Épître
dédicatoire extraite de :
L’Arétin
Moderne
Reproduite d’après l’édition de 1920, dite conforme
à l’édition de 1763.
►
L’orthographe et la ponctuation d’origine ont été respectées.
Merci
de nous pardonner ou de nous signaler les fautes qui nous auront échappé.
A
MONSIEUR LEWIS BASTIDE
Négociant
Anglais.
Monsieur,
Les soins que
vous vous êtes donnés pour m’instruire de votre religion font l’éloge de
votre zèle. La belle Zéphire, que j’aime mieux que votre livre, vous
remettra le Nouveau Testament qui me fait déraisonner depuis quinze jours avec
un capucin ami du P. Norbert 1,
ancien manufacturier de Londres.
Un Chinois élevé
dans la science des lettrés ne peut guère goûter, comme le dit fort bien
votre saint Paul, le système de votre pomme crue et les suites brillantes de
votre péché originel. La morale de votre Évangile m’a fait impression,
c’est la même que Confucius prêchait à la Chine deux cents ans avant
qu’on l’annonçât à Jérusalem.
Votre sermon sur
la montagne et le nombre de vos béatitudes m’ont ravi ; quelle provision !
Bienheureux celui qui pleure ; Bienheureux celui qui a faim :
que cela est beau ! Bienheureux celui qui souffre l’injustice ;
Bienheureux ceux qui sont maudits des hommes ; Bienheureux ceux qui sont
pauvres d’esprit, ils auront un Royaume. Que cela est consolant pour M. le
marquis de Caraccioli et pour moi ! Une couronne peut flatter un petit
marquis, il a déjà mérité celle des capucins.
Enchanté de vos
béatitudes, je communiquai au P. Mathieu le désir que j’avais de les acquérir,
je lui demandai ce qu’il fallait faire pour me procurer ces bonnes choses. –
Presque rien, me dit le révérend père, presque rien ; avec un petit
grain de moutarde de foi vous mettriez l’empereur dans la lune, le grand
seigneur dans une étoile à queue, l’abbé de Lattaignan 2
dans le signe de la Vierge, l’abbé Trublet dans le Taureau, et le Taureau au
milieu de l’Académie, et Martin Fréron dans la ménagerie avec le Capricorne
ou le bœuf étranger. – Mon père, dis-je au capucin, voilà des secrets qui
valent bien ceux du petit Albert ; il ne s’agit donc plus que de trouver
le grain de moutarde : enseignez-moi où j’en trouverai. – Hélas !
me dit-il, on n’en trouve pas, on n’en vend pas ; tout l’univers ne
pourrait vous en donner ; il faut le demander et l’attendre.
Je demandai au
P. Mathieu s’il avait de la foi. – Oui, j’en ai beaucoup. – Eh bien !
si cela est, c’est la même chose, il y a longtemps que je cherche un sorcier ;
je sais que vous ne l’êtes point du tout, mais puisque avec votre grain de
moutarde vous faites ce que font les sorciers, je vous prierai d’une grâce :
voilà trente ans que je m’habille, me déshabille, que je bâille et que je médis.
Ce rôle d’homme commence à m’ennuyer sérieusement : puisque vous
pouvez, avec un grain de moutarde de foi, jeter de Vienne en Autriche un
empereur dans la lune, ne pourriez-vous point me métamorphoser en coq, j’ai
beaucoup de vocation pour être coq. J’aime cet animal à la fureur, c’est
ma bête, que voulez-vous ? chacun a son tic… Après tout le coq a son prix. Il entretient lui seul quinze ou seize
femmes dans une paix admirable, n’est-ce pas le chef-d’œuvre de l’esprit
humain ? Ses petits rivaux, les Bajazeth, les Mustapha et leurs valets de
pied à trois queues doivent baisser la lance devant le coq. Leurs sérails
peuvent être mieux meublés que le sien ; mais les sultanes favorites
sont-elles aussi fréquemment favorisées des petites politesses de Sa Hautesse
que les femmes du coq ? Tout périt d’altération dans le sérail, tandis
que le poulailler est humecté de la rosée des dieux. Les dames musulmanes sont
réduites à un filet d’eau ; quelle disette pour des tempéraments
enflammés par un climat brûlant !
