Numérisation  S.P. 2003

 

 

La Chandelle d’Arras

 

Poème en XVIII chants

 

Par l’abbé H.-J. Dulaurens

(1765)

 

 

Reproduction de l’édition de Paris, 1807.

Le texte en rouge figure dans la version 1881 ( bnf )

 

   L’orthographe et la ponctuation d’origine ont été respectées.

Merci de nous pardonner ou de nous signaler les fautes qui nous auront échappé.

 


 

TABLE DES MATIÈRES

   

 

 

CHANT  PREMIER

CHANT  II

CHANT  III

CHANT  IV

CHANT  V

CHANT  VI

 

 

CHANT  VII

CHANT  VIII

CHANT  IX

CHANT X

CHANT XI

CHANT XII

 

 

CHANT XIII

CHANT XIV

CHANT XV

CHANT XVI

CHANT XVII

CHANT XVIII

 

   

 


 

 

La Chandelle d’Arras

 

CHANT PREMIER

 

Querelle de Jean et de Jérôme – leur combat.

 

Belle Zéphire ! ô toi, que mes disgraces

Voudraient en vain arracher de mes bras ;

Toi, que l’Amour amena sur mes traces,

Pour m’inspirer sous ces nouveaux climats :

Viens m’éclairer du feu de ton génie !

Je vais chanter la Chandelle d’Arras,

Ce phénomène apporté par Marie,

Qui toujours luit, brûle et ne s’éteint pas.

 

Au bon vieux tems, le vrai tems des sottises ;

Quand nos Docteurs, porteurs de barbes grises,

Prêchaient les Saints, le Pape, le Démon,

Le feu d’enfer brûlant, dans un sermon ;

Tous les cerveaux, travaillés de vertiges,

Aimaient la fable et croyaient aux prodiges ;

Les Châtelains, chargés d’un gros bon sens,

Dans leurs Châteaux voyaient des Revenants :

Fillette enceinte accusait du dommage

Quelque sorcier. Hélas ! un pucelage

A beau tenir, quelque charme à la fin

Le fait sauter : un Sorcier est bien fin ;

Et dans ce tems, pour l’honneur des familles,

On croyait fort les Sorciers et les filles.

Tel on était dans le pays d’Artois,

Pays semblable aux côteaux Champenois ;

Où l’on naît sot, non pas pour le paraître,

Le devenir ; mais seulement pour l’être,

Comme l’on dit, toute une éternité.

Dans Arras donc, c’était dans la Cité,

Vivaient jadis deux hommes très-illustres :

Tous deux avaient un peu plus de huit lustres,

Force raison au bout de leurs cheveux,

Et de l’esprit où la poule a ses œufs.

L’un se nommait Jérôme Nulsifrote :

Quand le grivois vous tirait une botte

A jeune fille, il allait droit au cœur.

Son compagnon s’appellait La Terreur.

Ce fier vivant, de vaste corpulence,

Fort comme un turc, vous menait d’importance

Une grivoise, et tout sur le bon ton.

Des reins épais, un nez d’un pied de long,

Lui captivaient les hommages des femmes ;

Le phénomene allumait dans leurs âmes,

Un feu divin qui glaçait leurs maris.

Mainte disait : jarni ! dans quel pays

Le ciel fait-il croître des nez si rares ?

Pour nos besoins ses mains sont bien avares !

Près de ce nez, d’un si noble maintien,

De nos époux les nez ne seraient rien.

Ces bonnes gens, l’honneur de la patrie,

De la Cité soutenaient l’harmonie.

Jérôme et Jean, de leur profession,

Étaient tous deux joueurs de violon.

A livre ouvert, sur le champ, en cadence,

Ils vous raclaient la fine contre-danse,

Un cotillon sur l’air de l’Angola,

Ou du Stabat Mater Dolorosa ;

Ce dernier air enchantait la province,

Où de tout tems le goût fut aussi mince,

Que la boisson que l’on boit dans Arras.

Chéris des Grands, goûtés des Magistrats,

Nos Batistins (1) par un talent unique,

Gagnaient l’argent et l’estime publique ;

Nôces, festins ne se passaient sans eux ;

Qui les avait s’estimait trop heureux.

L’âme des Dieux, l’Amitié secourable,

Dès le berceau, d’un nœud toujours durable,

A Nulsifrote unissait La Terreur ;

Ces deux amis ne faisaient qu’un seul cœur.

Jamais mortel ne vit chaîne pareille :

Le brandevin, la bierre et la bouteille.

Trois fois le jour ranimaient leurs beaux feux,

Trois fois le jour resserraient leurs doux nœuds.

Le vieux Platon, le jeune Alcibiade,

Le fier Oreste et le tendre Pilade,

Des romanciers si vantés autrefois,

Vis-à-vis d’eux n’étaient que des cœurs froids ;

Qui l’aurait dit ! que la voix d’un profane,

Qu’un vil oiseau, que son maudit organe

Désunirait des nœuds si précieux ?

Rien n’est constant sous la voûte des Cieux.

Certain bon jour, le jour de Pentecôte,

Jean La Terreur, Jérôme Nulsifrote,

L’esprit, le cœur remplis de brandevin,

Vers Saint-Laurent (2) cheminaient au matin.

Sortant d’Arras, à vingt pas de la ville,

Un animal, une bête incivile ;

( Que le Démon, ah ! sinistre Coucou,

Aurait bien fait de te tordre le cou : )

L’animal donc entonna son ramage.

Jérôme en rit, et pour le badinage,

En se tournant, il dit à l’ami Jean :

L’entends-tu bien ? Connais-tu ce plain-chant ?

Pour un mari le bel épithalame !

Dis-moi, l’oiseau connaîtrait-il ta femme ?

L’aurait-il vue avec notre Curé ?

Sous le Vicaire, ou près d’un Tonsuré ?

Je crois, ma foi, qu’il t’en dit des nouvelles.

La chienne au moins n’est point de ces cruelles

Qu’il faut toujours tirer par le jupon.

Souvent chez toi j’ai vu le frère Oignon….

Comment, coquin, répond Jean en colère,

Sais-tu, morbleu ! que notre ménagère

N’a giboyée avec d’autre que nous ?

Ah ! vive Dieu ! je sommes son époux ;

A la nourrir chaque nuit je m’occupe,

Même le jour, malgré sa longue jupe….

Va, le coucou n’a chanté que pour toi.

Serait-il vrai ?… Quoi ! des cornes à moi ?

Je bouche trop l’endroit où ça se plante !

Et puis Nanon…. Tiens, le Diable me tente ;

S’il ne m’arrête…. à l’instant tu verras….

Ah ! dit Jérôme, ah ! ne te fâches pas.

Tranquillement accommodons l’affaire ;

Tiens, pour nous deux il a chanté, Compère.

En conviens-tu ? Non, diantre, par ma foi !

Je n’en suis point ; il a chanté pour toi.

