Le Plaisir et la Volupté
Madeleine
D’arsant De Puisieux (1720-1798)
(texte
daté de 1752)
Reproduction
de l'édition de 1752, Paphos, s. n.
►
L’orthographe et la ponctuation d’origine ont été respectées. Quelques “[sic]”
posés çà et là rappelleront au lecteur notre souci d’éviter les fautes de
frappe. Merci de nous pardonner ou de nous signaler celles qui nous auront
échappé.
LE PLAISIR
ET
LA
VOLUPTÉ,
CONTE
ALLEGORIQUE.
Un jour l’Amour, fatigué du jour de Paris, & peu
satisfait de ses Habitans, s’envola dans ces Campagnes délicieuses
que l’opulence & le goût ont pris soin d’embellir. La Nature
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semble regner
dans ce climat paisible ; l’Art d’accord avec elle, ne cherche
point à la surpasser ; content de servir à l’embellissement des
Palais & à l’ornement des Jardins, il y plaît plus qu’il n’étonne.
L’Amour donc, après avoir parcouru les bords de la Seine, apperçut de
loin une solitude riante, vers laquelle il dirigea son vol. C’étoit le
lieu où se retiroit Aminte, quand ses vapeurs lui faisoient quitter Paris.
Il y avoit déja plusieurs jours qu’elle y étoit venue chercher les
moyens de s’en guérir.
L’Aurore commençoit à faire
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place au Soleil, lorsque l’Amour s’abbattit dans un
parterre émaillé des plus belles fleurs, qui ne faisoient que d’éclore.
Un Château vaste & régulier s’offrit à sa vûe. Trois degrés
regnoient à l’entour ; & des portes de glaces placées
au-dessus, donnoient au Bâtiment l’air d’un Temple. L’Amour
considéroit avec plaisir une demeure si belle ; une des portes s’ouvrit,
& il en vit sortir une femme
Dans
le simple appareil
D’une
Beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
L’Amour se cache derriere un
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Oranger pour
pouvoir, sans être apperçu, contempler la beauté qui s’offroit à ses
yeux : il eut beau la considérer, il ne la reconnut point. Quoi !
dit-il en lui-même, cet objet charmant m’est échappé jusqu’à ce
jour ! perçons le cœur de cette belle indifférente. Aminte s’éloignoit
cependant ; l’Amour curieux de connoître ses penchans, entre dans
son appartement, il parcourt un salon superbe & de vastes cabinets sans
rencontrer personne. A chaque pas il respiroit des parfums délicieux, que
répandoient des vases de Jaspe & du Japon
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garnis d’or.
Tous les meubles de ce riche appartement sembloient avoir été placés
exprès pour le recevoir. Que je fixerois volontiers ma demeure dans ce
Palais ! quel séjour enchanteur ! dit le Dieu de Cythere. Il
admire tout ; rien n’échappe à ses regards ; il continue sa
recherche, & arrive enfin dans la chambre d’Aminte : le jour n’y
pénétroit pas encore ; mais l’Amour qui est très-clair-voyant,
quoi qu’on en dise, apperçut un lit d’où il sembloit que quelqu’un
venoit de sortir. Ce Dieu fatigué s’approche, & se couche dans la
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place
vacante ; mais quel fut son étonnement de sentir à ses côtés un
enfant profondément endormi. Qu’apperçois-je, dit en soupirant l’Amour,
après l’avoir considéré attentivement ? il est plus beau que
moi ! il me paroît pourtant excédé de lassitude. Comment, ajouta-t’il,
il a aussi des aîles ! mais elles ne font que de naître !
L’Amour contemploit cet aimable
enfant sans le reconnoître, quand tout-à-coup le Plaisir s’éveillant,
car c’étoit lui, s’écria : Ah mon frere, c’est vous !
Quoi, reprit l’Amour,
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le Plaisir se trouve ici, & je n’ai jamais habité
ce séjour ! Ah, que vous avez coûté d’inquétudes [sic] à
notre mere, depuis que vous avez disparu ! Tout Cythere est en pleurs.
En vain Venus a parcouru la Cour & la ville pour vous rencontrer :
pour moi, ennuyé de votre longue absence, j’ai quitté Paris pour venir
vous chercher. Hélas, répondit le Plaisir, que ne suis-je toujours resté
avec vous ! mais puisque nous sommes seuls, écoutez mon histoire.
Un jour que notre mere m’avoit grondé, je la quittai,
& m’enfuis de Cythere. Je courus
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long-tems
sans me fixer ; enfin apperçevant la maison de Philis, je projettai d’y
établir ma demeure. Elle me vit & me trouva charmant ; mais
bien-tôt je lui échappai. Philis étoit d’une vertu sévere ; elle
auroit bien désiré de me conserver, mais elle vouloit que l’on ignorât
qu’elle me donnoit un azile chez elle. Cette réserve me chagrina ;
peu accoutumé à pareille gêne, je ne tardai pas à m’en lasser, &
je me promis bien de changer de retraite à la premiere occasion. Le hasard
m’en présenta bientôt une favorable. Aminte alla rendre visite à Philis ;
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elle
me trouva près d’elle, & devint en un moment passionnée pour moi.
Elle me demanda avec instance à Philis, qui n’osant la refuser, m’accorda
à sa priere. Aminte m’emporta dans ses bras ; & ne m’a pas
perdu de vûe depuis ce moment : je ne la quite jamais, & il n’y
a que le tems de son sommeil où il me soit permis de reposer. Quelle
contrainte ! que je suis sas de demeurer ici ! ah, mon frere, ayez
pitié du Plaisir. Occupez ma place pour quelque tems, & je retournerai
consoler notre mere.
Amour touché de l’état du
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Plaisir
& de sa tristesse, consentit à remplir sa place & à passer pour
lui. Ces deux freres étoient encore enfans pour lors, & ils se
ressembloient si fort, qu’il étoit aisé de se tromper à leur air, &
de les prendre l’un pour l’autre. Le Plaisir embrassa tendrement l’Amour,
& se balançant sur ses aîles, il s’envola du Palais d’Aminte. L’Amour
resté seul s’endormit, n’ayant rien de mieux à faire.
Le retour du Plaisir à Cythere combla de joie tous les
habitans de cette Isle. Il étoit encore dans son enfance, & Ve-
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nus
le regardoit avec raison comme le plus beau, mais le moins docile de ses
fils. Dès qu’elle l’aperçut elle le prit dans ses bras, le caressa, le
gronda, lui reprocha tendrement sa longue absence, & les chagrins qu’il
lui avoit causés. Le Plaisir raconta à sa mere la cause de sa fuite, &
tout ce qui lui étoit arrivé depuis son départ d’auprès d’elle.
Pourquoi, mon fils, lui dit-elle, avez-vous séjourné si long-tems où l’Amour
n’étoit pas ? Volez toujours, croyez-moi, & ne vous fixez jamais
sans votre frere.
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Le Plaisir goûta pour cette fois des leçons si sages,
& promit à Venus de fuir à l’avenir quiconque le rechercheroit trop
vivement. Après trois jours de repos, il repartit encore pour aller où ses
inclinations l’appelloient. Laissons-le parcourir quelque-tems les champs
& la Ville, & revenons à l’Amour que nous avons laissé endormi
dans le lit d’Aminte.
Il ne fut pas plutôt éveillé, que réfléchissant à
son avanture, il se proposa de punir Aminte du mépris qu’elle avoit fait
de lui, & de la préférence marquée
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qu’elle avoit donnée à son frere. La matinée étoit
déjà avancée, & personne n’avoit encore paru. L’Amour étoit
inquiet, il craignoit qu’on ne le reconnut à ses aîles : elles
étoient grandes, fortes, & de plusieurs couleurs, au lieu que celles du
Plaisir étoient petites, foibles, & toutes blanches. L’Amour n’a
point d’esprit ; mais il est ingénieux. En cas qu’on vint à lui
demander raison du changement de ses aîles, il résolut de feindre un grand
étonnement, & de dîre que Venus lui avoit apparu en songe, & qu’elle
lui avoit fait
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présent
d’aîles semblables à celles de l’Amour.
Il commençoit à s’impatienter du silence qui regnoit
dans le Palais, quand il entendit quelqu’un s’approcher doucement ;
c’étoit Eglé une des femmes d’Aminte, qui venoit voir si sa Maîtresse
dormoit encore ; & ayant entendu soupirer : Aimable Dieu,
dit-elle à l’Amour qu’elle prenoit pour le Plaisir, voulez-vous venir
avec moi ? Hélas, ma bonne, lui répondit-il, je me meurs de
fatigue ! Que veut dire Madame, continua-elle [sic] ? Ne
vous laissera-elle jamais en paix ? Dormez
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donc
encore. A ces mots Eglé referma les rideaux & se retira.
Aminte rentra quelques momens après ; & le bruit
qu’on fit dans son appartement, annonça qu’elle étoit visible. L’Amour
se hâta de sortir du lit, & suivit Aminte à sa toilette. Il la trouva
entourée de ses femmes. Toutes étoient occupées à la parer ; elle
seule sembloit ne penser à rien. Ses yeux noirs, grands & passionnés
ne marquoient que des desirs, son teint n’étoit point animé ; sa
bouche étoit petite, mais ses levres ressembloient à une rose fannée qui
vient d’être pres-
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sée
sur le sein. Une douce nonchalance répandue dans ses mouvemens donnoit à
Aminte des graces touchantes ; ses bras conservoient encore l’impression
du Plaisir qui venoit de lui échapper. Sa taille étoit légere, sa gorge
paroissoit charmante ; & l’Amour ce petit perfide ne craignit pas
de blesser un sein si beau.
