour vos Docteurs ; & de vous consumer à justifier leurs imaginations. Nos Sages Iroquois n’ont ni Pedagogues, ni Propheties, ni Visions, ni Livres. Notre precepteur c’est le Grand Esprit. Le monde & notre cœur sont les volumes où nous lisons ses volontés. Jamais nous n’avons eu deux pensées differentes parmi nos ancêtres. Jamais la di-[p. 43]vision n’a dechiré nos familles & nos cantons.

Scache, mon chèr Alha, qu’ils regardent comme des Sçavants les hommes qui ont chargé leur memoire & leur esprit, d’un amas confus des erreurs de tous les peuples. Ils ont chacun de leur côté un très grand soin d’excepter leurs sentiments de la liste de ceux, qui se trompent. Ce que je remarque, c’est que tous ces peuples regardent la religion comme un joug, tandis que nous la regardons comme la plus grande de nos douceurs. Les Juifs crient dans leurs Synagogues, les Chrêtiens sont tristes dans leurs assemblées. Les Turcs, dit-on, pleurent dans leurs Mosquées, & nous dans le temple eternel de l’univers, nous n’avons jamais rien imaginé de terrrible [sic] & de lammentable [sic].

TU le sais, chèr Alha, quels sont nos transports de joye, à la vuë du ciel ; & quels sont ces accens secrets, [p. 44] dont le Grand Esprit se sert pour parler à nos cœurs. Tu sais la manière ineffable avec laquelle il s’exprime à nos yeux. O Sainteté ! O Consolation ! que le trouble & la contestation n’interrompent jamais. L’amour & la simplicité font naître nos adorations & les rendent continuelles. Ici mille objets sont proscrits ou sont des sujets d’allarmes, mais pour nous, chèr Alha, nous avons appris de nos, pères, qu’ils sont tous les aimables interprètes & les Lettres fidèles, qui nous parlent de la divinité. Tout excite notre admiration sans exciter nos raisonnements. De notre impuissance à nous connoître nous-mêmes, nous avons appris à ne pas nous appliquer à rien comprendre. Ces peuples, mon chèr Alha, passent ici leurs jours dans le chagrin, pour expliquer la nature. Ils meditent, ils disputent avec un orgueil puerile ; ils meprisent leurs adversaires, & tous, tant qu’ils sont, ils n’en savent [p. 45] pas plus les uns que les autres. Sache que depuis les tems reculés d’Aristote, un de leurs Sages, ils ne sont pas encore avancés d’un pas de plus. Que ma chère Glé te cherisse comme moi-même ! qu’elle t’accorde les baisers les plus tendres ! & qu’elle goute entre tes bras la félicité la plus parfaite.

 

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DIXIÈME LETTRE.

 

La France est un Etat puissant de l’Europe. Ses Rois sont absolus, mais extrêmement cheris de leurs peuples. Les François, si jaloux de leur discernement, semblent devenir aveugles dès qu’il s’agit des volontés de leur monarque, persuadés qu’ils sont qu’il est un père & non pas un maître. Qu’un Prince est heureux : qu’il est puissant quand il commande à ses amis ! Tu [p. 46] seras surpris, chèr Alha, de leur credulité. Ils se sont imaginés que d’un seul mot leur souverain pouvoit convertit l’or en papier, & le papier en or. Je ne sais s’ils le regardent comme un magicien ou comme un dieu. Tel est ce peuple orgueilleux, qui se prefère à tous les autres. Le Prince qui est assis sur le trône est d’un maintien aimable & pacifique. Il fait prendre les armes à regret, & fait la guerre avec force ; ses armées sont victorieuses ; il vient d’aggrandir ses etats. Il a pour ministre un pontife venerable, eloigné de l’amour des richesses, quoiqu’il les tienne toutes dans ses mains ; beaucoup de François le louent, peu le blament, les etrangers le respectent.

LES faveurs du Prince sont ici appretiées. Pour être son esclave dans son palais, dans la judicature ou dans la guerre, on donne des sommes considerables. L’Avarice des ministres subalternes a inventé ces negoces hon-[p. 47 (n° absent)]teux, & a fait d’un grand Roi un Marchand de tout son Royaume.

LEURS sacrificateurs, dit-on, n’aquèrent souvent de grandes & amples possessions, qu’à force d’argent & de femmes.