J’ons de l’honneur aussi grand que je sommes,

Et sur ce point je ne craignons quatre hommes

Tiens, vois mon front, vois s’il est raboteux ?

Ton front ! ton front ! tu l’as drôle, parbleux !

Il est plaisant ? Hé ! mais, il s’imagine

Que ça se voit…. on aurait belle mine

Si l’on montrait cette coiffure aux gens !

Cela paraît, mais ce n’est qu’en-dedans ;

Console-toi, tu n’es pas sans confrère.

Jean était bon, et non pas débonnaire.

Quoique dévot à la sainte amitié,

Il n’était homme à se moucher du pié ;

Toujours ses doigts servaient à cet usage,

Pour épargner les frais du blanchissage

Et les mouchoirs : le secret était bon.

Jean, plein d’honneur, n’avait d’aucun affront

Jamais souffert le flétrissant outrage.

Son poing nerveux, sur le large visage

De son ami, vous applique soudain

Cinq à six coups, mais de la bonne main,

L’œil irrité, le vaillant Nulsifrote

Siffle des dents, frappe du pied, et saute

Sur la Terreur, le saisit aux cheveux,

L’attire à lui, veut l’abattre : tous deux

Luttent long-tems, se cognent, se meurtrissent :

Dans leur fureur, ces malheureux vomissent

Contre le ciel mille affreux juremens.

O Dieu vengeur ! où sont tes châtimens ?

Pour tes clochers réserves-tu la foudre ?

Ne réduis-tu que tes autels en poudre ?

Fais-la tomber sur ces monstres affreux :

Leurs juremens font dresser les cheveux.

Mort… tête… sang… je tremble ! ils osent prendre

Dieu par le nez… le Diable par le ventre !

A ces horreurs l’écho reste sans voix,

Flore, zéphyr se cachent dans les bois ;

Sur un ciel noir, le Démon des orages

Vient en grondant du fond des marécages.

Sa main terrible a déchaîné les vents ;

Les champs de l’air, à ses regards brûlans

Sont enflammés, les flèches du tonnerre

Ouvrent le ciel et déchirent la Terre ;

En vain la foudre éclate à leurs côtés,

Jérôme et Jean n’en sont épouvantés ;

Leur fier courroux s’accroît avec l’orage,

L’air en tonnant ranime leur courage

Tel autrefois ce cynique effronté

Que le Portique a si long-tems vanté ;

De son tonneau, l’orgueilleux Diogène,

La pique en main, à la face d’Athène,

Rit de la foudre et se moque des Dieux.

Couverts de sang, ces monstres furieux,

Las, épuisés, étendus sur l’arène,

D’un œil éteint, dont la paupiere à peine

Pouvait s’ouvrir, se défiaient encor.

Tel expirant l’infatigable Hector

Bravait Calcas et menaçait Achille.

De leur combat le bruit vint à la ville ;

Arras se trouble et s’attendrit pour eux ;

On court, on vole, on les trouve tous deux

Sans mouvement et prêts à rendre l’âme.

Dans ce moment, ô Jean ! tu vis ta femme ;

La froide horreur avait glacé son teint,

L’amour ému s’agitait sur son sein ;

De cent baisers elle mouille ta bouche ;

O belle Annette ! ô l’orgueil de sa couche !

Ton cœur soupire…. Annette par trois fois

Tu veux parler, ta douleur est sans voix.

Perfide Amour, tu ris de sa tristesse !

Tu flattes Jean ! cette feinte caresse

Est l’art discret de tromper un mari.

Vive un cocu, grand Dieu ! qu’il est chéri !

Plus mitonné qu’un Directeur de Nonne,

Au moindre mal on se pâme, on s’étonne,

On crie, on presse, on le lèche, il faut voir ;

Femme à lui plaire épuise son savoir.

Ah ! si le ciel d’une chaîne amoureuse

Unit un jour ma destinée heureuse

A jeune objet, je veux être cocu.

L’air trop mal-sain de l’austère vertu

Ne me plaît point, j’aime un peu la faiblesse :

L’humanité fut toujours ma sagesse.

Sur un brancard couvert de deux manteaux,

A l’hôpital on porte nos Héros.

Anne les suit en répandant des larmes ;

Son air touchant embellissait ses charmes ;

Sa gorge émue attendrissait les cœurs.

Plus d’un Abbé fut sensible à ses pleurs.

 

 

(1)   Allusion au fameux Musicien de ce nom.

 

(2)   Village à une lieue d’Arras.

 

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CHANT II

 

Le Diable habillé en Ermite descend à l’Hôpital – excite Nulsifrote à la vengeance.

 

Dans la Cité quarante-deux Sœurs-Grises,

Vierges jadis, mais femmes bien apprises,

De l’Hôpital ont la direction,

Là, chaque Nonne avec distraction

Panse un malade et met à son derrière

Du vitriol pour l’onguent-de-la-Mère ; (1)

En quiproquo ces Sœurs en savent long.

Or dans ce tems, on dit que le Démon

Rôdait souvent autour du Monastère.

Cet ennemi du ciel et de la Terre

A Nulsifrote apparut dans la nuit ;

Le Diable est fin, c’est un terrible esprit.

Nos beaux prêcheurs l’ont affublé d’injures.

Dans leurs sermons surchargés de figures,

Le Diable est peint, Dieu même en aurait peur.

A les entendre, il ment comme un rimeur.

Aux sots, dit-on, cette bête est à craindre ;

Hélas ! pour moi, j’aurais tort de m’en plaindre.

A ses amis il ne fait jamais rien ;

Le bon Jésus s’en est trouvé très-bien.

Mathieu nous dit qu’un jour dans un miracle,

Il le porta sur le haut d’un pinacle,

D’où bien à l’aise il voyait l’Auxerrois,

Les Pays-Bas, l’Ecosse, l’Angoumois,

Berlin, Paris, le Fort de La Goulette,

La rue aux Ours, celle de la Huchette,

Où soupirait à côté d’un gigot,

Certain Arnaud, le lamentable Arnaud ; (2)

Milord, dit-il au Maître du tonnerre,

Tout rondement voulez-vous, ventre à terre

A mes ergots faire un beau compliment,

Sur mon honneur je remets à l’instant

Ce beau pays sous votre obéissance.

Jésus lui dit : Satan, ton opulence

Ne peut tenter un cœur comme le mien ;

Aux Publicains tu peux donner ton bien ;

Sans la vertu le monde est méprisable.

Laissons Jésus faire un sermon au Diable ;

Car en tout tems un bon prédicateur,

Comme un mauvais, endort son auditeur.

Dans la nuit donc, pour tromper Nulsifrote,

Le Diable part orné d’une calote,                              Le diable, orné d’une large calotte,

D’un grand cordon, d’un chapelet sans croix,

D’une béquille, enfin du saint harnois

De frère Luc allant en guerre sainte                          Du frère Luce, allant en guerre sainte

Trouver Agnès, qui fut neuf mois enceinte

Pour faire un Pape, et ne fit qu’un tendron.