Quoi donc, dit Aminte à l’Amour en le flattant,
pourquoi ne vous ai-je pas vû ce matin ? Je dormois, lui répondit-il.
Ah, que j’ai fait un singulier rêve ! J’ai songé que Venus m’avoit
donné des aîles semblables à cel-
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les
de l’Amour ; que je pourrois voler comme lui, & que j’aurois
autant de force. Je crois, s’écria Aminte, que ce songe n’en est point
un : c’est une réalité ; & en effet vos aîles ne sont
plus les mêmes. Qu’elles sont belles, ajouta-t’elle, en les
touchant ! Ha, mon fils, vous allez devenir volage ! Non, lui
répondit l’Amour, vous êtes trop belle ; vous mettrez toujours des
obstacles à mon inconstance, & ne me laisserez jamais le pouvoir de
changer.
L’Amour en étoit à ce compliment, quand il entra un
jeu-
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ne
homme d’une figure aimable, qu’il reconnut pour l’avoir vû autrefois
soumis à son empire. Aminte lui tendit une main qu’il baisa avec respect,
en lui demandant comment elle se portoit. Mais.... je ne sçai, lui
répondit-elle, j’ai de l’humeur aujourd’hui. Il faudra la dissiper,
répondit froidement Lisis en regardant un vase de Saxe qu’il avoit vû
cent fois. Cependant, ajouta-t’il, je viens vous demander la permission d’aller
passer quelques jours à Paris, pour des affaires de la derniere importance.
L’Amour re-
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marqua
qu’Aminte étoit piquée de la proposition. Vous m’aviez promis, lui
dit-elle, de passer un mois ici avec moi ; il n’y a que huit jours
que nous y sommes, & vous voulez déja en partir ! Il faut avouer
que vous faites quelquefois des demandes bien sottes. J’en conviens,
répondit Lisis ; mais que voulez-vous que je fasse ? Je viens de
recevoir dans la minute une Lettre par laquelle on me presse de me rendre à
Paris sans délai. D’honneur j’en suis anéanti.... Cela suffit,
Monsieur, reprit impatiemment Aminte ; vous
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pouvez donner ordre que vos équipages soient prêts. Vous
dînerez sans doute encore avec moi ; car, ajouta-t’elle, il est trop
tard pour aller dîner à Paris. Oui, Madame, répondit Lisis foiblement, j’aurai
l’honneur de vous tenir compagnie. Dans le moment amine achevoit de mettre
son rouge. Lisis lui donna la main pour passer dans le Salon où l’Amour
les suivit.
A quoi voulez-vous passer le tems jusqu’au dîner, lui
demanda Lisis ? A raisonner, répondit Aminte. A raisonner, reprit
Lisis en souriant ? Cette occupation
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est
neuve pour une jolie femme. Mais, sérieusement ajouta-t’il, vous voulez
raisonner ! eh bien raisonnons donc : en disant ces mots Lisis s’assit
sur une chaise à côté du sopha où étoit couchée Aminte. Sçavez-vous
bien, dit-elle, que vous devenez d’une absurdité insoutenable. Il y a des
momens où vous êtes vraiment persuadé que vous avez de l’esprit. Il n’y
a qu’une bonne amie qui puisse vous avertir de l’erreur dans laquelle
vous vivez là-dessus, & je veux bien vous dire qu’il n’y a que des
gens qui n’ont pas le sens commun, qui puissent
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vous
en trouver. Ha, reprit Lisis, je suis certain que vous pensiez différemment
hier au soir ! Oui, repliqua Aminte, je pouvois n’être pas hier si
persuadée de votre peu de solidité ; mais en vivant avec les gens, on
les pénétre ; on développe leurs défauts, on apprend à les
connaître. Avouez, dit Lisis, que si je pouvois rester avec vous un mois
entier, comme je l’avois projetté, vous ne me trouveriez ni si absurde,
ni si dénué de sens commun. Peut-être, reprit Aminte, vous trouverois-je
encore plus pitoyable. Car je crois vos ressources aus-
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si bornées que votre... Ha Reine, n’achevez-pas,
interrompit Lisis en la regardant avec malice, vous me désespérez. Vous ne
vous rappellez pas apparemment qu’il n’y a que quinze jours que vos
bontés pour moi passerent mes espérances, & qu’on ne peut pas
glisser si subitement de la passion à l’éloignement. Ce ressouvenir ne
prouve rien en votre faveur, dit Aminte, & le goût que m’avoit
inspiré votre figure, n’a rien de commun avec le peu d’esprit que vous
pouvez avoir. Il est donc inutile, répliqua Lisis, qu’un homme ait de
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l’esprit
pour vous plaire. Ho, très inutile, répondit Aminte : pourquoi donc
me faites vous un reproche d’en manquer, reprit Lisis ?
Pourquoi ? dit Aminte ; mais... parce que votre figure commence à
ne me plaire plus si fort.
L’Amour n’avoit jamais été témoin d’une scéne si
extraordinaire. Accoutumé à ne voir que des Amans qu’il conduisoit, il
ne comprenoit pas que deux personnes qui s’étoient unies par leur propre
choix, pussent en venir à ce point de froideur, & qu’il y eût tant d’aigreur,
sans
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que
la jalousie s’en mêlât.
Aminte proposa une partie de Trictrac, changea de place
& se coucha nonchalamment sur sa chaise longue. Elle montra à Lisis
& à l’Amour les deux plus belles jambes du monde. L’Amour en fut
troublé ; mais Lisis les regarda sans les voir ; il les avoit
tant vûes, & avec si peu de ménagement, qu’il n’y faisoit pas
seulement la moindre attention. Après quelques coups de dés, Amine joua la
distraction. Quoi sérieusement, lui dit Lisis, vous voulez jouer ? C’est,
je crois, reprit-elle, ce que nous avons de mieux à
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faire ;
vous avez des jours où votre conversation est si séche, si insipide.... En
vérité, répliqua Lisis, malgré tout ce que vous pouvez dire, je ne pense
pas vous [sic] en soyez mécontente. J’ai tant parlé depuis que je
suis ici, qu’un autre assurément n’auroit pas mieux dit. Voilà,
répondit Aminte comme on se flatte toujours ; mais laissons-là le
jeu ; il me fait mal à la tête. Lisis posa son cornet, & Aminte
prenant ses nœuds, se recoucha sur sa chaise. Lisis la regardoit avec un
sang froid qui glaçoit l’Amour. Il se mit à répéter un air d’opéra
avec
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une
préférence d’esprit admirable. Pourquoi chantez-vous, lui demanda
Aminte ? ne voyez-vous pas que vous avez aujourd’hui la voix d’un
faux à périr. Ma foi, Madame, répondit Lisis, je ne croyois pas que vous
me fissiez l’honneur de m’écouter.
L’Amour commençoit à s’amuser de ce
tête-à-tête ; il ne perdoit pas un seul mot d’une conversation si
singulière, & ne comprenoit pas où tout cela aboutiroit ; Aminte
quittant ses nœuds se leva, & se promena dans son salon avec grace.
Vous marchez comme Pallas, lui dit Lisis.
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Quelle
impertinence, répondit Aminte ! il va me comparer justement à la plus
gauche des Déesses. Une Déesse le peut-elle être, demanda Lisis ?
Mais je m’apperçois que mon départ jette sur toute ma personne un
ridicule monstrueux : je me trouve pourtant bien flatté de ce dépit.
En disant ces mots il lui baisa la main. Voulez-vous passer au Jardin,
continua-t’il ? Non, dit Aminte, il fait trop chaud. Que vous
plaît-il donc que nous fassions, demanda Lisis ? Rien repliqua Aminte,
en se recouchant sur sa duchesse, & fixant Lisis.
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Elle sonna, demanda une Brochure qu’elle avoit laissée sur sa table de nuit ; on la lui apporte, & elle se met à lire. Voilà, dit Aminte en éclatant de rire, le portrait d’un original qui vous ressemble trait pour trait ! Lisez plutôt.... Lisis prit le livre, lût l’endroit qu’Aminte lui montroit ; & le lui rendant après quelques momens de lecture : vous avez raison, Madame, lui dit-il froidement, je m’y reconnois. N’est-il pas vrai, demanda Aminte, que cette espèce d’homme étoit capable d’ennuyer la personne la moins portée à la mé-
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lancolie ?
A qui ressemblois-je il y a huit jours, reprit Lisis ? Je ne sçai, dit
Aminte, vous avez des quarts d’heure où vous êtes assez bien. Aminte
commença à conjecturer que Lisis avoir eu besoin de la présence du
Plaisir, pour le faire rester huit jours avec elle.
On les servit, & ils dînerent en silence, avec cet
appêtit qui convenoit si fort à la tranquillité de leurs cœurs. A l’entremêt
ils parlerent de leurs connoissances. Aminte médit de toutes les
femmes ; elle les trouva laides ou bêtes ; & Lisis tira sur
les ridicules imperceptibles de ses scié-
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tés.