J’etois il y a quelques jours chez le venerable pontife ministre. Je me promenois dans l’Antichambre au milieu d’une foule de Grands & de Petits de toute espèce. Je m’approchai d’un jeune homme de la race des Illustres, qui portoit l’habit de sacrificateur : & conversant ensemble, j’attens, me dit-il, Madame ****, qui m’a promis de me faire donner par le pontife ministre une Eglise, qui me raportera trente mille francs chaque année. Il m’entretint des services que ses ancêtres avoient rendus a l’Etat, au lieu de me montrer ses vertus ; & crut sans doute, que ses ayeux lui avoient transmis la sagesse, necessaire pour occuper la place qu’il sollicitait avec ardeur. Tu [p. 48] sais, chèr Alha, ce que nous demandons à nos lllustres, pour commander à nos compatriotes, & si nous nous en croyons jamais dignes. Mais je fus fort surpris de m’apercevoir, que ce jeune sacrificateur vouloit devenir le pedagogue de cent mille hommes, & d’un assez grand pays. La dame attendue arriva comme une divinité ; & me quittant brusquement, il courrut pour la suivre. Les portes, qui paroissoient impenetrables, s’ouvrirent tout-à-coup, & le pontife ministre malgré son grand âge, vint la recevoir, soûrit à son aspect, & lui accorda tout ce qu’elle voulut.

UN autre Illustre m’oborda [sic]. J’ai acheté, me dit-il, une charge de president à Mortier au parlement, & je viens demander au pontife ministre l’agrément de la cour. Qu’est-ce que c’est que cette charge lui demandai-je. Elle me coute huit cent mille francs, me repondit-il, & la fortune [p. 49] des habitans de ce Royaume va dependre de mes arrets.

JE n’aurois garde, mon chèr Alha, de lui dire que je les plaignois d’avoir un si grand fou pour juge de leurs affaires ; il me parla de chevaux, de chataux [sic], de chiens, de courses & de chasses. Je ne pu tirer autre chose de ce chef du peuple, qui ne put jamais repondre aux questions que je lui faisois sur les loix de son pays.

JE le quittois pour joindre un Anglois de ma connoissance : quand un sage François me dit : tu vois ce vieux guerrier, couvert de blessures & sa tête blanche : il arrive du fond de sa province. Il a obéï, il a commandé, l’espace de cinquante ans dans les armées. Il a vû quinze batailles rangées, & vingt-deux siéges ; & il se voit passer sur le ventre une foule de jeunes gens, qui montent aux honneurs. Il n’a ni pensions, ni recompenses, & regrette le Gouvernement de Louis XIV. [p. 50] il [sic sans majuscule] est reduit loin des grandeurs, qu’il à [sic] meritées mille fois, à passer le reste de ses jours dans l’obscurité de la campagne. Je crois à l’injustice, quand un François, qui s’étoit arreté avec nous sur l’escalier, nous dit tranquilement, cet homme est trop vieux pour obtenir des graces. En vérité, mon chèr Alha, j’étois si indigné, que si ma qualité d’etranger ne m’eut retenu, j’aurois pour ce vieillard respectable rempli le palais de clameurs ; mais je me contentai de repandre des larmes, & de les mêler avec les siennes.

 

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ONZIÈME LETTRE.

 