O mon ami ! s’écria le Démon,

Je suis Satan, cet être craint en France,

Des grands Docteurs profonds en ignorance,

Pour t’effrayer, me rendre plus hideux,

D’un habit noir ils m’ont vêtu comme eux

Et m’ont planté des cornes à la tête :

Ah ! par l’Enfer ! que la Sorbonne est bête !

Que le fourrage à ses gens convient bien !

En vérité, c’est leur pain quotidien.

Je naquis noble, et ma source est divine ;

Jadis au ciel je pris mon origine,

Mes compagnons, esprits forts, gens hardis,

De leur éclat follement éblouis,

A l’Eternel déclarèrent la guerre.

Tels les Titans, nous dit le grand Homère,

En Thessalie insultèrent les Dieux.

La même fable arriva dans les Cieux.

Avant ce tems, nous goûtions sans partage

La froide gloire et le mince avantage

De dire en prose, en beaux vers, en plain-chant,

Triomphe, honneur au Seigneur tout-puissant !

Toujours brailler, toujours la même note,

Cela, ma foi ! mon ami Nulsifrote,

Nous ennuyait. Un beau soir Lucifer,

Garçon divin, sémillant comme l’air,

Voulut de Dieu surpasser l’élégance,

Ceindre la gloire, usurper la Puissance.

Messieurs, dit-il aux jeunes Chérubins,

Notre Seigneur nous prend pour des gredins.

Sommes-nous faits pour ramper sous un maître ?

En se tâtant chacun peut se connaître ;

S’en faire accroire est le talent d’un sot :

Contre le ciel formons un saint complot ;

Attaquons Dieu, chassons-le de son trône,

Brisons son sceptre, arrachons sa couronne,

Ou tout au moins égalons-nous à lui.

L’honneur le veut, soyons Dieux aujourd’hui.

Ce beau projet fut applaudi des Anges,

A l’orateur on donna cent louanges.

Je ne fus point de l’avis d’Astaroth.

Le Diable était d’attacher le grelot

A Dieu le Père ; il n’était point maniable.

Comment le prendre ? Un Prélat respectable

Aux doux plaisirs, le Cardinal Dubois (3),

Bien mieux que nous le prenait mille fois

De cent côtés : aussi son Éminence

Était l’ami (4) d’un grand Seigneur en France.

Sur son palier nous insultâmes Dieu.

Comment, dit-il, vous osez en ce lieu,

Braver ma foudre et m’outrager en face ?

Quoi ! des coquins, nés du sein de ma grâce,

Voudront du ciel me chasser aujourd’hui !

Le Charbonnier est le maître chez lui.

Holà, Michel ! soudain que l’on s’escrime,

A coup de sabre il faut punir le crime,

Dans le chaos engloutir ces mutins,

De fers brûlants charger leurs viles mains.

On se battit ; Dieu du haut de sa gloire

Vit le combat ; fit pencher la victoire

De son côté : c’était très-naturel.

Mais, entre nous, sans le vaillant Michel,

Le Paradis appartenait au Diable.

Oh ! le bon coup. Lucifer plus traitable

Assurément n’eut point damné les gens.

Pas n’était sot pour faire à ses dépens

Ce noir Ténare où l’on brûle les âmes,

Et, sans pitié, de très-aimables femmes,               Sans pitié, de très-aimables femmes

Pour avoir fait de sots maris cocus.                      Pour avoir fait un sot mari cocu.

Ah, si l’Archange, ami, nous a vaincu,

Il doit sa gloire à notre extravagance ;

Tout neufs encore et sans expérience,

Nous n’avions brin connaissance de Dieu.

Pour nous encor il était de l’hébreu ;

Car Lucifer n’était point assez bête,

S’il l’eût connu, de tenter sa conquête.

Que la jeunesse est un tems mal aisé !

Et qu’à cet âge on est mal avisé !

Le cœur léger s’incline vers le vice ;

Il faut souvent que la barbe blanchisse,

Avant d’user un peu de sa raison ;

Mais pour le mal, on l’apprend sans leçon :

Quand on est bon, c’est souvent par faiblesse ;

C’est le hasard qui donne la sagesse.

Le hasard donc toucha mon tendre cœur ;

Le vif remords, ce tyran du pécheur,

Me poignarda. Brisé de repentance,

Dessein me prit de faire pénitence :

Sur ses vieux jours l’homme se convertit.

D’un pas dévot j’allai, le cœur contrit,

Près d’Achicourt (5) prendre l’habit d’Ermite.

Que le Rosaire entre mes mains profite !

Qu’un capuchon est un meuble divin !

Embaumez-vous, flairez l’odeur de Saint

Que ça répand : c’est l’encens de la grâce.

Non, le boiteux, non, l’ignorant Ignace,

De son vivant, ne sentait pas si bon….                   Dans son vivant ne sentait pas si bon…

Dans les vapeurs de ma dévotion,

J’ai vu Marie : ô ciel ! qu’elle était belle !

La fraîche Aurore est un chiffon près d’elle !

Son œil brillait des feux du chaste amour,

Un jupon simple, uni comme un bon jour,

N’ajoutait rien à l’éclat de ses charmes.

A son aspect je répandis des larmes ;

Quoi ! vous pleurez ! dit-elle en souriant ;

Un grand garçon fait-il ainsi l’enfant ?

Êtes-vous donc de ces petites âmes ?

Laissez les pleurs, ils engraissent les femmes ;

Quittez la haire, et marchez vers Arras,

Vers l’hôpital vous porterez vos pas.

Un sot mortel, insensible à l’outrage,

Entre deux draps amollit son courage.

L’honneur honteux, sur son maussade front,

Rougit encor de l’éternel affront

Dont l’a flétri la main de son compère.

Dans son cœur lâche allumez la colère :

Qui sait se battre est digne de mes yeux,

Qui ne se venge est indigne des Cieux.

Tel que l’éclair ouvre, enflamme la nue,

Disant ces mots, Marie est disparue.

 

O Nulsifrote ! ô cœur trois fois heureux !

La sainte Vierge est sensible à vos vœux.

Vous êtes sûr, sous sa main immortelle,

De vaincre Jean ; que pourrait-il contre elle ?

Ah ! vengez-vous comme doit un Chrétien ;

Suivez le ciel ; le ciel se venge bien.

C’est un plaisir de punir l’insolence ;

Dieu pour lui seul a gardé la vengeance ;

Il connaissait les morceaux délicats.

Sur La Terreur déployez votre bras ;

Que cette nuit le scélérat périsse ;

Prosternez-vous, que ma main vous bénisse.

 

Le Diable alors élevant deux grands doigts,

Sur le Héros fait un signe de croix ;

Puis d’une voix agréable, mais fière,

Les yeux au ciel, il fit cette prière :

Dieu des vivans, des morts et des saisons,

A qui Clément (6) chante tant d’oraisons,

Pour obtenir le mépris des richesses,

Sur Nulsifrote épanche tes largesses !