Il leur échapa à tous les deux quantité de ces propos qu’on appelle
bons mots, & qui ne sont le plus souvent que des équivoques
pitoyables ; mais il étoit d’usage dans ces tems-là de courir
après l’esprit, & de ne le rencontrer presque jamais. On avoit déjà
quitté cette belle simplicité amie de la nature & de la raison, &
compagne inséparable du don de plaire. Il n’étoit pas permis de se
livrer à cette gayeté aimable que suivent les jeux & les ris. Il
étoit de convention de ne point rire, de jouer beaucoup, de ne juger que du
mérite des gens que sur
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l’apparence
de leur fortune, de n’accorder des égards qu’aux dignités, & rien
aux qualités personnelles ; & quoiqu’Aminte & Lisis se
conformassent scrupuleusement à ces usages, ils ne laisserent pas de les
blâmer comme contraires au bon sens.
Ce dîner auroit paru un siécle à deux Amans bien
tendres ; mais Lisis le trouva horriblement court. Il faut avouer,
ditil [sic], en se levant de table, que nous avons dîné bien
précipitamment. C’est que vous avez un voyage à faire, répondit Aminte,
d’assez bonne foi. Ensuite ils repas-
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serent dans le salon ; mais Lisis avoit projetté en dînant de ne point quitter Aminte mécontente de lui. Il prit un air plus gay ; lui fit des questions intéressantes, s’approcha d’elle, & ses yeux lui annonçoient déja que ses charmes faisoient impression sur ses sens : mais quel retour ! Lisis cherche en vain le Plaisir, il l’appelle, prend l’Amour pour lui, le flatte & le caresse ; mais l’Amour ne pouvoit rien pour leur félicité. Tel est l’ordre du destin : l’Amour ne peut pas prendre la place du Plaisir, quand une fois celui-ci a habité sans lui
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dans
un cœur. Il ne lui étoit permis tout au plus que de blesser seulement ces
deux Amans pour d’autres objets.
Lisis sentant l’impossibilité où il étoit de plaire
à Aminte, la quitta un peu brusquement, en lui promettant de revenir la
voir, sitôt que ses affaires seroient terminées. Elles le lui permit
nonchalamment ; & il prit congé d’elle avec des respects qui
firent sourire l’Amour. Il monta légerement dans sa Chaise, & dit à
son postillon d’aller grand train ; mais il est constant qu’au bout
de l’avenue il ne songeoit dejà plus à
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elle.
L’Amour l’avoit suivi de loin ; & après l’avoir vû partir,
il retourna vers Aminte à qui il donna toute son attention.
Aminte parut d’abord un peu rêveuse ; ensuite elle
prit son parti sur le champ, & s’amusa à répéter un air noté à la
mode, & très-difficile. C’étoit une de ces femmes dont l’éducation
a été fort négligée du côté des mœurs ; mais à qui on n’avoit
rien épargné pour la rendre charmante par les graces & les talens. Son
tempérament s’étoit trouvé d’accord avec les mauvais principes qu’elle
avoit reçus ; elle
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étoit
restée veuve, extrêmement riche, & dans l’âge où une femme ose à
peine prétendre à une liberté bornée. Les exemples qu’elle avoit
devant les yeux ne lui offrant que le Plaisir, elle l’avoit saisi toutes
les fois qu’elle avoit crû le rencontrer. Comme elle n’avoit jamais
connu l’Amour, elle s’étoit imaginé que le goût passager qu’elle
avoit ressenti pour quelques figures aimables, étoit véritablement une
passion ; & elle avoit été surprise plusieurs fois d’éprouver
un vuide immense dans son ame, même dans les tems où les sen-
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timens qu’elle prenoit pour de l’amour l’occupoient
le plus. Née avec de l’esprit & de la raison, ces qualités si rares
s’étoient dégradées en elles par le mauvais usage qu’elle en avoit
fait. Elle donnoit dans tous le travers des femmes de son rang, & se
livroit à tous ses penchans, que ses richesses multiplioient encore chaque
jour. Enfin Aminte faisoit en même tems la femme la plus aimable, & la
plus ridicule.
Il restoit à cette Dame un fils unique agé de sept ans.
Elle songea d’abord à son éducation ; c’est-à-dire qu’elle
voulut choi-
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sir elle-même son gouverneur, & ses maîtres. Elle étoit fort capable de faire un bon choix ; & six mois entiers furent employés à cette recherche. Les récompenses qu’elle attachoit à l’éducation de son fils, lui attirerent beaucoup de gens qui prétendoient aux connoissances, & qui peut-être en avoient réellement. Mais une de ses amies lui parla de Damis, & le fit avec tant d’éloges qu’elle voulut le voir. Damis lui fut amené à quelques jours de-là ; Aminte en demeura surprise. Il lui parut malgré la simplicité de son ajustement d’une figure char-
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mante, jeune, timide, & d’une douceur aimable. Le
premier compliment qu’Aminte lui fit en entrant, lui causa du trouble
& de l’embarras. Quoi, Monsieur, lui dit-elle, est-il possible qu’avec
cet extérieur vous possédiez l’esprit & les talents rares d’un
Sçavant ? Madame, lui répondit modestement Damis, je n’ai rien qui
me flatte plus que le desir de vous être agréable, & de m’acquitter
avec beaucoup de zéle de mes devoirs, si je suis assez heureux pour que
vous acceptiez mes services. Oui, Monsieur, je les accepte avec plai-
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sir,
répliqua Aminte ; & je vous prie dès ce moment de regarder mon
fils comme le vôtre. Si par hazard il a d’heureuses dispositions, tant
mieux pour vous ; il vous sera plus facile de les cultiver ; mais
s’il n’est pas né avec un beau naturel, tâchez au moins de pallier ses
défauts par des connoissances, & un sçavoir au-dessus du commun. Je
crois qu’un homme vicieux ne peut faire oublier ses vices, qu’en se
rendant recommendable dans la société par les qualités de l’esprit. Car
un homme vicieux & ignorant est un monstre dans un état,
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surtout quand sa naissance & son rang le mettent à
portée de faire remarquer qu’il existe. Permettez-moi, Madame, reprit
Damis de vous marquer mon respectueux étonnement. Vous venez de faire une
réflexion qui porte dans mon ame des coups de lumiere que je ne devrai qu’à
vous ; je n’ose ajouter toute l’admiration que vous m’inspirez....
Parlons d’autres choses, interrompit Aminte ; je me réserve à vous
faire mes remerciements, Madame, dit-elle à son amie.
Depuis ce jour, Damis fut
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censé
de la maison d’Aminte ; on fit venir son fils à qui Damis adressa
des questions à sa portée. Cet enfant se prit tout d’un coup d’amitié
pour lui, & en huit jours de tems, toutes choses se trouverent
arrangées.
Aminte laissoit souvent son monde à Paris, & se
retiroit ordinairement à..... où elle avoit une maison superbe, la même
où l’Amour la trouva avec Lisis & le Plaisir. Il y avoit quelques
semaines qu’elle avoit lié avec eux ; & de plusieurs Amans qu’elle
avoit eus successivement depuis qu’elle y venoit, pas un
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seul
n’avoit touché son cœur : elle n’avoit point encore engagé Damis
à venir l’y voir, quoi qu’elle connût son mérite, & que rien ne
lui en fût échappé. Elle ne pouvoit comprendre qu’un homme, qui n’étoit
pas à la mode, pût engager une femme de son rang dans une intrigue. Elle s’étoit
imaginée qu’elle auroit à rougir d’une passion sérieuse pour un homme
d’un mérite supérieur, mais d’un état ignoré ; elle commençoit
à revenir de cette idée, & à changer de sentiment, suite de cette
inconstance que donne la belle éducation,
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&
l’usage du grand monde.
Lisis ne fut pas plutôt parti, qu’Aminte avoir cherché
dans son imagination ce qui pourroit la dédommager du départ d’un amant,
qui quoique superficiel, n’avoit pas laissé que de l’amuser. Elle se
ressouvint tout-à-coup de Damis ; cette pensée lui rendit en un
moment toute sa belle humeur. Elle ordonna à un Valet-de-Chambre de monter
à cheval, & d’aller à toute bride annoncer à Damis de partir avec
son fils pour se rendre auprès d’elle. L’Amour, qui avoit examiné tous
les mouvemens
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d’Aminte, crut que celui qu’elle venoit d’envoyer chercher étoit encore quelque Lisis, & suspendit sa Vangeance. Aminte seule avoit paru impatiente ; elle prenoit un livre, en lisoit quelques pages, puis le rejettoit sur sa table d’un air ennuyé. L’Amour l’entendit soupirer plusieurs fois : elle l’avoit même appellé auprès d’elle, & lui avoit adressé les plus tendres plaintes sur l’indifférence qu’il sembloit avoir prise pour elle. L’Amour ne répondoit à ses reproches qu’en la flattant ; il commençoit à échauffer son cœur d’une maniere imper-
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ceptible ;
& il ne manquoit plus que la présence de Damis pour engager l’Amour
à l’enflammer entierement. Il arriva enfin : ce fut alors qu’Aminte
éprouva pour la premiere fois ce doux frémissement qui précede les
grandes passions.