La nature obéit
aux désirs du coq ; qu’il est glorieux pour lui de plier la nature à sa
volonté ! Il n’a pas besoin des ingrédients qu’il faut à un
vieux duc, ni de cette multitude de postillons qu’il faut à nos demi-hommes,
nos quarts-d’hommes et nos bouts d’hommes d’aujourd’hui. – Ah !
malheureux Chinois ! me dit le P. Mathieu, quel désir déshonnête
avez-vous d’être coq ! Le ciel équitable vous punira tôt ou tard ;
vous irez finir vos jours dans un pot-au-feu, vous servirez peut-être de
nourriture à quelques misérables pécheurs qui ne seront point en état de grâce…
Allez, vous êtes un impie, j’ai de la foi, mais mon grain de moutarde n’est
point assez gros pour faire des merveilles… Vous me scandalisez, je suis,
simple, et les simples ont la sainte habitude de se scandaliser… Tenez, si
vous étiez à Paris, on vous renfermerait pour toute votre vie à Bicêtre.
Je demandai au père
ceux qui me feraient un si mauvais traitement. – Nos ministres, me dit-il, qui
sont très éclairés et qui font construire des bateaux plats 3 ;
notre Archevêque qui fait si joliment de petits billets de confession, et notre
Sorbonne qui fait des âneries sur l’abbé de Prades. – Mais pourquoi ces
gens-là me feraient-ils coffrer à Bicêtre ? – Pourquoi ? parce que
vous n’avez pas un grain de moutarde de foi. – Vos ministres, votre archevêque
et votre plate école peuvent-ils me donner un grain de foi ? – Non. – Eh
bien ! puisqu’ils ne peuvent me le donner, pourquoi me puniraient-ils ? – Oh ! dame, voici la raison : La constitution de l’État, fondée
sur le catéchisme de Sens, oblige les sujets à croire ce que leurs pères ont
cru, parce que leurs pères ont cru les choses sans examiner s’il y avait du
bon sens dans les choses. Ils aimaient le cabaret et philosophaient dans les
caves. C’est pourquoi nous enfermons aujourd’hui entre quatre murailles ceux
qui ne sont point aussi robustes qu’eux dans la croyance des hautes choses.
–
Lorsque nos pères ; dis-je au capucin ; ont élevé notre
premier empereur sur un bouclier au milieu du peuple pour le rendre l’arbitre
de leurs différends, ils ne lui ont point dit : « Votre Majesté
pourra nous faire pendre quand nous ne croirons pas que sept et trois font
quarante-cinq. » Mais ils lui ont dit : « Nous vous consacrons
nos cœurs, nous sacrifions nos biens et nos jours à la sûreté des vôtres,
nous vous obéirons à condition que vous ne lâcherez pas une partie de votre
puissance à ceux qui voudront égorger les gens qui ne pourront croire ce
qu’on ne peut comprendre 4.
Si votre bienfaisante Majesté, ô digne empereur, faisait brûler un aveugle à
cause qu’il ne verrait point le soleil à midi, votre Majesté commettrait une
horreur. Ainsi ferait-elle en punissant ceux qui n’ont pas le grain de
moutarde du P. Mathieu. »
–
Vos réflexions sont justes, me dit le capucin, mais vous dites la vérité ;
la vérité est une chose dont on ne se sert point, cela est trop dangereux dans
la main d’un honnête homme. Si notre frère quêteur, qui ne fait jamais
mentir le proverbe qui dit : « Que le sac d’un mendiant n’est
jamais plein », s’avisait de dire la vérité, notre couvent
mourrait de faim. – Mon père, d’où vous vient la foi ? – Belle
demande ! De la vérité. – Si la foi vous vient de la vérité, pourquoi
ménagez-vous tant la vérité ? Un homme qui n’est pas vrai n’a point
de religion. – Monsieur le Chinois, je crois que vous ne connaissez pas l’Écriture,
vous n’avez point lu David qui dit expressément : « Tout homme est
menteur. Ommis homo mendax. » Vous voyez que ce passage de l’Apocalypse
nous oblige à ménager la vérité, car si l’homme ne mentait pas, il ferait
mentir le Saint-Esprit ; nous ne voulons point donner le démenti à
personne, et en France c’est un point d’honneur.