Donne à son bras la force de Samson,

A sa valeur le feu de Gédéon !

Devant ses pas fait marcher le tonnerre,

Mets dans son cœur l’homicide colère

Dont tu frappais les faibles Hétéens,                        Dont tu frappais les faibles héthéens,

Les fils d’Ammon et les Amorrhéens !                     Les fils d’Amon et les amoréens ;

Qu’il soit vainqueur ! De rechef, à ces mots,

De la main gauche il bénit le Héros.

 

 

(1) Onguent-de-la-Mère, ainsi nommé à cause d’une Religieuse de l’Hôtel-Dieu de Paris, qui en fit la découverte.

 

(2) Auteur faisant des Jérémiades et de petits bouquets à Daphné. Cette Daphné était la moitié d’un Rotisseur de la rue de la Huchette.

 

(3) Le Cardinal Dubois reçut la Confirmation, la Tonsure, les quatre Moindres, le Sous-Diaconat, le Diaconat, la prêtrise, et sa première Communion le même jour. Ce fut le célèbre Massillon qui lui administra tous ces Sacremens à la fois, et qui lui dit : Monsieur l’Abbé, ne faudrait-il pas aussi vous donner le Baptême ?

 

(4) Voltaire nous a donné le vrai sens de ce mot dans la Pucelle (Voyez l’article Bonneau.)

 

(5) Village auprès d’Arras.

 

(6) Clément XIII, Roi de Rome.

 

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CHANT III

 

Nouveau combat de Jean et de Jérôme – le pansement du blessé – son trépan.

 

Monsieur Buffon, dont l’éloquente plume

Créa pour nous dans un profond volume,

Avec des mots artistement tournés,

Un nouveau monde et des cieux mieux peignés,

Parle du Chien ; mais il en parle en maître,

Qui connaît tout, qui répand sur chaque être

Le jour naissant de la création.

Le Chien, dit-il, est plein d’attention ;

Tendre, poli, complaisant, doux, affable,

Pour les humains d’un instinct favorable,

A les aimer il consume ses jours ;

Paphos n’a point de plus fermes amours.

Dieu de mon cœur, trop volage Lisette,

Te souvient-il ? quand ta flamme coquette

Me captivait sous ta trompeuse loi,

Ton chien, ton chien, moins inconstant que toi,

Couvrait tes feux d’une honte éternelle.

Ainsi que lui que n’étais-tu fidelle ?

A l’hôpital trois détestables chiens,

Pendant la nuit servoient de gardiens.

Ces trois mâtins ne valaient pas la chatte ;

Oncque n’avaient bien su donner la patte.

Toujours jappant, sautant, courant, mordant

Les malheureux qu’ils trouvaient en passant.

Pif, Pouf et Paf étoient leurs noms terribles.

Jamais l’enfer, dans ses gouffres horribles,

N’avait produit des dogues si hargneux ;

Cerbère était un mouton auprès d’eux.

Vivent les chiens chantés dans l’Écriture,

Ils sont chômés de la race future.                              Ils sont chommés de la race future ;

Roch et Tobie étaient d’assez bons chiens,

Très-bien pourvus ; mais nos trois vauriens,

Ils l’emportaient en malice sur l’homme.                  L’emportaient presque en malice sur l’homme.

Laissons ces chiens, revenons à Jérôme.

Ce Fier-à-bras, par le Diable éveillé,

Saute du lit, et sans être habillé,

Va droit à Jean, et d’un regard sévère

Lui dit ces mots qu’anime la colère :

Visage affreux, face de réprouvé,

Qu’à mon courroux le ciel a réservé,

Voici le jour marqué pour la vengeance ;

Ton front épais, où l’altière insolence

A peint d’un gueux la maussade fierté,

Retrace encore à mon œil irrité

Ce jour sinistre, où le chant détestable

D’un vil oiseau brisa le nœud durable

Qui dès l’enfance, avait uni nos cœurs ;

De ma colère éprouve les fureurs.

Terrible Dieu des noires Euménides !

Qui fit sonner ces Vêpres homicides,

Où la Sicile et la fière Atropos

Du sang Français firent couler les flots !

Viens éclairer ma colère implacable.

Conduis mon bras, immole le coupable ;

Sa lâche main a fait rougir mon front.

Que son vil sang efface cet affront !

Disant ces mots, d’un poing ferme et robuste

Adroitement Jérôme vous ajuste,

A coup portant, sur la face de Jean

Vingt horions, et lui casse à l’instant

Le nez, le front, la gueule et la mâchoire ;

Trente-deux dents sur le champ de victoire,

De ce succès sont les sanglans témoins.                 De ses succès sont les sanglants témoins.

Jean se réveille ; on se réveille à moins.

Avec fureur de son lit il s’élance ;

Armé d’un pot sur Jérôme il avance,

L’atteint, le frappe et lui brise les os ;

L’autre résiste, et saisit à propos

Un Saint Michel enchâssé sur un Diable ;

Le couple épais, dans sa main redoutable,

Fait du fracas ; Jean en est abattu.

Un Diable, un Saint ont bien de la vertu !

Quand ils sont gros, ils terrassent leur homme.

Le fier combat de Jean et de Jérôme

Subitement éveille la maison ;

Tout l’hôpital est en confusion.

Sur leurs grabats les malades frémissent,

De cris plaintifs les voûtes retentissent ;

L’un croit avoir entendu dans les airs

Le bruit roulant qu’annoncent les éclairs,

L’autre, étourdi dans son saisissement,

Croit ressentir cet affreux tremblement,

Qui de nos jours a renversé Lisbonne ;

Mainte femelle invoque sa Patronne,

Le vieux Saint Roch et le grand Saint Venant.

Par cent Salve l’une invoque Marie,

La Sainte-face et Sainte Epiphanie,

Qui, dans son tems, accoucha des trois rois.

Au bruit affreux de ces lugubres voix,

Les trois mâtins, plus méchans que Cerbère,

Dans l’hôpital entrent avec colère.

Pouf aboyait ; mais Pif plus courageux

Sur nos Héros s’élance furieux ;

Paf à Jérôme entame le derrière.

Pouf enragé, d’une dent meurtrière,

Le mord, lui prend certain objet benin,

Idolâtré du sexe féminin.

Si je pouvais, sans blesser la décence,

Peindre l’objet aux yeux de l’innocence,

Ciel ! que sur lui l’on verserait de pleurs :

Son triste sort ferait fendre les cœurs.

Frêle pudeur ! faut-il qu’à tes maximes

J’aille enchaîner ma pensée et mes rimes ?

Tes faux appas n’enchantent que les sots ;

L’homme innocent rougit-il pour des mots ?

Femme le doit, attentive à l’usage,

On voit soudain briller sur son visage

Ce faux vernis, masque de la pudeur,

Que de ses mains prépara l’Art trompeur.