Aminte s’étoit levée pour le recevoir, quoiqu’elle
eût bien pû s’en dispenser. Le compliment de Damis fut court, mais
galant & spirituel. L’Amour lui sourit, & Aminte le reçut avec
des yeux animés par la joie la plus vive : elle embrassa son
fils ; & après quelques discours vagues
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qui
ne signifioient rien, elle ordonna à une de ses femmes de l’emmener.
Restée seule avec Damis & l’Amour, elle prit sa
place sur une Ottomane. Damis avança une chaise auprès d’elle, & lui
demanda avec timidité à quoi elle avoit passé son tems depuis qu’elle
étoit à ..... J’ai presque toujours dormi, lui répondit-elle : car
je regarde comme un sommeil de ne penser à rien ; & je serois en
vérité fort embarrassée s’il falloit me rappeller depuis huit jours une
seule idée qui en valût la peine. Ce que vous dites-là,
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Madame,
reprit Damis, est bien humiliant pour ceux qui ont eu l’honneur de vous
tenir compagnie. Vous avez raison, répliqua Aminte, & je vous avoue que
j’ai rencontré peu de gens depuis que je suis au monde en état de
suffire à des conversations suivies, & qui ayent assez de ressources
dans l’esprit pour se passer du jeu, de la lecture, ou des affaires des
autres. Mais continua-t’elle, en regardant Damis, je crois que vous me
deviendrez nécessaire, non-seulement pour l’éducation de mon fils, mais
aussi pour le genre de
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vie
que je prétends mener à l’avenir. Je m’ennuye de ne trouver que des
hommes futiles, sans principes & sans mœurs, qui peut-être
parviendroient enfin à me rendre comme eux. Il y a long-tems, Damis,
ajouta-t’elle, que je cherche le bonheur sans le rencontrer. Pourriez-vous
m’aider à le trouver ? Dans ce moment l’Amour tira un trait dont
il frappa vivement Damis pour Aminte, & du même coup il la blessa
elle-même pour Damis. Madame, lui répondit Damis en balbutiant, il est
permis de croire que l’on n’est pas bien
50
évellé,
quant don entend..... Non, Dams, non, ce n’est point n rêve, répliqua
Aminte, montrez-moi le chemin de la Philosophie, dites-moi si vous croyez qu’il
y ait une félicité durable, & ce qu’il faut faire pour l’obtenir.
Aimez de tout votre pouvoir, répondit Damis attendri, & vous sentirez
le bonheur. Ce n’est point assez d’aimer, interrompit Aminte, il faut
que je trouve un Amant qui me soit aussi fortement attaché, & dont le
mérite soit assez grand pour justifier les foiblesses que j’aurois pour
lui.
51
Pendant ces derniers mots Damis avoit les yeux baissés,
& paroissoit dans la consternation la plus profonde : Voilà, lui
dit Aminte, une modestie qui vous siéd à ravir. Pourquoi vous faites-vous
un plaisir de me désespérer, Madame, reprit Damis ? ne connois-je pas
assez la distance qu’il y a de vous à moi, sans m’imposer par vos
plaisanteries un silence cruel ? Damis avoit les yeux remplis de
larmes ; il se leva pour sortir du Salon ; mais l’Amour qui
voyoit plus clair que lui, l’arrêta : Où voulez-vous aller, lui
demanda Aminte ? Cacher mon
52
trouble
& ma douleur, répliqua Damis, en revenant doucement auprès d’elle.
Pourquoi ce désespoir, lui demanda-t’elle encore ? Ah Madame
répondit Damis, vous avez trop d’esprit pour n’en pas pénétrer la
cause : n’en doutez pas, si vous continuez à vouloir vous divertir
de mes peines, je vous supplierai de me permettre de me retirer. Quoi,
Damis, vous voudriez me quitter, lui demanda Aminte un peu allarmée ?
Aimeriez-vous mieux Madame, lui dit Damis, me voir expirer à vos
yeux......? Que je me voudrois de mal, dit A-
53
minte, si j’étois capable de vous causer le moindre
chagrin ! Non, Damis, mes questions sont d’accord avec les sentimens
de mon cœur ; c’est à vous mériter par votre attachement &
votre respect les bontés que j’ai pour vous. A ce mot de respect,
l’Amour sourit encore.
Damis passa de l’excès de la douleur à celui de la
joie. Il s’étoit mis à genoux vis-à-vis d’Aminte ; il laissa
aller sa tête sur un des carreaux de l’Ottomane, & se livra à ce
silence délicieux dont tant de gens ont entendu parler, sans peut-être l’a-
54
voir
jamais éprouvé.
Aminte jouissoit pour la premiere fois de la victoire la
plus complette ; son amour propre triomphoit : elle faisoit
pendant l’yvresse de Damis comparaison de la conduite que ses Amans
avoient tenue avec elle, & de celle que Damis alloit prendre. Tout
étoit neuf pour elle ; les réserves, l’attendrissement, le respect,
les larmes & le silence de Damis, tout étoit devenu l’objet de ses
plus sérieuses réflexions : son état étoit si doux, que pour cette
fois elle oublia le plaisir qui l’avoit occupée jusqu’à
55
ce
jour pour ne songer qu’aux douceurs que l’Amour lui procuroit. C’est
donc vous, dit-elle à Damis, en soulevant doucement sa tête, c’est donc
vous qui m’avez le premier fait sentir que j’avois une ame ? Damis
à ces tendres paroles leva les yeux, & les fixant sur Aminte ; Que
mon sort est digne d’envie, lui dit-il ! qu’il est glorieux !
Asseyez-vous, continua-t’elle, & raisonnons un peu. Dites-moi
franchement qui vous êtes, quelles ont été vos liaisons ; je verrai
par vos réponses ce que je pourrai faire pour votre fortune
56
&
votre bonheur. Il est bien juste que, si vous contribuez au mien, je
travaille au vôtre. Ha que vous êtes cruelle, lui dit Damis, de vouloir
par des détails qui n’ont rien d’intéressant troubler des momens si
précieux pour moi ? Ces momens ne seront pas perdus, lui répondit
Aminte, & il est important pour vous que je n’ignore rien de ce qui
vous regarde.
Madame, continua Damis, je suis né en Provence : mon
pere étoit Gentilhomme, & ma mere est d’une des meilleures Maisons du
pays. Mon pere
57
mourut
il y a quelques années, & laissa à ma mere quatre enfans, & cent
pistoles de revenu. Un oncle qui avoit pris soin de mon éducation, me
sentant beaucoup de goût pour l’étude des Belles Lettres, me fournit les
moyens de suivre mon inclination, & je m’y suis livré entierement. J’ai
un frere dont j’ai fait l’éducation, une sœur mariée décemment,
& une autre qui est une fille fort aimable, & qui demeure dans la
Province avec ma mere. Mon intention n’étoit pas de faire des
Eleves ; mais ayant en-
58
tendu parler de vous, Madame, & de vos desseins sur l’éducation
de Monsieur votre fils, je me suis fait introduire chez vous. Voilà ce que
je puis vous dire par rapport à mes affaires : à l’égard de mes
liaisons, j’ai cru devoir me tenir en garde contre la passion de l’amour ;
les femmes ordinaires sont trop mal élevées pour me plaire ; &
celles d’un certain rang sont trop fières pour daigner jetter les yeux
sur moi. Quoi, lui demanda Aminte, vous avez été jusqu’à ce jour sans
sentir de l’amour ? Oui, Madame, répondit Damis. J’ai bien connu
59
ce
qu’on appelle le Plaisir ; mais il m’a paru ne pas valoir la peine
d’interrompre mes occupations pour m’y livrer. J’ai quelquefois
rencontré ce qu’on nomme des bonnes fortunes, & j’en ai profité
sans qu’elles affectassent mon ame. Je suis donc la premiere, interrompit
Aminte, qui ait fait sur vous une vive impression ? Oui, Madame, lui
répondit Damis, vous êtes la seule à qui j’aye offert des hommages
réels. Que votre esprit & vos charmes devroient vous en attirer, si
tout le monde étoit en état comme moi de connoître votre mérite !
60
Depuis
quand m’aimez-vous, lui demanda encore Aminte ? Madame, répondit
Damis, je pourrois vous dire, depuis le premier moment que je vous ai
vû : mais je ne me suis apperçu de ma passion, que du jour que vous
eûtes la bonté de me faire avertir d’aller causer au chevet de votre
lit. Vous étiez indisposée alors ; cependant je ne vous avois pas
encore vûe si belle ; le désordre qui regnoit autour de vous me fit
entrevoir des charmes qui me parurent au-delà de toute expression. Cent
fois je fus sur le point de vous dire que la
61
tête
m’en tournoit ; mais le respect me retint. Cependant j’éprouvois
une grande douceur à être auprès de vous. Chaque mot que vous prononciez,
augmentoit le trouble de mon ame. Que je vous trouvois d’esprit !
& que j’attachois de gloire à pouvoir vous entretenir sans que vous
en marquassiez l’ennui ! Chaque fois que votre sourire me faisoit
appercevoir que j’avois dit quelque chose d’agréable, je sentois un
doux frémissement, qui approchoit du plus grand plaisir que j’aye jamais
goûté avec les autres femmes. L’après-dîner s’é-
62
coula comme une minute, & je m’arrachai d’auprès
de vous avec un regret.... ha quel regret ! il ne falloit pas moins qu’un
ordre de votre part pour m’éloigner ; & je crois que je serois
encoredans [sic] la même situation, si je n’eusse suivi que les
mouvemensde [sic] mon cœur.
