Épître dédicatoire et préface extraites de :

 

 

Le Balai

Poëme héroï-comique en XVIII. chants.

 

( texte daté de 1761 )

 

 

 

Reproduites d’après l’édition de 1774.

 

   L’orthographe et la ponctuation d’origine ont été respectées.

Merci de nous pardonner ou de nous signaler les fautes qui nous auront échappé.

 


 

 

Épître

 

Préface

 

 


 

 

EPITRE

 

A l’AUTEUR

 

DE LA

 

PUCELLE.

 

 

Monsieur,

 

LA Sagesse est un manche à Balai qui tomba du Ciel ; en tombant, il fut brisé par la foudre, en mille pieces minces comme nos allumettes. Un homme qui n’était pas sot, en ramassa quelques éclats auprès du Temple d’Iphis, & alla trouver un peuple fort vilain, à qui il dit : Vous êtes le triomphe de la crasse & de la ladrerie. Si vous voulez avoir le manche à Balai, faites comme les chats ; commencez par couvrir proprement votre ordure, lorsque vous ferez ce que les gentils font si décemment sur leurs chaises percées ; que vos femmes changent tous les mois de chemise ; cela est fort honnête ; & gardez-vous sur-tout de manger des Omelettes au lard, ni de poulet piqué. Ce peuple stupide ne mangea point de poulet piqué, & crut avoir le manche à Balai.

Quelques centaines d’années après, des gens fort respectables par la droiture de leur cœur & la pureté de leur morale, avaient ramassé tous les morceaux du manche à Balai, dans les environs de Bethanie. Ils vinrent dans le pays des Païens bâtir un édifice, dont la structure parut belle, parce qu’elle était simple. Leurs successeurs, qui aimaient mieux l’or que les paquets d’allumettes, renverserent l’édifice, firent un temple à peu près semblable au Panthéon d’Adrien, prirent les morceaux du manche à Balai, les lierent ensemble, & se battirent avec. C’est ce que nous appelons depuis dix-sept cent ans la légion militante.

Un fripon adroit vint avec un paquet d’allumettes d’une main & une épée de l’autre : Ecoutez, s’écria-t-il, j’ai fait mes caravanes dans la lune, j’ai bu dans la chopine de mon camarade, l’Ange Gabriel. Je tiens le manche du Balai par le bon bout, vous m’obéirez ou je vous tuerai. Ceux qui ont annoncé les manches à Balai avant moi, n’ont point fait cette petite Cérémonie d’abord ; mais assommer les gens avant ou après, c’est une misere qui revient au même.

Des gens fourrés de poils & d’argumens in Baroco, se sont avisés de prendre le titre du manche à Balai. Les sages maîtres ont prétendu être sages à cause qu’ils avaient troublé les consciences, rempli la France de persécuteurs & de persécutés. Ils soutiennent sur des morceaux de bois qu’ils nomment de bancs, que sans les allumettes de Tournelli, du Grand Colas, de Colin & de Colette, on n’aurait point le manche à Balai.

Une multitude de sauterelles, reste de cette playe qui affligea l’Egypte sous Pharaon ; Vermine oiseuse qui ronge depuis si long-temps les épics de nos bleds & les fleurs de nos vignes, crierent par-tout qu’ils avoient le manche à Balai, que pour avoir des brimborions de leurs allumettes, il fallait renoncer à l’utilité publique, que les filles, sur-tout, laissassent infecter dans leur sein par le souffle du néant, les germes créateurs que la main féconde de l’Etre suprême y avait mis pour éclore. La fureur d’avoir le manche à Balai peupla des maisons immenses de gens oisifs, où ces voleurs de la société jouissent des sueurs & du sang de ceux qui travaillent & qui sont plus sages.