Aux cris des chiens les Nonnes accoururent.

Leurs yeux bénis en entrant apperçurent

Le fier Jérôme étendu sur le dos ;

Sur lui le sang ruisselait à grands flots.

Divin sauveur, quelle étonnante affaire !

Dit en tremblant la Mère Apothicaire,

Ce malheureux va périr dans nos mains.

O chiens maudits ! ô dogues inhumains

Qu’avez-vous fait ?… Attendez que je voie.

O ciel ! mes Sœurs, les sources de la joie

N’existent plus ! Jésus ! il n’a plus rien !

Ce châtiment sans doute est pour son bien :

Il baisait trop : mais que dira sa femme ?

Ce coup fatal doit confondre son âme.

Ah ! juste Dieu ! quelle sévérité !

Tes jugemens font trembler l’équité !

Pourquoi ta main, cette main large et sûre

Où les oiseaux vont chercher leur pâture,

Arrache-t-elle ainsi cruellement

A sa moitié le pain du Sacrement ?

Sans le plaisir, le plus riche ménage

N’est qu’un ciel noir, couvert d’un froid nuage :

Comment servir, nourrir, fêter un cœur ?

Une nuit sèche est semblable au malheur.

De ce fléau, Ciel, préserves nos grilles !

Que ferions-nous ? hélas ! quarante filles

Ont des besoins ; et comme dit Gresset,

C’est bien le moins d’un pauvre perroquet !

Mar pitié l’on soulage Jérôme ;                                         Par pitié l’on soulage Jérôme ;

Sur sa blessure on applique du baume,

En le pansant, la Mère Cornichon

Adresse au Ciel cette sainte Oraison :

Le faible honneur, Seigneur est ton ouvrage ;

Son point d’appui, c’est le point du naufrage ;

Y touche-t-on, soudain il est brisé.

Hélas ! pourquoi dans un vase percé

Ton bras puissant place-t-il la sagesse ?

De tes rayons viens couvrir ma faiblesse :

Donne à ma main l’adresse et la pudeur ;

Que mon œil pur, sur cet objet trompeur

Ne souille point…. ah ! fais que je ne tombe !

C’est un endroit où la vertu succombe.

Dans ce moment, la Mère Saint-Martin

Vint tristement apporter un clistère :

Ami, dit-elle, ici j’ai votre affaire ;

Ce lavement est fait de Tamarin,

D’Agnus castus chauffés au bain-marie.

Prenez, prenez, il est doux et benin :

Feu Pourceaugnac n’a reçu de la vie

Un lavement fait d’aussi bonne main.

Tournez le dos, et levez le derrière….

Un peu plus haut… votre jambe en arrière.

Bravo, j’y suis, j’ai le nez sur le trou ;

Non, attendez, haussez un peu le cou !

Bon ! le cul ferme, allons partez muscade.

La Mère pousse, et croit de son malade

Avoir saisi le pertuis ténébreux :

Pas n’est au trou. Sous son poignet nerveux

Le piston part, la canule se brise ;

Le long du dos, entre chair et chemise,

La liqueur monte, et vous frappe en passant,

Vers l’occiput, le pauvre patient ;

Et fait sauter son bonnet en arrière.

Le malheureux, dans ce moment contraire,

Lève la tête et veut voir l’accident ;

En retombant, les ondes du clystère

Vont pommader, de leur suc anodin,

De mon Héros la face et la crinière.

Bénissant Dieu, maudissant le destin,

Dans ce malheur la Mère Apothicaire,

L’œil humecté du fatal lavement,

Réclame encor Saint Vaast et Saint-Venant.

Un assassin, Docteur en médecine,

De Lachésis ancien Tambour-Major,

Paraît soudain. Il portait sur sa mine,

Qu’ombrage au loin un énorme castor,                                (Qu’ombrage au loin un énorme castor,)

L’air élégant d’un consolant clystère.

En style épais il fit un commentaire

Sur le nombril de notre père Adam,

Sur l’opium, la sauge et le chien-dent.

Mes sœurs, dit-il, la matière louable

Fut de tout tems chère à la Faculté,

Et de notre art, par les sots si vanté,

Le pot de chambre est l’objet respectable ;

De nos chapeaux c’est la plus belle fleur ;

La tubéreuse a pour nous moins d’odeur.

Le vieux Docteur examine Jérôme,

Tâte et s’écrie : eh ! comment donc ! cet homme

Est ainsi fait ? Que peut-on ordonner !                                Est-il ainsi ? Que peut-on ordonner ?

Je vois deux cas ; là je sens de l’enflure,

A l’occiput sans doute il a fracture ?

Vîte un Frater, il faut le trépaner.

Du grand Saint Côme arrive un vieux confrère,

Qui rasait bien, mais c’était autrefois.

Dans quinze jours il ferait un cautère

Habilement au bras d’un Saint de bois.

Le chevalier de la triste Lancette

Tire sa trousse, aussitôt vous apprête

Rasoirs, ciseaux, plumaceaux et trépan.

Long-tems en main il tient le patient,

Lorgne l’objet, opère en tâtonnant,

Ouvre le crâne…. ô merveille nouvelle !

De cette plaie il sort une Chandelle,

Qui dans les airs s’élance avec fracas.

Le vieux Barbier, étonné de ce cas,

Contre le mur recule épouvanté ;

Le Médecin dit que la Faculté

N’a jamais vu semblable phénomène.

Vîte, opérons, je crains que la gangrêne

Ne cause ici le transport au cerveau ;

Parons le coup. Trente grains d’Ellébore,

Cinq à six gros d’extrait de Mandragore

Lui seront bons ; ce traitement nouveau

Est merveilleux. Ce crâne est sans jointure….

Si l’on pouvait, pour achever la cure,

Y faire entrer deux onces de bon sens,

Ce n’est pas trop…. Comment à cinquante ans

Aller à neuf habiller une tête ?

Comment…. encor…. Si le poil de la bête

Pouvait servir ? Quand le timbre est fêlé

Il faut…. oui…. non…. un peu de foin pilé,

Contre son mal serait un mal béchique ;                              Contre son mal serait un grand béchique ;

Ma foi, ce cas met à bout ma pratique !

Guérit qui veut…. j’y perdrais mon latin.

Le médecin, d’un air mélancolique,

Alla vêtir sa robe académique ;

Et fut apprendre aux Magistrats d’Arras

De leur ami le triste et piteux cas.

 

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CHANT IV

 

Héloïse vient consoler Jeanne – Jeanne court à l’Hôpital – Combat de Jeanne et d’Annette.

                                                                                                                                        et de Jeannette.

 

Le jour perçait le voile des ténèbres :

Aux cris aigus de mille oiseaux funèbres,

La nuit fuyait vers le noir Phlégéton.

Sur un char d’or l’épouse de Titon

Versait déjà, de son urne embrâsée,

Sur nos coteaux la fertile rosée ;

Dans nos jardins les innocentes fleurs

Baignaient déjà leur beauté dans ses pleurs ;

Quand sur Arras le Démon des orages,

Le front couvert de grêle et de nuages,

Vint tout-à-coup fondre comme un vautour.