Je ne fus pas plûtôt retiré dans ma chambre, que
Monsieur votre fils vint m’y trouver. Je lui devois tous mes soins ;
mais un seul m’occupoit alors tout entier, celui de penser à vous.
Cependant cet aimable enfant, que j’avois devant les yeux, étoit le
63
vôtre : je pouvois, sans manquer au respect que je
vous devois, l’accabler de caresses. Ce fut le parti que je pris. Je lui
fis mille questions tendres, ausquelles il me répondit avec une naiveté si
ravissante, qu’il fallut encore, pour m’arracher à cette douce
occupation, qu’on vînt nous annoncer que l’on avoit servi. Je vous
avois promis de venir lire après le souper. Vous sçavez, Madame, comment
je m’en acquittai. Vous eûtes la bonté de me dire que je lisois
très-mal,& [sic] que si je n’avois pas eu les yeux bien
ouverts, vous
64
auriez
crû que le sommeil venoit me saisir : je vous embarquai ensuite dans
une conversation qui vous fit oublier que je m’étois chargé de lire,
& je ne me retirai que bien avant dans la nuit.
Mais, lui demanda Aminte, dans une pareille situation de cœur,
auriez-vous pû prendre le parti du silence ? Oui, Madame, répondit
Damis ; & si je vous eusse laissé entrevoir quelques marques de ma
passion, ce n’eût été que par les soins surprenants que j’aurois
donnés à l’éducation de Monsieur votre fils. Ma résolution étoit
prise ; quand
65
il
auroit été au point où je le desirois, je vous aurois demandé une heure
d’entretien particulier. Je vous aurois déclaré les motifs qui m’avoient
fait agir avec tant de zéle ; & sans attendre votre réponse je me
serois éloigné, non-seulement de Paris, mais encore de toute la Province.
Voilà quelles étoient mes intentions. Ah ! Damis, s’écria Aminte,
que je me sçai bon gré d’avoir rendu justice à votre mérite, & qu’il
est flatteur pour moi de contribuer à la félicité d’un homme tel que
vous !
On peut juger à cette conver-
66
sation
de la différence qu’il y avoit entre Damis & Lisis. L’Amour,
content de ses nouveaux sujets, lança tous ses feux dans leurs ames, &
disparut pour aller chercher le Plaisir afin de le ramener près d’Aminte.
Pendant ce tems Damis redoubla de soins, & la mit dans la disposition de
souhaiter autant que lui la présence de ce Dieu. Laissons-les filer de si
belles amours, & revenons à mon sujet.
L’Amour avoit déja parcouru différens pays, quand il
rencontra son frere le Plaisir, qui lui demanda des nouvelles d’Amin-
67
te. L’Amour lui raconta tout ce qui s’étoit passé, & dont il avoit été le témoin. Ils se promirent bien de s’y retrouver ensemble : ensuite le Plaisir quitta l’Amour & poursuivit ses avantures. Il grandissoit à vûe d’œil depuis qu’il étoit oisif.
Un
jour il apperçut deux jeunes filles, qui conversoient ensemble, en revenant
d’un Temple. Toutes deux étoient jolies, vives & folâtres. Ah !
dit le Plaisir en lui-même, je veux essayer d’habiter chez elles. A peine
se fut-il présenté, qu’elles le saisirent avec avidité. Ha, ma sœur,
68
le
bel enfant, dit la plus jeune ! il faut l’amener au logis, il fera
notre amusement. Le Plaisir se laisse conduire sans résistance ; il
sourit à l’une, embrasse l’autre. Enfin ils arriverent : ma Mere,
dit l’aînée, voilà un enfant admirable que nous avons trouvé ; la
pitié nous a déterminées à lui donner azile & à avoir soin de lui,
jusqu’à ce qu’on vienne le reclamer. A la bonne heure, répondit la
mere, mettez-le coucher avec vous. Dès le même jour le Plaisir, qui avoit
fait l’enfant jusqu’à ce moment, se fit connoître à elle pour ce qu’il
69
étoit
réellement. Le deux sœurs étoient toutes fieres de posséder un Dieu dans
leur appartement : & elles se garderent bien d’en parler, dans la
crainte que leurs compagnes ne le dérobassent, si elles en avoient
connoissance.
Cependant,
à la longue, le Plaisir s’ennuya de ses Hôtesses, & prit le parti de
continuer son chemin. Il arriva de nuit dans la cabane d’un Berger ;
il connut bien que l’on ne feroit pas beaucoup de cas de lui chez ces
bonnes gens, qui n’en avoient jamais entendu parler, & trop délicat d’ailleurs
pour s’accom-
70
der
[sic] de leur façon de vivre, il quitta promptement cette habition [sic]
champêtre.
Il
continua sa route, & arrivant à la.... il s’imagina qu’il alloit y
fixer pour jamais sa demeure ; mais helas ! qu’il se
trompoit ! Au lieu d’y trouver les amusemens qu’il espéroit, il y
manqua périr d’ennui. Il y étoit totalement étranger ; on ne l’y
connoissoit tout au plus que de nom. Tout le monde le cherchoit ;
souvent on l’examinoit de fort près avec des lorgnettes d’Opéra.
Chacun convenoit qu’il étoit beau garçon, &
71
cependant
on le laissoit passer sans lui faire aucun accueil. Ce qui acheva de le
désespérer, sur l’empressement que tout le monde marquoit pour un de ses
freres, fils de Venus comme lui, mais enfant désavoué de sa mere &
banni de Cythere. Ce frere étoit le Libertinage. Il y avoit peu de jeunes
gens à la Cour qui n’en eussent fait un ami ; il ne pouvoit suffire
aux parties continuelles qu’on lui proposoit. Il vit le Plaisir ;
mais il étoit si peu accoutumé de se rencontrer avec lui, qu’il ne le
reconnut point. Le Plaisir se détermina enfin à quit-
72
ter
un pays où il ne trouvoit aucune occupation : il revint à Paris pour
y borner ses courses ; & à l’exception d’un voyage qu’il fit
à la Terre d’Aminte, il s’y fixa pour quelque tems.
Nous
avons laissé Aminte & l’aimable Damis, tous les deux pénétrés de l’amour
le plus tendre. Damis ne pressa point son bonheur ; il vouloit laisser
à la passion & aux desirs le tems de croître. Il y avoit déja trois
mois que ces Amans vivoient à la campagne dans la plus intime confiance,
quand un jour le Plaisir apparut à leurs yeux. Ils le saisi-
73
rent
avec ravissement ; il resta quelques jours avec eux, & ne les
quitta qu’après leur avoir laissé les instructions nécessaires pour
faire durer leur bonheur.
Le
Plaisir voltigea pendant quelque tems de maisons en maisons. Il parcourut
tous les états, & trouvoit par tout des raisons pour s’en éloigner
plus ou moins vîte. Chez les uns c’étoit l’avarice, l’intérêt, la
mauvaise foi & sur-tout le défaut de délicatesse. Souvent il se
rencontroit avec le Libertinage à qui il cédoit bientôt la place.
74
Enfin,
il étoit prêt à retourner à Cythere, quand il fut arrêté par l’Amour.
La
Volupté, fille de l’Opulence & du Goût, s’offrit à ses yeux dans
une fête à laquelle ils avoient été invités. La voir & l’adorer
ne fut pour le Plaisir que l’affaire d’un moment. Depuis ce jour il
chercha la Volupté partout où il croyoit pouvoir la rencontrer. Son
empressement à lui plaire, ses charmes & son pouvoir toucherent cette
fille divine ; bien-tôt les mêmes sentimens les proterent à se
rechercher mutuellement. Ils en vin-
75
rent
au point de ne se quitter presque plus. On ne pouvoit avoir l’un sans
inviter l’autre.
On
ne parloit plus dans l’Olimpe que de cette nouvelle union. La Volupté
avoit dabord [sic] résolu d’éviter le Plaisir qu’elle
trouvoit dangereux ; elle étoit encore naïve & timide ; mais
bientôt, cédant à son penchant & au charme secret qui l’arrachoit
à lui, elle paya l’ardeur de son Amant par le plus tendre retour. Comblez
mon bonheur, lui disoit l’impatient Plaisir ; unissons-nous par les nœuds
les plus doux ; que l’Hy-
76
men
& l’Amour joignent à jamais nos ames. Un soupir de la Volupté servit
d’aveu aux sentimens dont son cœur étoit pénétré.
Ces
Amans passerent quelque tems dans les transports d’une passion naissante.
Quelle félicité ! Elle étoit trop grande pour ne pas exciter l’envie :
aussi les Dieux en devinrent-ils jaloux. Ils observoient du haut de l’Olimpe
la conduite de ces Amans, & attentifs à procurer le bonheur de l’Univers,
ils parlerent ainsi.