J’etois malade, mon chèr Alha, ces jours passés d’une colique violente, quand au milieu de mes douleurs, un certain homme vint me tenir [p. 51] un langage grave & scientifique, moitié Latin, moitié Grec, & moitié François. Heureusement pour moi mes pedagogues m’avoient appris les principes de ces idiomes, en sorte que j’entendis à peu près ce que signifioit son galimatias. Il fit semblant de conjurer ma maladie ; & sçachant de mon hôte, que j’etois étranger, il me dit d’un ton goguenard, qu’il etoit charmé de me servir, & moi j’en suis bien faché, lui dis-je, Venerable ? Les François, continua-t-il, sont les premiers medecins du monde ? sa bouche avoir un flux epatique d’aphorismes. Il me tata le poux : il regarda ma langue & mes yeux : mais par malheur pour lui, il me survint un vomissement & je me trouvai entièrement soulagé. Je m’informai plus amplement de cet homme : on me dit qu’en Europe ces gens vendoient la santé. N’en sois pas surpris chèr Alha, puisqu’on vend l’eau à Paris. La Medecine a ses raisons ici pour être [p. 52] mysterieuse. Il n’est donné qu’à ceux, qui sont initiés dans ses mysteres, d’être utiles au genre humain malade. Les hommes ont beau se recrier, l’amour de la societé a beau reclamer & exiger la connoissance des doses necessaires pour se guerir de la fievre, il faut qu’il en coute pour consulter les Reverends. Il faut obtenir d’eux quelques figures sorcières, qui mises au net, par un droguiste, font avaler aveuglement à ces nations la vie ou la mort. Croirois-tu, que l’intérêt, poussé à un tel excès, fut toleré par les loix ? Si les Européens scavoient se guerir, leurs medecins mourroient de faim. Qu’ils vivent donc, j’y consens : pourvu qu’ils n’attentent pas à ma vie, comme on dit ici, qu’ils le font impunement. N’est-il pas surprenant, que ces peuples insensés rougissent d’ecouter l’instinct commun de la Nature, & qu’ils se reposent du soin de ce qu’ils ressentent à des devins, qui ne rencon-[p. 53]trent presque jamais. Scais-tu bien, chèr Alha, que ces indications, qui nous instruisent naturellement, sont entièrement eteintes & negligées ici ? qu’on doute de leur force & de leur vérité, quand elles se presentent ? je te jure, que je ferai en sorte de ne jamais mourir dans ces climats. Deux animaux insatiables obsedent dans ces derniers momens ; le Medecin & le Sacrificateur : cette engeance vous développe tout ce qu’hypocrate & les saints Pères ont de redoutable & de terrible. Un homme en santé & vertueux mourroit de frayeur des consequences palpables & raisonnées qu’ils etalent. Ils arrachent tous les deux de complot à leurs foibles patients l’ame & la bourse, & s’engraissent de maladies. Nous ne faisons rien cette année, me disoit un de ces Sacrificateurs, gras & frais ? nous n’enterrons plus ; mais voici le mois d’Octobre. Comment, lui dis-je, on paye donc ici sa sortie du mon-[p. 54]de ? oui, me repondit-il gravement, nous chantons pour le bien de leur Ame. Et pourquoi chanter ajoutai-je ? afin reprit-il que le Grand Esprit se souvienne d’eux dans son saint Paradis ? Telle est, chèr Alha, la folie de ces Venerables. Ils veulent apprendre à Dieu à aimer sa creature. Ils crient à ses oreilles, comme s’il etoit sourd. Tu ris sans doute des idées singulières de ces Européens. Sache cependant, qu’ils s’estiment plus que nous ; & qu’ils nous regardent comme des sauvages, qui avons a peine la figure de l’humanité.

 

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DOUZIÈME LETTRE.

 