En nuit obscure il change ce beau jour.

Son char de feu roule avec le tonnerre :

Leur choc affreux épouvante la terre.

Transi de froid, le vieux Septentrion

Vient en tremblant embrasser l’Aquilon ;

Leurs vents unis ont renversé les chênes,

Troublé les eaux, débordé les fontaines,

De nos vergers détruit le riche espoir,

Et de Lisette emporté le mouchoir.

Tendre Colin, que ton âme est émue !

Quel sein brillant vient enchanter ta vue !

Son mouvement est celui de ton cœur :

Deviens hardi : que pourrait la pudeur ?

Un rouge heureux couvre en vain ton amante ;

Doit-on rougir quand l’âme est innocente !

En vain Lison, honteuse dans tes bras,

A tes regards veut cacher ses appas ;

A tes baisers je la vois moins farouche ;

Son sein palpite, et pressé par ta bouche,

Il croît, il s’enfle au gré de tes désirs ;

L’occasion est le cri des plaisirs.

Mais, quoi ! tandis que ma Muse légère

Chante Colin, célèbre sa Bergère,

Leurs tendres feux et leurs charmans ébats,

Un globe errant s’avance vers Arras.

Du centre obscur de ce globe terrible

J’entends sonner une trompette horrible ;

Ses tons perçans font trembler mes pinceaux,

Et dans les bois ont glacé les oiseaux.

Jalouse Mort ! ô déluge ! ô tonnerre !

L’ancien chaos revient-il sur la terre,

Rendre au destin le sceptre du néant ?

La foudre frappe, ô prodige puissant !

Le globe s’ouvre et l’horison s’éclaire ;

La sombre nuit fait place à la lumière.

Le front brûlé par le feu des éclairs,

La Renommée apparaît dans les airs.

Un char la suit : c’est le char d’Héloïse.

Il est orné des larmes d’Arthémise ;

Le triste ennui, le désespoir touchant

d’un faible vol le suivaient en pleurant.

Chez Nulsifrote Héloïse est entrée.

Dans une couche à l’Hymen consacrée,

Où l’œil des Dieux lisait sur la blancheur

La foi, l’amour et la douce candeur,

Sa jeune épouse, en ce moment éprise

Du feu secret qui consume Héloïse,

D’un vain bonheur amusait ses appas.

Un songe heureux reposait dans ses bras.

Les vents de Cnide apportaient autour d’elle

L’encens des fleurs ; et l’Amour sous son aîle

Cachait aux yeux des volages Zéphirs,

Son chaste sein, le trône des plaisirs.

Aimable Jeanne, ah ! que vient-on t’apprendre ?

Quel trait cuisant va percer ton cœur tendre !

Un chien cruel a moisonné ton bien :

Pour te choyer Jérôme n’a plus rien.

Jeanne s’éveille, Héloïse l’embrasse ;

De mille pleurs elle inonde sa face.

Tendre moitié, dont le cœur immortel

A pour amis l’innocence et le Ciel,

Que ton époux va te coûter de larmes ?

Il vit encor ; mais quel deuil pour tes charmes !

Le froid Hiver, répandu sur ton lit,

Entre tes bras glacera chaque nuit

Le chaste objet qu’idolâtre ton âme ;

En vain ton sein, pour animer sa flamme,

S’agitera sous ses yeux amoureux :

Désirs perdus ! Jérôme de tes feux

Ne pourra plus calmer la douce ivresse.

Ton cœur brûlant au fort de ta tristesse

Invoquera les Dieux et les plaisirs ;

Ils seront sourds, Jeannette, à tes désirs.

Tels des oiseaux, encore sans plumages,

Abandonnés par des parents volages,

Désespérés, agités dans leur nid,

Tendent le bec sans cesse au moindre bruit.

Ainsi ton cœur….. A ce discours, surprise,

D’un œil mouillé regardant Héloïse,

Jeanne long-tems resta sans mouvement ;

Le désespoir dans ce cruel moment

De cent douleurs déchirait son cœur tendre.

Belle Héloïse, en vain tu veux la rendre

Moins accessible à ses tristes malheurs,                             Moins insensible à ses tristes malheurs ;

Tes vains discours tariront-ils ses pleurs ?

Sans le plaisir l’Hymen n’est qu’une chaîne

Qu’un faible cœur ne soutient qu’avec peine ;

Sans le plaisir est-il des agrémens ?

Sans le plaisir est-il d’heureux momens ?

Il n’en est point, dit Jeannette alarmée :

A ses douceurs mon âme est donc fermée ?

Va, tes chagrins sont-ils égaux aux miens ?

Le crime seul a tissu tes liens ;

Tes cris plaintifs, dont a pâli la terre,

Étaient la voix d’une flamme adultère :

Un vil pédant avait trompé ton cœur ;

Ton Abélard était un imposteur.

Sans Colardeau, sans son talent magique,

On aurait vu la sévère critique

Te reprocher tes coupables excès.

Ah ! laisse-moi me répandre en regrets :                              Ah ! laissez-moi me répandre en regrets :

Ton sort cruel console-t-il mon âme ?

Sur ce malheur calme-t-on une femme ?

Jeanne, à l’instant, court, vole à l’hôpital,

Le cœur, hélas ! percé d’un trait fatal.

Ses cris aigus font retentir les voûtes.

O Dieu puissant ! Amour, si tu l’écoutes,

Descends des Cieux, répare son malheur,                            Descends des Cieux, répares son malheur,

Ou viens ôter ta flamme de son cœur.

Entre les bras de l’époux qu’elle adore,

Jeanne soupire, et c’est toi qu’elle implore !

Viens… mais que vois-je !… insensible à ses cris,

Tu fais le mal, jeune enfant, et tu ris !

Tandis qu’ainsi Jeannette se désole,

Que son époux la flatte et la console ;

Dans l’hôpital Annette entre à l’instant.

Jeanne la voit, et d’un air menaçant

Quitte Jérôme, et vient fondre sur elle :

Femme hautaine, insolente femelle,

Viens-tu, dit-elle, insulter à mes pleurs ?

Ton cœur heureux rit-il de mes malheurs ?

Crains mon courroux, mon désespoir funeste ;

Dans mes chagrins ce bras nerveux me reste ;

Tiens, le sens-tu : Jeanne en disant ce mot

Avec fureur lui décharge aussitôt

Un coup terrible, et la jette par terre.

Chantre des Dieux ! ô toi, divin Homère,                              Chantre des Dieux ! ô toi, rapide Homère,

De tes accords viens seconder ma voix.

Achille en vain triompha de vingt rois ;

Ce demi-Dieu, bruyant foudre de guerre,

Dont Troie en flamme éprouva la colère,

Méritait-il cet immortel laurier,

Dont ta main fière orna son front altier ?