Les
mortels sont trop vicieux
77
pour
fixer auprès d’eux le Plaisir & la Volupté. Qui les dédommagera
donc des peines qu’ils se donnent, si le Plaisir les abandonne ?
depuis que le Plaisir est amoureux, il ne songe qu’à l’objet qui le
captive, tous les autres lui sont devenus indifférens ; il les a
perdus de vûe. Combien de tendres Amans qui languissent loin de sa
présence ! Combien de mortels se livrent au chagrin, parce qu’ils se
voyent privés de son secours ! Combien de Philosophes, que rien ne
dédommage plus de l’austérité de leurs travaux ! Que d’innocen-
78
tes
filles se consument dans l’impatience de le revoir ! Que de jolies
femmes voyent éclipser leur beauté par la douleur d’en être
abandonnées ! Il faut, si vous m’en croyez, prendre des moyens
efficaces pour remédier à un si grand malheur.
Le
Conseil des Dieux se trouvoit fort embarrasé : l’Amour prit la
parole & ouvrit son avis en ces termes : Mon empire est
détruit ; le Plaisir est le seul Dieu qu’on revere aujourd’hui ;
mon frere l’Himen n’est pas plus fêté que moi : il ne paroît
plus qu’à la cérémonie ; & si-tôt que
79
les
Epoux ont fait vœux de s’aimer toujours, il ne fait plus que languir. Que
l’Himen dnoc unisse ensemble le Plaisir & la Volupté ; vous les
verrez bientôt ne plus se plaire, & mécontents l’un de l’autre
chercher dans la dissipation de quoi exercer leur inconstance ; ils
reviendront d’eux-mêmes à leurs premieres occupations.
Les
Dieux applaudirent à cet avis, & d’une voix unanime il il [sic]
fut arrêté que ces Amans seroient Epoux pour les séparer de leur
consentement. Les nôces devoient se célébrer dans l’O-
80
limpe ;
& l’Amour fut député de la part des Dieux vers la Volupté pour lui
annoncer l’ordre du destin.
La
Volupté frémit en apprenant cette nouvelle. Quoi, dit-elle en pleurant,
les Dieux veulent m’enlever mon Amant ! & par quelle raison
prétendent-ils me priver de mon bonheur ? Ah ! cruel Amour, c’est
toi qui vient troubler ma félicité : sans toi, sans ta funeste
jalousie, les Dieux m’auroient laissée jouir en paix des douceurs d’une
passion divine : j’aurois filé mes jours dans les bras du
Plaisir ; mais je le
81
vois,
ton fatal conseil ne tardera pas à nous désunir.
L’Amour
à ce reporche fit un sourire malin ; la Volupté alla trouver le
Plaisir, & lui annonça d’un air triste que les Dieux avoient ordonné
leur hymen. D’où vous viennent ces allarmes cruelles, lui dit le
Plaisir ? votre ame me paroît troublée : une nuance de douleur
obscurcit vos beaux yeux ! Craindriez-vous d’être unie à votre
Amant par des nœuds indissolubles ? La Volupté, pour toute réponse,
le regarda tendrement, & jetta un soupir profond. Le Plaisir,
82
plus
ardent & moins délicat, la pressa de combler son bonheur par un aveu
charmant. Il ne la quitta plus. Les desirs formoient autour de lui une Cour
brillante. La Volupté étoit accompagnée des Graces qui l’environnent
toujours. Nos Amans arriverent dans ce pompeux appareil au Temple de l’Hymen.
La cérémonie fut célébrée ; l’Amour présida à la fête, resta
trois jours avec les Epoux, & disparut ensuite.
Le
Plaisir étoit d’un caractere trop impétueux, sa passion ne pouvoit pas
durer longtems. Dès
83
qu’il
se vit contraint, l’ennui le gagna : les devoirs d’un Epoux ne lui
convenoient pas ; il s’accoutuma à la possession d’un bien si
précieux ; & l’habitude le lui rendit bientôt insipide. Ce n’est
pas que la Volupté parût moins belle à ses yeux ; mais elle n’étoit
plus si picquante. Il ne craignoit plus de la perdre ; depuis qu’elle
étoit devenue son bien, il sçavoit qu’il la retrouveroit toujours. La
Volupté s’apperçut des changemens qui se passoient dans le cœur de son
Epoux, la premiere fois par deux baillemens qu’il fit de suite auprès
84
d’elle,
& une autre fois par une distraction très-déplacée, puisqu’elle
arriva dans un instant, où pour l’ordinaire le Plaisir est fort occupé.
Ensuite il fit de mauvaises connoissances, & s’associa avec le
Libertinage, les Excès & le Dégoût. La Volupté, qui ne pouvoit
souffrir ces objets, gémissoit des déréglemens de son Epoux. Elle lui fit
d’abord de tendres reproches : le Plaisir revenoit à elle pour
quelques instans ; mais bientôt, entraîné par le Libertinage, il
abadonna la Volupté pour suivre son penchant. Elle en étoit tombée dans
85
une
mélancolie noir qui lui foit chercher la solitude. Elle quitta toutes ses
amies, & ne vécut plus qu’avec les Graces, qui étoient devenues
aussi rares qu’elle. Il y en eut une cependant qui se hasarda de lui
donner un Conseil. Vous aimez, lui dit-elle, un inconstant, un volage qui
vous néglige, qui vous quitte, & qui s’est uni intimement au Vice
votre ennemi. Croyez-moi, montrer à votre Epoux tout le mépris qu’il
vous inspire ; peut-être que l’amour-propre le raménera auprès de
vous. Si cet expédient ne produit aucun ef-
86
fet,
il n’y a plus de reméde. Un cœur insensible au mépris des autres, le
devient à tous. Il vous reste une derniere ressource ; c’est de vous
plaindre à Vénus des déportemens de son fils, & d’exiger d’elle
qu’elle l’en punisse. Ah ! dit la Volupté, que me
conseillez-vous ! le Plaisir, tout infidéle qu’il est, m’est cher
encore ; pourrai-je jamais me résoudre à lui montrer des dedains,
quand je ne sens pour lui que des desirs ? Lui ferai-je voir de l’indifférence,
quand je brûle de la passion la plus ardente ? Pourrai-je m’en
plaindre à sa mere sans m’expo-
87
ser
à le perdre pour jamais ? Me pardonnera-t’il mes rigueurs ?
Est-ce par la sévérité qu’on peut rappeller le Plaisir ? Non,
essayons plûtôt encore par des caresses vivess, par des empressemens
redoublés à le ramener dans mes chaînes : ensuite appellant les
Graces, elle leur ordonna de la parer de tous leurs charmes.
Jamais
la Volupté ne fut si séduisante. Le Plaisir de retour en fut enchanté.
Deux jours lui suffirent à peine pour lui prouver tout l’effet que
produisoient sur lui ses attraits éclattans. Mais
88
cette
ardeur se ralentit bientôt : le Plaisir redevint indolent ;
ensuite il alla retrouver ses indignes amis, & recommença à mener la
même conduite.
La
Volupté, désespérant de ramener jamais son infidéle Epoux, outrée de
douleur, prit enfin la résolution de se plaindre à Venus. Elle part pour
Cythere, arrive, & allant trouver la Déesse, elle lui tint ce
discours : Mere des Jeux & des Ris, Divinité puissante, ayes
pitié de ta fille affligée. J’adorois ton fils, je faisois mon bonheur
de lui plaire, je croyois que ses feux dureroient
89
toujours :
mais depuis le moment que le Conseil des Dieux ordonna que je fusse unie au
Plaisir par les nœuds de l’himen, j’ai vû cet Epoux perfide me quitter
sans regrets. Je languis loin de lui, bien loin d’être sensible à mes
tendres reproches, il me fuit & court chercher ses détestables
sociétés. Ton fils n’est plus ce Plaisir aimable qui faisoit ma
félicité : c’est un forcené qui ne cesse d’attirer de nouveaux
sujets au Libertinage. Il ruine son empire pour grossir celui de son indigne
frere. Je le cherche vainement ; il se montre
90
quelquefois ;
mais bientôt il m’échappe, pour ne plus revenir. Ah ! Venus, punis
mon infidéle Epoux, je t’en conjure. Imagine quelque supplice qui puisse
égaler sa noirceur.
Venus,
touchée de la tristesse d’une fille si chere, la consola de son
mieux ; & lui ayant fait rendre à sa Cour tous les honneurs qu’elle
méritoit, elle lui promit qu’elle puniroit le Plaisir d’une maniere
proportionnée à son crime, & qu’il seroit parlé à jamais de sa
vangeance.
L’Amour,
qui n’avoit pas
91
de
grandes occupations, étoit retourné depuis long-tems auprès de sa
mere : c’étoit lui qui avoit été cause des chagrins de la
Volupté ; il entreprit de la consoler & d’adoucir ses peines par
divers amusemens. Si la Volupté y prit part, ce fut avec les distractions
qui firent croire que les fêtes bruyantes n’étoient point de son goût.
On lui donna des conceils. Il y avoit à Cythere de jeunes adolescents qui
ne demandoient pas mieux que de dissiper sa douleur & faire diversion à
sa mélancolie.