Nous serions inconsolables, Monsieur, des malheurs du manche à Balai, nous douterions presque de son existence, si les Dames ne nous avaient conservé précieusement ce dépôt sacré. Interrogez toutes les femmes, elles vous diront qu’elles ont le manche à Balai. S’il faut nécessairement de la bonne foi dans ce monde pour être trompé, qu’il est galant de croire aux jolies femmes ! J’ai vu des filles très-gentilles qui soufflaient tous les jours comme des Canadiennes sur les allumettes de leurs amoureux, me jurer sur leur honneur, qu’elles tenaient un beau brin du manche à Balai. Je crois volontiers à tout cela, je suis comme les Parisiens : ils sont si persuadés que leur fidelle moitié est pourvue de ce rare manche, qu’ils sont les époux les plus complaisants & les plus tranquilles de l’univers. N’est-il pas vrai, Monsieur, que cela n’est point méchant, que vous aimeriez mieux les maris crédules que les bêtes fourrées qui sont plus féroces ?

Dans la marche des Epîtres Dédicatoires un Auteur doit toujours parler de lui. Pour suivre l’usage, je vous dirai, Monsieur, que je suis Chinois, natif de Pékin. Je réside depuis cinq mois à Constantinople. Dès ma jeunesse je fus amené en Flandres par des Missionnaires Jésuites qui avaient marché sur le Crucifix au Japon, & de-là avaient passé à la Chine. Eloigné de mes Penates, on me fit bientôt oublier le culte de Tien, mais non pas les sages Conseils de Confucius & la loi de nos Lettrés, qui admirent autant vos ouvrages que les Européens : dans une de leurs grandes assemblées, ils ont démontré par des calculs d’Algebre que vous aviez seul en France tous les morceaux du manche à Balai. En fait de goût, de calcul & de vérité, on doit croire nos Philosophes, ils n’ont point de bénéfice en nous trompant.

Je fus baptisé à Douai à l’âge de seize ans, par le fameux pere Duplessis, qui a tapissé de calvaires les grands chemins de France. On me nomma sur les saints fonds de Baptême, Modeste-Tranquille. J’eus pour Marraine la Révérende mere Amidon, premiere Tourriere du couvent de Sin, qui m’apprit la guerre du Balai, & toutes les médisances de son Cloître ; c’était une bonne fille que ma Marraine, elle est aujourd’hui devant Dieu ; que le Ciel lui fasse paix : je la recommande à vos saintes prieres.

Le lendemain de mon Baptême je fis la connaissance d’une jolie fille, qui me faisait plaisir & qui n’avait rien de caché pour moi. Ma maîtresse était Poëte, faisait voluptueusement des chansons tendres ; vous voyez qu’avec des talens, des graces & un cœur qui disait toujours ouï, le mien, qui n’était point méchant, ne pouvait dire non. Eh bien, Monsieur, les Jésuites s’apperçurent que j’aimais plus les filles, que leur Société. Ces Révérends, qui ne s’attachent point aux visages, me tracasserent comme ils tracassent tout le monde : pour échapper à leur ressentiment, je quittai ma maîtresse & ma fortune, je vins à Constantinople, où je porte depuis deux mois des paquets à la messagerie pour la Mecque.

 

Pourquoi tous les Frérons n’en font-ils pas de même ?

 

Si vous aviez, Monsieur, quelques paquets à faire passer au Mouphti ou au grand Pénitencier de la grande Mosquée, je me charge de les porter gratis, à condition que vous agrérez pour tel usage qu’il vous plaira, le Poëme que j’ai l’honneur de vous dédier. Je suis avec toute la Chine & l’Europe,

 

            MONSIEUR,

 

Votre Admirateur,

Modeste-Tranquille

XAN-XUNG.

 

A Constantinople,

de la Lune de

ma femme, le 3.

 

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PREFACE

 

Crede mihi, mores distant à carmine nostro :

Vita verecunda, musa jocosa mihi. (1)

 

 

Le Poëte doit être sage :

Pour ses vers, il importe peu ;

Il n’aurait ni grace, ni jeu,

Sans un air de libertinage.