Oserais-tu le mettre à côté d’Anne ?

Pourrais-tu bien le comparer à Jeanne ?

S’il triompha des Troyens malheureux,

Il avait Mars, le tonnerre et les Dieux.                                  Il avait Mars, le tonnerre et tes Dieux.

Au centre obscur d’un amas de nuages,

Armés d’éclairs qu’enfantent les orages,

Un char de feu tiré par deux Hullans

Porte dans l’air l’implacable Bellonne :

Telle autrefois, aux champs de la Sorbonne,

Contre Ramus animant des pédants,

Ses froids regards faisaient trembler les bancs.

Ainsi, dit-on, elle excitait Jeannette.

Déjà vingt coups sur la face d’Annette

De sa colère ont signalé l’ardeur,

Et de son bras illustré la valeur ;

Quatre fichus, dans leurs mains vengeresses,

Sont à l’instant déchirés en cent pièces ;

Quatre tétons, arrondis par l’Amour,

En palpitant s’offrent aux yeux du jour.

A ces appas le tendre Amour soupire.

Objets divins, qui pourrait vous décrire !

Vous ajoutez à la douceur des fleurs,

Et votre éclat efface leurs couleurs.

Du Créateur ce fut la main féconde

Qui vous donna cette figure ronde,

Ce boutonnet, cette aimable blancheur,

Qui tente l’homme, et surtout le pécheur.

Père du jour ! Dieu des tems ! Dieu des âges !

A ces beautés je connais tes ouvrages.

 

A ce combat, à ce terrible bruit,

De mille cris l’hôpital retentit ;

Dans le couvent on sonne la crecelle :

Peu s’en fallut que dans chaque chapelle,

On n’étendit un lugubre drap noir.

On court, on vole, on descend au dortoir.                           On court, on vole, on descend du dortoir ;

Déjà les Sœurs, pour calmer nos rivales,

Ont déployé de leurs voix monacales

Les tons usés, les antiques ressorts :

Vaine éloquence ! inutiles efforts !

La fière Annette et l’invincible Jeanne,

Le cœur brûlant d’une rage profane,

A leur sermon, à leurs saintes douceurs

Ont répondu ; mais c’est par des horreurs.

Les mots ronflants de putains, de ribaudes,

Ornent cent fois leurs courtes périodes ;

Jamais Vert-Vert, éduqué sur les flots,

Ne prononça de si terribles mots.

 

Aux juremens de nos deux combattantes,

Aux cris affreux des Nonnettes tremblantes,

Pâle, craintif et le cœur agité,

Le Directeur accourt épouvanté.

Muse, peins-nous le bonheur de ce Père !

Pour ce tableau reprends ta gravité.

 

Depuis trente ans, dans ce saint Monastère,

Le moine avait roucoulé maintes fois,

Et confessé les plus jolis minois.

O volupté ! Trente chastes Amantes                                    La volupté, trente chastes amantes,

Offraient la nuit, à ses mains caressantes,

Bouche vermeille, et gorge que l’Amour

Aurait sucé de ses lèvres charmantes ;

Cuisse divine, un genou fait au tour,

Un teint semé de fleurs éblouissantes,

D’une blancheur qui faisait tort au jour.

Là, sans danger, loin du fracas du monde,

L’homme de Dieu, dans une paix profonde,

Ornait son cœur, cultivait son talent ;

Des revenans il connaissait l’histoire ;

Correctement lisait dans le grimoire,

Comme un sorcier au Sénat de Rouen.                                 Comme un sorcier du sénat de Rouen.

Aux coups hardis de l’intrépide Annette,

Aux cris perçans des Sœurs et de Jeannette,

Le moine vint au secours du couvent.

Un goupillon armait son bras sévère.

Comme autrefois, dans la main du Saint-Père,

Le fier outil n’était plus si grenu ;

Partout de poil il était dépourvu ;

Dans ce bas lieu tout croûle, tout s’ébranle.

Le Révérend ne sonnait plus en branle ;

Tintait encor, mais c’était rarement.

En le voyant, Jeanne dit à l’instant :

Vieux Penaillon, parle, que viens-tu faire ?

Va-t’en ailleurs asperger ton eau claire !

Crois-tu pourvoir à mon affliction,

En m’étalant ton chien de goupillon ?

Va ! ton outil n’est que la faible image

Du Dieu fécond qui charmait mon ménage.

L’hiver peut-il caresser le printems ?

Sans les zéphirs Vertumne est sans amans.

Il te sied bien d’insulter à mes larmes !

Cours à tes Sœurs porter tes vieilles armes ;

A leur disette offre ton oiselet.

Lâche, courbé, sans jeu, sans contenance,

Il n’offre plus, dans sa magnificence,

Que l’air crochu du bec d’un perroquet.

Pour l’amender, la Mère Sacristine

Dix fois le jour dans sa main le patine…

A ce discours, indécent s’il en fut,

Fort sagement le directeur se tut :

Très-bien lui prit, il fit cesser la guerre.

S’il eût parlé, Jeannette assurément

Jusqu’au déluge avec emportement,

Eût riposté ; car, dans son caractère,

Pour démonter son homme et son prochain,                       Pour démontrer son homme et son prochain,

Jeannette avait un furieux instinct.

 

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CHANT V

 

Description du Ciel – Marie envoie S. Dunstan chez la Terreur.

 

Quand Albion croyait aux Dieux Romains,

Aux sept Dormants, au Pape, aux deux Crépins,

Certain Dunstan, Monarque Britannique,

Était fêté. L’église Catholique

En son honneur disait mainte oraison,

Prose traînante, et Messe où le Démon,

Avec le Saint, décorait l’offertoire,

Le memento ; car, dans ce tems l’histoire

Dit que l’Eglise avait force crédit,

Beaucoup de zèle et point encor d’esprit.

A ses lecteurs, la Légende imbécile (1)

Contait alors, toujours en mauvais style,

Que, par le nez, le bienheureux Dunstan,

Comme un oison, menoit Monsieur Satan.

Un Pape, un Saint, un dévot sont à craindre ;

Un pauvre diable en leur main est à plaindre.

Vive un mondain, un Poëte, un Auteur !

Ces gens sont bons, ils ont de la douceur,

Et pour le diable ils sont remplis d’entrailles.

Mais Saint Dunstan avec ses deux tenailles,

A Belzébut ne faisoit point quartier ;

Et le Démon eut beau, de son métier,

Avec esprit déployer ses finesses,

Talens perdus ! toutes ses gentillesses

N’attendrissaient l’âme du Bienheureux.

Siècle des Saints, vous fûtes dangereux !

Jérôme et Jean avaient à leur querelle,

De tous les Saints intéressé le zèle ;

Vierges, Martyrs, Veuves et Confesseurs,

Sur leur colère avaient versé des pleurs.

La Sainte Vierge, indulgente et sensible,

Était émue, et le combat terrible

Où l’affreux Jean avait été vainqueur,

D’un trait aigu perçait son tendre cœur.