Elle
se trouvoit dans une Cour
92
trop
galante pour ne pas profiter des exemples qu’elle y voyoit. Plusieurs fois
on s’apperçut que ses couleurs reprenoient leur vivacité. Ses yeux, qui
pour l’ordinaire étoient languissans, devenoient d’une folie
surprenante : & cela n’étoit jamais si remarquable, que quand
elle sortoit d’un tête-à-tête. Cependant, au milieu de tant d’amusemens,
le volage Plaisir revenoit quelquefois se présenter à son imagination. Il
est seul, disoit-elle à sa confidente, il est unique : tout perfide qu’il
est, puis-je me dissimuler qu’il posséde les plus
93
grand
avantages. Qu’il est vif ! Qu’il est touchant ! Que de
graces ! Que de charmes ! Cette forte simpathie qui m’attache à
lui, je ne la retrouverai jamais pour un autre. Il n’est qu’un seul
objet pour moi, & cet objet me fuit. Quel sort ! Cependant il m’aimoit :
sa passion étoit violente. Peut-être lui reste-t’il encore dans le fond
de son ame un penchant secret pour moi malgré sa legéreté. Ah !
cruel Hymen, c’est toi qui m’a fait perdre le cœur de mon Amant.
C’est
ainsi que la Volupté exhaltoit son mortel chagrin. Jam
94
mais
ses beaux yeux n’avoient versé de larmes que celles que l’excès de sa
joie lui faisoit répandre dans les bras du Plaisir. Mais celles qui en
couloient alors étoient ameres, elles laissoient sur son visage divin des
traces profondes de douleur. Ses charmes en perdoient de leur éclat. Enfin
elle se détermina à partir de Cythere, pour aller vivre dans sa solitude,
jusqu’au tems où le Plaisir reviendroit auprès d’elle amoureux &
répentant. Avant que de quitter cette Isle, elle voulut consulter l’Oracle
sur ce qu’il lui restoit à es-
95
pérer.
Elle se rendit secrétement au Temple de Venus ; mais elle ne put être
longtems ignorée. Les Prêtres de l’Amour lui rendirent tous les honneurs
qui lui étoient dûs : & après avoir consulté le Dieu qu’on y
adoroit, ils lui firent entendre cet Oracle.
« Retourne
à … tu y trouveras deux Amans, qui rassembleront par leur mérite &
leur tendresse le Plaisir & l’Amour ; alors ton Epoux te sera
fidéle. [sic pour l’absence de guillemet fermant]
La
Volupté soupira, & croyant qu’il étoit impossible de rencontrer deux
mortels assez aimables
96
pour
fixer le Plaisir, elle s’imagina que cet Oracle étoit encore une malice
de l’Amour. Elle s’en revint triste & ayant pris congé de Venus
& querellé l’Amour des tours qu’il ne se lassoit point de lui
jouer, elle reprit le chemin de Paris.
Arrivée
dans cette Ville, où elle tenoit sa Cour, elle attendit quelque tems l’effet
des promesses de Venus. Le Plaisir ne paroissoit point. Enfin, lassée de l’attendre
inutilement, elle partit pour .... soliture charmante qui lui appartenoit.
Tout la respiroit dans ce séjour enchanté, la
97
situation,
les jardins, le Palais, les meubles, tout enfin : on y voyoit cette
noble simplicité si propre à l’Amour, des peintures délicieuses, des
glaces qui ne répétoient que des objets agréables, des vases prétieux,
des meubles voluptueux, des lits de jasmin & de roses. On y respiroit un
air pur & serein ; mille oiseaux mélodieux y portoient à la
tendresse ; des Grottes, des Bosquets obscurs, des Cascades, tout
retraçoit le Plaisir absent, tout le desiroit ; la Volupté trouvoit
à chaque pas dans cette demeure charmante l’image d’un Epoux qui lui
étoit si
98
cher.
C’est pourquoi elle s’y plaisoit uniquement.
A
peine la Volupté étoit-elle partie de Cythere, que Venus se souvenant des
promesses qu’elle lui avoit faites, rappella le Plaisir à sa Cour. Il
arrive & se présente devant sa mere avec des airs singuliers, des
façons étudiées & un langage si pitoyable, que Venus en fut surprise.
Quoi, mon fils, lui dit-elle, est-ce ainsi que le Plaisir est
affecté ? Où sont ces graces simples & naïves qui vous
accompagnoient jadis ? Qu’est devenu ce langage tendre & naturel,
cette expression touchante que vous aviez reçue de
99
moi ?
Ah ! fils ingrat, quels gens avez-vous fréquentés ? Alors Vénus
irritée fit trembler tout Cythere, &, d’un ton de voix terrible, elle
dit au Plaisir de sortir du Temple & d’aller attendre ses ordres.
Le
Plaisir mortifié, comme un fat, à qui l’on a fait un affront, sortit,
& tout confus, alla hors du Palais, attendre que sa mere daignât lui
dicter ses volontés.
L’Amour
n’avoit jamais vû Venus dans une si grande colere. Qu’ordonnerai-je,
lui dit-elle, à un fils si peu digne de moi ? Je ne connois point de
châtiment
100
assez
fort pour le punir de ses déportemens. Vous pouvez, lui répondit l’Amour,
punir le Plaisir par des endroits sensibles. Commandez-lui, par exemple, d’aller
habiter pendant quelque tems chez de vieux libertins, chez des coquettes
surannnées. Vous avez raison, dit Venus ; qu’il revienne, afin que
je lui prononce son Arrêt.
Le
Plaisir parut avec une contenance soumise & craintive. Venez, lui dit
Venus ; écoutez bien ce que je vais vous commander, & exécutez
mes ordres sans délai. Depuis long-tems je différe de vous punir de votre
101
mauvaise
conduite. Mais ma patience est à bout : il n’y a qu’un seul moyen
de fléchir ma colere. Demain, sitôt que l’aurore annoncera le Soleil,
partez pour Paris ; vous y trouverez de vieilles coquettes & de
vieux libertins ; vous habiterez chez eux jusqu’à ce que je vous
rappelle. Telle est ma volonté. A ces mots le Plaisir se jetta à ses
pieds ; quoi, ma mere, lui dit-il humblement, vous avez donc juré ma
perte ? Rien ne peut-il vous adoucir & changer votre arrêt ;
je me soumettrai à tout. Partez, lui répliqua Venus ; je suis
inexorable ; votre obéissance
102
seule
peut abreger votre supplice. Le Plaisir obéit en gémissant ; &
Venus eut soin de lui donner avant qu’il partît une liste des personnes
qu’il devoit servir les unes après les autres.
La
premiere, à qui il rendit visite, fut la vieille Dorise. Il y avoit un an
qu’elle retenoit auprès d’elle un jeune Officier. Ses bienfaits n’empêchoient
pas qu’il ne regardât Dorise comme la plus cruelle de ses ennemis. Forcé
de chercher à tous momens les moyens de lui plaire, il n’étoit pas
toujours sûr de les rencontrer. Dorise alors l’accabloit de reproches,
& cet infor-
103
tuné
ne trouvoit de dédommafement [sic] à son ennui que dans un jeu
excessif où il cherchoit à s’étourdir sur la triste nécessité de
dépendre de Dorise. Le Plaisir parut fort à propos pour tous les
deux : mais il s’y trouva si mal, il y restoit si fort à regret qu’il
trouva bientôt le moyen de s’échapper pour aller chez Artemire, la plus
vieille, la plus horrible & la plus dégoûtante de toutes les
coquettes.
Artemire
cherchoit depuis long-tems le Plaisir, & ne faisoit pas beaucoup de
chemin pour le trouver ; elle ne sortoit jamais de sa maison. Tout ce
qui l’ap-
104
prochoit
étoit bien fait. Elle aimoit les belles figures & n’épargnoit rien
pour s’en procurer. Le Plaisir fut condamné à passer quelques jours
auprès d’elle ; mais on lui donna tant d’exercice qu’il y pensa
succomber. De-là il passa chez Dorimon.
Dorimon
étoit un de ces vieux favoris de la fortune dont l’âge & l’habitude
de la débauche avoit émoussé tous les sens. Le Plaisir avoit eu ordre de
Venus de tâcher de ranimer cet être presque anéanti. Quelle
corvée ! Aussi rien ne lui parut si douloureux que le tems qu’il
passa auprès de lui : encore s’il eût
105
été
permis de reconduire les jeunes & jolies créatures qui venoient chez
Dorimon pour lui tenir compagnie, il eût pris son mal en patience :
mais il lui étoit expressément défendu de quitter un moment ceux qu’il
avoit une fois entrepris.
En
sortant de chez Dorimon, le Plaisir entra au service de Lucie. Le rang de
cette Dame sembloit lui promettre un séjour plus décent ; mais ce fut
précisément où il se trouva le plus mal. Lucie avoit fait entendre ses
volonté à Alceste, jeune homme de distinction, qui n’osa pas rejetter
cette bonne fortune, dans
106
la
crainte qu’un pareil refus ne lui attirât un sort plus fâcheux. Dans le
même tems il étoit passionément [sic] amoureux d’une jeune &
belle personne, qu’il fut contraint de sacrifier aux jalousies de Lucie.
Alceste avoit vainement appellé le Plaisir à son secours. Il avoit été
sourd à sa voix jusqu’à ce moment : enfin il arriva, mais si
fatigué, si exténué, qu’a-peine le reconnut-il. Le Plaisir, voyant qu’Alceste
en avoit pour la vie dans ce pénible esclavage, prit le parti de s’éloigner.