 

 

A Mon arrivée à Constantinople, j’eus le bonheur de voir de mes yeux profanes le Saint Balai, qui avait balaïé en 1761 la Sainte Chapelle de la Mecque. Il était porté processionellement sous un dais, par un grand Pénitencier de Mahomet, qui allait dans le Royaume de Golconde curer la large conscience du grand Arungeberg. Il était suivi de tous les Bachas à trois queues, des Dévôtes & de vieilles Dames du sérail, qui tenaient en main des grands chapelets Musulmans de la belle taille des Rosaires Espagnols. Le Pere Pancrace, Capucin indigne, que l’Ambassadeur de France avait amené à la Porte avec les pacotilles de sa cuisine, était auprès de moi à voir passer ce cortege. L’habit, la figure du Capucin, capables de faire reculer une procession Romaine, auraient occasionné quelques lacunes dans celle du Saint Balai, si les Dervis de la Cour étaient des gens à faire attention à des Capucins. Le Pere Pancrace en voyant cette cérémonie, disait à chaque instant : Quel scandale ! les Turcs sont damnés… notre Pere Saint François avait un chapelet : mais, graces à la Sainte Vierge, il y avait au bout une croix, une médaille du Pape, un vrai Saint Suaire, & beaucoup d’Agnus Dei. Le Révérend Pere eût arraché les yeux à quelques Dervis de la fête, tant il paraissait animé du vrai zele : il n’osa remuer, à cause qu’il y avait ce jour-là, à Constantinople, plus de circoncis que d’ânes-bâtés.

Des gens qui ne font rien, qui citent toujours, à cause qu’ils n’ont rien à faire, un vieux livre où est écrit, L’ouvrier est digne de son salaire, ne manqueront point de tenir sur ce Poëme les propos que le Pere Pancrace tenait sur la procession du Saint Balai. Quel scandale, diront-ils ! comment se moquer du Pere Ignace, plaisanter le Rosaire, attaquer les gros marchands de chapelets, tirer sans cesse sur les Moines, ces braves serviteurs inutiles de l’Evangile ! oh cela est effroyable : on passerait ces miseres à l’Auteur, s’il n’avait point touché à nos gouvernantes. Quoi, nos filles, toutes dévouées à notre mere la sainte Eglise, des saintes créatures remplies de notre onction ! Ah ! cela est misérable. Nous voyons bien que l’Auteur est un Chinois, qui n’a point de Bénéfice, ni de Gouvernante : il faut que la Justice rôtisse le Balai & le Poëte ; cela est conforme à l’Ecriture qui dit expressément au sixieme commandement, tu ne tueras point.

Je n’ai point fait ce Poëme en France pour trois raisons ; la premiere, c’est qu’on doit jamais fronder les usages du Pays qu’on habite ; la seconde à cause des honnêtes gens ; & la troisieme par égard pour mon grand-pere.

En France on met Mahomet sur le Théâtre : Arlequin lui fait boire chopine du meilleur vin de la cave du Mouphti, à ce qu’il assure au parterre. Si Arlequin venait représenter cette piece à Constantinople, il serait empalé ; j’en serais fâché pour lui, car il m’a fait rire. Si les Comédiens de Sa Hautesse allaient à Rome faire manger un chapon au Saint Pere le Vendredi Saint, ils seraient brûlés, parce que la Sainte Inquisition ne rit point. Voilà ce qui m’a fait respecter les usages du Pays que j’habitais ; car il est aisé de voir que l’on a raison à Constantinople, qu’on a encore raison à Rome, & que toutes ces raisons prouvent fort bien qu’une partie du monde se moque de l’autre.

Je n’ai point fait ce Poëme en France, dans la crainte d’offenser les honnêtes gens, à cause que les honnêtes gens se fâchent plus aisément que ceux qui ne sont point honnêtes. Les honnêtes gens m’auraient dit : Mr. Modeste, votre ouvrage est rempli d’immodestie : nous aimons la décence ; & une preuve que nous la chérissons, c’est qu’on a fait dix-sept éditions de la Pucelle que nous avons épuisées dans six semaines.