Voilà,
Monsieur, comme nous déraisonnons avec le P. Mathieu ; avouez que la
religion chrétienne est bien mal prêchée par ces moines ignorants qui
convertissent dans les gazettes les Indes et les philosophes de la Chine. Une
religion qui annonce une morale aussi belle que la vôtre n’a que faire de
l’organe enroué d’un capucin pour être estimée des hommes ; il
serait à souhaiter que tout le monde pût la pratiquer comme vous ; vous
avez rempli à mon égard ses plus beaux préceptes, lorsque, poursuivi par des
sots qui soupçonnaient que mon grain de moutarde était peu de chose, vous
m’avez tendu une main salutaire. Vivez toujours dans mon cœur ; que ce
faible ouvrage, que j’ai l’honneur de vous dédier, soit le monument éternel
de ma reconnaissance. Si les sots viennent vous dire que votre nom à la tête
d’un méchant livre vous déshonore, répondez : « Mon ami est un garçon
sans esprit et sans finesse, il a cru me rendre hommage en me dédiant son
ouvrage, j’ai agréé son zèle ; je condamne ses sentiments, j’aime
son cœur, et aussi indulgent que Molière, je dis :
Si l’on peut pardonner l’essor d’un mauvais
livre,
Ce n’est qu’au malheureux qui compose pour vivre.
Je suis, avec le Zinzin des Chinois, Monsieur,
Votre
ami,
Modeste
tranquille
Xan
Xung.
A Berlin, 12 mai 1762.
Notes d’origine :
1 De Chevrier, mauvais et insolent écrivain, assure effrontément,
dans un chiffon intitulé : La Vie du P. Norbert, que ce capucin était
marié à Londres, ou vivait publiquement avec une femme. Le P. Norbert n’a
Jamais été marié ; il est de notoriété publique qu’il a eu trois
jolies servantes, dont il a eu trois enfants, lesquels eurent le bonheur de
recevoir le Saint Baptême. Ce n’est pas là donner dans le culte des
Malabars.
2 Ce petit Auteur, dont les petits vers ont extasié les petites
filles, dans les petites villes de province, excelle dans les impromptus déshonnêtes.
Voici le couplet qu’il a fait sur la belle main d’une blanchisseuse qui
blanchissait ses collets et noircissait son âme :
Avec une aussi belle main
Qu’a-t-on besoin d’autres charmes ?
Que vous devez du Dieu malin
Bien manier les armes,
Et quand cet enfant est chagrin
Bien essuyer ses larmes !
3 Bateaux qui étaient réellement plats.
4 La sagesse de Dieu, dit un savant, ne peut exiger de l’homme
ce qu’il n’est point capable de faire, si un homme, après mille effort, ne
peut s’assurer de la révélation, cet homme n’est point coupable, parce que
tout ce qu’on nous dit être révélé ne nous a été donné que par des
hommes capables de se tromper comme nous.
[Texte
original daté de 1763, selon Barbier]
Selon l’édition :
LES
MAITRES DE L’AMOUR / [double filet] / L’Arétin Moderne [à l’encre rouge]
/ par / L’ABBÉ DU LAURENS / [tiret] / édition conforme à l’édition
originale de 1763 / publiée avec un portrait de l’auteur / une introduction
et une bibliographie / par / RADEVILLE ET DESCHAMPS / [tiret] / PARIS / BIBLIOTHÈQUE
DES CURIEUX [à l’encre rouge] / 4, rue de furstenberg, 4 / [petit tiret] /
MCMXX [1920]
Publication
Paris, Bibliothèque
des curieux, coll. “Les maîtres de l’amour”, 1920.
Description
In-8°,
304 p., dont une introduction et une bibliographie, par Radeville et Deschamps
[Fernand Fleuret et Louis Perceau]. Le portrait de l’auteur dont il est
question n’est pas une gravure mais la reproduction littéraire d’un article
rédigé par Groubentall de Linière, décrivant son ami Dulaurens et déjà
publié dans une édition de La Chandelle d’Arras en 1807, puis par les
frères Goncourt.
Note
Édition modernisée, dite conforme à l’édition L’Arretin,
Rome, aux dépens de la Congrégation de l’Index, 1763,
2 vol., in-8°.
Un
exemplaire de cette édition (1920) figure à la Bnf
( Cote :
RES P-R-439, Tolbiac - Rez-de-jardin - Magasin )
Un
exemplaire de l’édition originale (1763) figure à la Bnf
( Cote :
RES-R-2760 (vol. 1) et RES-R-2761 (vol. 2), Tolbiac - Rez-de-jardin - Magasin )
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