Le
Plaisir, plus triste que jamais, courut chez la vieille Araminte, qui manqua
le faire périr
107
par
le long & pénible exercice qu’elle lui donna : ensuite il vint
habiter chez la respectable Ismene, mais il n’y rencontra que des figures
graves & mortifiées, qui l’effrayerent si fort, qu’il changea
bientôt de logis, & s’enfuit chez la prude Philis. Son extrême
propreté lui fit supporter ce séjour un peu plus patiemment. Cependant sa
laideur étoit révoltante, & tout l’art qu’elle employoit pour
retenir le Plaisir ne l’empêcha point de s’échapper.
De-là
il passa chez Eraste, qui a trente ans, en étoit réduite à chercher dans
une passion tendre de quoi se consoler de son
108
insuffisance.
le [sic pour la minuscule] Plaisir fut étonné des ressources d’Eraste ;
sa délicaresse [sic] le fit rougir ; il sentit que sans la
Volupté il seroit déplacé auprès de lui : ainsi la honte lui fit
abandonner un séjour qui lui reprochoit sans cesse ses désordres.
Il
fut ensuite chez Dorimene : sa réputation de bel esprit l’avoit mise
en crédit ; mais ses ressources épouvanterent le Plaisir. Elle ne
recevoit chez elle que de vieux Auteurs, dont tout le feu avoit quitté les
autres parties du corps pour se retrancher au cerveau comme dans sa derniere
demeure. Quel emploi
109
pour
le Plaisir, de ranimer ces êtres presque éteints ! il lui en coûta
toutes ses forces. Venus ne vouloit point la ruine entiere du Plaisir ;
elle ne cherchoit qu’à le corriger. Elle ne sçut pas plûtôt la
fâcheuse extrémité où il étoit réduit, qu’elle lui envoya dire de
revenir dans sa Cour. Les Zephirs & l’illusion lui porterent la
nouvelle de son rappel, ou plûtôt ils le rapporterent eux-mêmes. Il
étoit si changé, que Venus eut peine à le reconnoître. Il ressembloit à
une ombre. Son embonpoint avoit disparu ; sa couleur paroissoit d’un
verd naissant. Ses yeux autrefois si vifs, n’avoient plus de feu :
presque
110
toutes
les plumes de ses aîles étoient arrachées. Enfin la Plaisir étoit devenu
un très-vilain Plaisir. Venus ne voulut pas le laisser retourner en cet
état auprès de Volupté. Elle lui fit une severe reprimande sur ses
égaremens passés, & manda Esculape pour lui rendre sa premiere santé.
Le
Plaisir ne se vit pas plûtôt rétabli dans son premier éclat, qu’il
pria l’Amour de ne plus le perdre de vûe, de peur qu’il ne retombât
dans se anciennes habitudes. L’Amour y consentit bien volontiers : il
avoit pris depuis long-tems sous
111
sa
protection deux Amans dont il avoit résolu de faire le bonheur ; &
il ne pouvoit rien pour eux sans l’aide du Plaisir. D’ailleurs l’oracle
qu’il avoit fait rendre à Cythere, touchant le sort de la Volupté, lui
revenoit sans cesse dans l’esprit. Il crut ne pouvoir mieux choisir que
ces Amans pour reconcilier & réunir à jamais le Plaisir & la
Volupté. L’Amour fit connoître à sa mere quel étoit son dessein ;
& Venus applaudit aux projets de son fils.
En
effet, l’Amour & le Plaisir partirent ensemble de Cythere pour se
rendre à.... ils y trouverent Eglé, occupée à écrire
112
une
Lettre tendre. Quelle étoit touchante en effet ! les sentimens les
plus délicats y étoient exprimés : ce n’étoit point l’esprit
qui parloit, quoique Eglé en eût beaucoup : mais la tendresse qu’elle
avoit pour son Amant la dominoit entiérement. Quel Amant aussi ! Qu’il
étoit bien digne d’elle ! Pour faire comprendre combien il étoit
aimable, je vais en tracer le portrait.
Théagene
avoit passé cet âge si contraire à l’Amour & si favorable aux
passions voluptueuses : il étoit dans celui où l’on peut raisonner
ses penchans, & connaître le prix du mérite. Sa
113
taille
étoit haute & majestueuse, sa phisionomie faite pour plaire, & ses
traits étoient charmans. Avec ces agrémens extéreurs, rien ne manquoit à
son mérite pour le rendre éclatant. Un esprit pénétrant, vif &
délicat, une ame ferme, beaucoup de grandeur & de générosité, le
caractere solide, de la douceur dans le ton ; voilà quel étoit
Théagene, quand l’Amour se détermina à faire son bonheur.
Eglé,
l’objet de tous les vœux de Théagene, étoit en femme ce qu’il étoit
en homme ; beauté de figure, graces, esprit, talens,
114
bonté
de caractere, grandeur d’ame, vivacité, enjouement ; la Nature n’avoit
rien oublié pour en faire un prodige. Elle avoir vécu ignorée jusqu’au
moment où elle avoir connu Theagene. Il en avoit été frappé ; &
le mérite d’Eglé lui valut le cœur & les soins empressés de
Théagene.
Ces
deux Amans s’aimoient de si bonne foi, que l’Amour fut touché d’une
passion si belle. La vertu d’Eglé avoit combattu long-tems cnotre les
transports de son Amant ; & elle ne céda à sa tendresse que quand
l’A-
115
mour
eut amené le Plaisir avec lui. Le moyen de pouvoir résister à sa
présence ! A son aspect un jeu subtil se glissa dans l’ame d’Eglé.
Elle quitta sa Lettre pour se livrer au Plaisir. Elle étoit dans cette
douce rêverie, quand Théagene arriva : un mouvement aussi tendre que
vif la fit voler dans les bras de son Amant ; une rougeur aimable se
répandit sur son teint. Que Théagene la trouva belle ! & qu’elle
l’étoit en effet ! Ah que j’ai souffert de votre absence !
lui dit Eglé. Quoi, deux jours sans vous voir ! quelle
éternité ! Je ne les
116
ai
pas passé plus tranquillement que vous, repliqua Théagene ! Ah !
charmante Eglé, que ne puis-je vivre uniquement pour vous ! mais vous
sçavez qu’il ne dépend pas de moi de passer ma vie à vos pieds. Quelle
félicité pour moi, si j’étois le maître de disposer d’un tems qui m’est
devenu si précieux depuis que je vous aime ! Que je verrois avec
ravissement que c’est vous qui faites ma dertiné !
Cette
conversation conduisit insensiblement Eglé sur sa duchesse. Théagene,
animé par la présence de deux Divinités, dont
117
tout
le pouvoit [sic pour pouvoir] agissoit sur ses sens, pressa son
bonheur. Eglé, la tendre & sensible Eglé oublia la vertu, & céda
à son Amant, dont les qualités suffisoient pour la justifier dans l’esprit
de ceux dont les ames ne sont sensibles qu’au mérite, & qui ont
éprouvé des passions semblables à celle qui les animoit.
Il
y avoit deux heures que ces heureux Amans goûtoient leur félicité, quand
l’Amour crût qu’il étoit tems d’aller chercher la Volupté. Ces
Amans avoient été trop occupés de la présence de Plaisir pour songer aux
fines-
118
ses
& à toute la délicatesse qui accompagnent la Volupté. Il commencoient
[sic] à la desirer, quand elle parut à leur yeux. Quels momens pour
Théagene & pour Eglé ! Quelle joie pour la Volupté de retrouver
en bonne compagnie un Epoux, un Amant si tendrement aimé ! Elle se
précipita dans les bras du Plaisir, qui, saisi d’un mouvement aussi
délicieux, répondit aux transports de la Volupté par toutes les marques
du plus ardent amour. Le Plaisir revit la Volupté avec toutes les graces qu’elle
avoit avant qu’il devint son Epoux.
119
Une
longue absence & les femmes maussades qu’il avoit vûes lui rendirent
son Epouse charmante. L’Amour qui vouloit, réparer leurs malheurs, les
embrasa de nouveaux feux, & accomplit son Oracle. Nuls reproches, aucuns
éclaircissemens ne vinrent troubler des instans si doux ; ce ne furent
que soupirs tendres, que louanges flatteuses, que caresse délicates, que
sentimens voluptueux, que transports, que soins assidus, que finesses
soutenues, qu’égaremens, qu’yvresse, que douces fureurs.
120
Enfin,
l’Amour, après avoir épuisé tous ses traits sur Théagene & sur
Eglé, & fixé pour jamais le Plaisir & la Volupté auprès d’eux,
leur laissa son pouvoir & s’en alla voltiger & faire ailleurs de
ses malices ordinaires. Trop heureux qui peut saisir au moins une de ces
divinités ! Combien de gens ne les ont jamais connues, & ne s’en
croyent pas pas [sic] plus malheureux pour cela ! ont-ils vécu
comme des hommes ? c’est ce que je n’ose croire.
FIN.
Titre
LE
PLAISIR / ET / LA VOLUPTÉ, / CONTE ALLEGORIQUE, / [estampille] /
A
PAPHOS / [double rule] / M DCC LII.
Description
120
p. en
1 vol. in-8°
Plusieurs
exemplaires de cette édition (1752) figurent à la Bnf
( Cotes :
Y2-9816, Y2-59416, Y2Z-61, MFICHE Y2-9816, Tolbiac - Rez-de-jardin - Magasin )
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