Je n’ai point fait ce Poëme à Paris, à cause de mon grand-pere ; mon grand-pere était un Gentilhomme aussi noble que notre dernier Empereur, lorsqu’il vendait des verres à tous les bouchons du Pays, & des flacons à toutes les femmes de chambre de Pékin. Il s’avisa de vendre des galons d’or, qui n’étaient point de verre ; il fit tomber son arbre généalogique ; bref, ce bon grand-pere qui était très-connaisseur, me disait ; Xan-Xung, la tête te conduira loin, si tu voyages en France, avec ton maigre talent de faire de méchants vers, ne rime jamais que des Salve Regina, des petits bouquets à Chloé, que tu feras enterrer dans le Mercure. Si tu vas en Espagne, chante les onze mille Vierges & prends garde d’en échapper une, car les Jacobins ne te manqueraient pas. Si tu vas en Turquie, trouve la circoncision admirable, assure à tous les Dervis que cette opération, qui fait du mal & ne produit aucun bien, est parfaitement imaginée. A Rome, ne t’avise point d’y aller. Le Pays est plein de fagots bénis. En Prusse, tu peux y séjourner hardiment. Un Roi qui fait de si beaux vers, qui éclaire les arts, instruit son Peuple, est assurément le Souverain d’un Pays où il est permis d’avoir raison.

Je fis ce Poëme en vingt-deux jours, parce que je n’aime pas à pâlir long-temps sur un même ouvrage quand je meurs de faim ; mes vers se sentent de cette précipitation ; on s’appercevra qu’ils sont mal nourris. Je n’ai point suivi dans cet ouvrage les conseils du P. Rappin, la Poëtique d’Aristote, le sublime allongé par Longin, inutilement encore allongé par Despréaux. Il ne faut point tant d’ingrédients pour chanter un morceau de bois ou les chevilles de Maître Adam.

 

Les préceptes de l’Art sont ceux de la Nature.

 

Je me flatte que cette piece sera accueillie favorablement du public ; ce qui m’assure un applaudissement général, c’est que j’ai rencontré à Constantinople un de mes amis de Paris, garçon boulanger de la rue Jean-Pain-Mollet, de la Paroisse de..… de..… Je ne me rappelle plus le nom de la Paroisse, c’est bien dommage. Mon ami était un garçon un peu froid, mais d’un cœur aussi bon que le bon pain ; il m’aimait si terriblement, qu’il eût ôté les morceaux de sa bouche pour me les donner, si j’avais voulu les agréer ; il ne faut point user ses amis. Un Poëte qui a des chausses honnêtes & du crédit à Paris chez un boulanger, est un homme en pied, qui peut braver ses confreres.

Mon ami était un jeune homme lettré, aussi prodigieusement que le sont ordinairement les garçons boulangers. Il savait des choses fort curieuses sur sa famille & des anecdotes sur son Parrain Monsieur Gilles-Claude-Blaise-Brainbrin-Pisse-Chouville, un des plus forts négociants de la rue des deux anges. Ce garçon se nommait Pierre Bagnolet ; il descendait en ligne froide du fameux Pierre Bagnolet ; qui avait si peur de la bise, & qui faisait si bien les choses sur le cul du four lorsqu’il n’avait point froid. Je communiquais ce Poëme à son petit-fils. Pierre trouva mes vers aussi beaux que tous ceux qu’on avait faits pour son grand-pere. J’espere que le Public unira ses suffrages à celui du petit-fils du grand Pierre Bagnolet, qui a été chanté si long-temps.

 

(1)  “Crois-moi, les mœurs sont loin de notre chant : pour moi, la vie est modeste, la muse est badine.” (selon la formule d’Ovide, Tristes, II, 353-354 : « Crede mihi, distant mores a carmine nostro, – Vita verecunda est, Musa jocosa mea – »)

 

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[Texte original daté de 1761, d’après Quérard.]

 

Selon l’édition :    LE BALAI, / POËME / HÉROÏ-COMIQUE / EN XVIII. CHANTS. / [double filet] / Jupiter è Cœlo ridet perjuria Vatum. / [double filet] / [fleuron (“soleil”)] /

                                A CONSTANTINOPLE, / De l’Imprimerie du Mouphti. / [filet] / M. DCC. LXXIV.

 

Description           XX-192 p. in-8°.

 

Un exemplaire de cette édition (1774) figure à la BM d’Angers

( Cote : 1666, BELLES-LETTRES )

 

Un exemplaire de l’édition originale (1761) figure à la BM de Grenoble

( Cote : E.21782 Rés., CGA )

 

Un exemplaire de l’édition originale (1761) figure à la BU de Montréal

( Cote : LC:  PQ1981 D75 A64  -  PQ 1981 D75 B2 1761 // Livre/rare  [AMICUS 18531338] )

 

 

 

  

 

 

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