Viens, Igli, me dit hier un Venitien de ma connoissance ? je veux aujourd’hui te montrer le Dieu Plutus. Quel est ce Dieu, lui dis-je : c’est un [p. 55] Juif, me repondit-il. Que de divinités lui repartis-je sont sortis de cette nation ! chaque jour me dit-il on va l’encenser ; mais il fait la depense des sacrifices. Je le suivi, & j’entrai dans un temple doré : les autels étaient dressés en faveur des adorateurs, & non pas pour l’idole. Il étoit environ la moitié du jour, quand un phantome antique, le front courbé, sur ses genoux, les yeux bordés de rouge, porté par des esclaves sur un brancard d’or, s’apparut, comme une ombre, au milieu de la troupe choisie, & destinée aux mystères. J’étois assis comme les autres, sans oser toucher aux victimes, & demandois à mon Venitien, si ces illustres avides, que je voyois, comptoient encore manger chez eux à leur retour ? non, me dit-il à l’oreille : ce sont les parasites du Dieu. Que voulez-vous dire parasites ? ces illustres, continua-t-il, ne mangent jamais chez eux. De quoi vivent-ils donc, lui dis-je ? [p. 56] cependant trois prêtresses faisoient la distribution des hosties. On but & on mangea largement des mets & des vins les plus exquis : après quoi les mêmes esclaves remportèrent le Dieu, dans un autre temple voisin. Tous s’y rendirent à l’instant : & faisant un cercle autour de lui, lui tenoient des discours sans raison, & sans suite. Je souriois en moi-même de la sottise de la Divinité, qui admettoit un semblable culte. Le vieux Plutus caressoit les dames de sa main décharnée, & passoit même quelques-fois les bornes de la modestie divine. J’avois une extrême impatience de sortir avec mon Venitien, pour lui demander le denouement de ce spectacle. Nous nous éloignames sans rien dire, selon l’usage de ces peuples, qui quittent leurs meilleurs amis, sans se dire adieu ; & quand nous fumes en liberté : quel est donc ce magot lui dis-je ? sont-ce là les dieux de ce pais ? sache Igli, me dit-il, que ce Juif acquite sa [p. 57] conscience. Il repand à pleines mains sur quelques particuliers, ce qu’il a volé au public. Ce Circonçis a allié ses enfans aux Illutres du Royaume, & vit impunement du sang des citoyens. Ces femmes, que tu as vuës si charmantes & si aimables, qui semblent faites pour la volupté, crois-tu qu’elles viennent reveiller les feux amortis de ce Rabin moribond ? non, chèr Igli, c’est l’or & la bonne chère qui les assemble ici. Ce metail leur attendrit le cœur : & ce cadavre hideux s’est imaginé n’avoir pas encore perdu tout credit à Cythère ; il tient sous son empire les ministres mêmes de l’etat. Quelques unes de leur charges sont à lui : & cet homme semble essayer jusqu’où peut aller la puissance de l’or. Ce disciple de la Synagogue vit aussi magnifiquement, que les Rois. Il leur prête dans leurs besoins, les rapines & les depouilles de plusieurs provinces. Mais, dis-moi donc, chèr ami, [p. 58] ajoutai-je, que vouloient dire ces adorateurs, qui l’environnoient ? pas un ne le connoissent, me dit-il, que pour avoir été le voir comme toi & moi, & que pour avoir mangé ses holocaustes. Les uns cependant lui rappellent la bonne grace de sa jeunesse, ses exploits amoureux, & les feux qu’il inspiroit aux dames ; les autres vantent ses richesses, son credit, ses services, sa probité, & lui font oublier agreablement la cruauté des heretiques brutaux, qui ont voulu jadis le suspendre. Pour moi je lui ai fait les complimens du doge, & de la republique de Venise, qu’il a reçus avec bonté.

C’EST ainsi que ce phantome ridicule achète les ris des spectateurs.

EN vérité, chèr Alha, il faut que l’yvresse de ce metail, que nous mèprisons, soit bien dangereuse pour produire des effets si etranges. Que le Grand Esprit, qui veille à notre bonheur, nous preserve de pareils dieux ! [p. 59] On dit qu’il y en a ici un grand nombre de différentes classes. Mais que les mieux fetés font les dieux de l’or. Les flatteurs sont chez eux & chez les Princes, on ne dit la vérité que parmi le peuple. Heureux s’il n’étoit pas lui-même enseveli dans la nuit d’une infinité d’autres mensonges.

 

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TREIZIÈME LETTRE.

 

Je me promenoir, il y a quelques jours, dans les jardins du palais des Rois, où je m’occupois de mille reflexions sur tout ce que je decouvrois d’extraordinaire dans ces climats. Le tems étoit serain : il s’y étoit assemblé beaucoup plus de monde qu’à l’ordinaire. On se promenoit par troupes, ou l’on s’asseyoit sur les gazons. Je passois dans toutes les allées des bosquets pour [p. 60] admirer les femmes, qui me ravissoient par leur blancheur, le rouge admirable de leurs jouës, par leur air noble & leur maintien facile & aimable. Une troupe de jeunes gens, parfaitement beaux, s’avisèrent de me remarquer, & me montrant au doit, se moquoient du mauvais ordre de ma coëffure, de ma chaussure & de mes habits.

 

[à suivre...]

 

 

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Selon édition    LETTRES / IROQUOISES. / tome premier. / [double filet] / A’ IROCOPOLIS, / Chez LES VENERABLES. / MDCCLII.

 

Publication        Irocopolis : chez les Vénérables, 1752.

Description       Vol 1  : 166 p. ; 27 Lettres (1ère à 27ème)

                          Vol 2  : 164 p. ; 16 Lettres (28ème à 43ème)

                           In-8°

 

Un exemplaires de cette édition originale (1752) figure à la B.M. de Dijon

( Cote : 50040, CGA )

 

 

 

 

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