Muse, peins-nous cette Reine immortelle,

Plus grande au Ciel que Diane et Cybele,

Que les oignons chez les Egyptiens,

Et les marmots adorés des païens !

Au beau milieu de la Sainte patrie

Sur l’arc-en-ciel gît la Reine Marie.

Un sceptre d’or éclate dans ses mains,

Un long serpent est sous ses pieds divins :

Cet animal dans sa gueule a la pomme

Qui dans Eden tenta le premier homme.

 

Heureuse fable ! ô fruit délicieux !

Du juste Adam tu dessillas les yeux.

Sans le Démon, sans ton suc, sans Madame,

(Ah ! que de biens nous a fait une femme !)

L’homme était bête à perpétuité :

Femme d’Adam, ta curiosité

Mieux nous valut que la sotte innocence :                          Mieux nous valut que ta sotte innocence :

Qu’aurais-tu fait, sans la concupiscence ?

Cracher dans l’eau, bâiller avec un sot :

Sans le péché l’homme était un nigaud.

Que le Démon nous a rendu service !

 

Près de Marie est la chaste milice

Des beaux esprits, des brûlans Séraphins.

A ses côtés deux tendres Chérubins

D’un air galant soutiennent ses deux voiles ;

Son vaste chef, orné de sept étoiles,

Jette un éclat qui fait pâlir le jour.

A ses genoux est sa brillante Cour.

 

Tournant un peu son derrière à la Grace,

D’un air coquet, son greluchon Ignace,

Fait l’agréable et le joli garçon.

Tout vis-à-vis, le vieux Carme Simon (2),

D’un air benêt coupe des Scapulaires.

Saint Dominique enfile des Rosaires ;

Frère Bernard en méditation,

La plume en main, arrange une oraison.

Quelles beautés ! la lanterne magique

N’est rien auprès. Le spectacle lyrique,

Où vingt tendrons, dans un chœur discordant,

Font chevroter les notes du plain-chant,

N’égale pas cette pompe immortelle,

Ni les beautés de la gloire éternelle.

Les Gros-Caillou, Saint-Cloud, les Porcherons,

Ménil-Montant et tous leurs environs,

Du Paradis n’approchent de cent piques :

Mais, par malheur, ce séjour est bien loin.

Près d’un tréteau, retiré dans un coin,

Le Roi David composait des cantiques

Sur Jonathas, Berthzabée, Absalon,

La Ch…. P… et la barbe d’Aron.

 

Là, le cochon du vénérable Antoine,

Beau comme un cœur, élégant comme un Moine,

Donnait la patte aussi bien qu’un gredin,

Faisait des tours ; jamais maître Gonin

N’eut ses talens, son esprit, sa souplesse ;

Qu’en Paradis un cochon a d’adresse !

 

Le vieux Saint Roch riait avec son chien.

Monsieur Tobie, en embrassant le sien,

Montrait sa queue à mainte jeune vierge :

Le fier mâtin l’avait ainsi qu’un cierge,

Longue à plaisir ; le bras d’un Saint de bois

Etait moins dur. La Frétillon, je crois,

Aurait souri ; la queue était honnête.

Pareil objet, dans un doux tête à tête,

Attendrit bien la conversation ;

Fille aime un peu sa récréation.

 

Un Bienheureux, célèbre dans son âge,

Dont la Légende (3) a vanté le corsage,

(C’était Christophe ; ô ciel qu’il étoit gros !)

D’un air content disait : j’ai sur mon dos

Jadis porté le Maître du tonnerre ;

Sous ce fardeau je fis trembler la terre :

Notre Seigneur pesait autant que deux ;

Pourtant alors Dieu n’était qu’un morveux ;

Et sans mon dos, en passant la rivière,

L’enfant Jésus eût mouillé son derrière.

Certain voleur, c’était le bon larron,

Lui répondit : Pour moi j’eus le nez bon,

Et bien me prit, en bonne compagnie

D’être pendu. Grâce à mon industrie

Le peccavi me vint fort à propos.

Pour avoir dit à Jésus deux bons mots,

Il m’a conduit à souper chez son père,

Où, sans argent, nous fîmes longue chère

D’encens divin, de Gloria patri.

Un peu plus bas, le courageux Denis

Des vieux Gaulois étalait l’oriflamme ;

Jean Goule, orné des cornes dont sa femme

Dans son hiver chargea ses cheveux gris,                           Dans son automne chargea ses cheveux gris,

Par ses malheurs consolait les maris.

Certain Rhéteur, autrefois Janséniste,

Manichéen, Quaker et Rieniste,

Disait à Dieu : dès l’âge de quinze ans,

J’allai, seigneur, avec d’autres enfans

Me signaler aux combats des Jésuites ;

Je surpassai dans ces jeux illicites

Les siècles d’or de l’ordre de Jésus.

Mes compagnons, sous ma gloire abattus

Chantaient partout mes prouesses brillantes,

Abandonnaient à mes mains triomphantes

Les myrtes verts de l’ami d’Antéros.

Le jeune enfant qu’on adore à Samos

Au carnaval, amena dans Carthage

Une beauté dont le galant corsage

Enchantait l’âme, éblouissait les yeux ;

Jamais, Seigneur, on ne vit sous les cieux                           Jamais, seigneur, on ne vit sous les yeux

Un teint plus blanc, une gorge plus belle.

Des douces fleurs qui naissaient autour d’elle,

Le Dieu des cœurs avait tissu nos nœuds.

J’aimais Eglé. Dans ses bras amoureux

Ton serviteur devint tendre et fidèle ;

Tu fus témoin de l’ardeur de mes feux.

Enfin, Seigneur, dans un moment heureux

Adroitement je fis à ma bergère

Un gros garçon aussi beau que sa mère.

Daigne, mon Dieu, donner à mon poupon

Ces nobles soins qui conservent l’enfance ;

Garde son cœur de la concupiscence,

Ne l’induis point dans la tentation !

Aux pieds d’Eglé je devins incrédule ;

La foi des Saints me parut ridicule,

Et plus encor leur superstition.

Des sots Hébreux la puérile histoire

Cent fois le jour étonnait ma raison ;

Plus je lisais, et moins je pouvais croire

Au merveilleux de la religion.

L’homme, dit-elle, est fait à ton image :

Quoi donc, Seigneur, à ce vieux barbouillage,

A ce limon échappé de tes mains,

Reconnaît-on ces traits grands et divins

Que peint la gloire aux yeux profonds du sage ?                Que peint ta gloire

Près d’Augustin, le stupide Alexis

Se lamentait d’avoir quitté sa femme :

Que j’étais sot ! la plus douce des nuits

De cent plaisirs allait ravir mon âme.

Mon cœur flatté d’une orgueilleuse erreur,

De la vertu crut adorer l’image ;

Comme Ixion caressant un nuage,

Je n’embrassai qu’un fantôme trompeur.

O femme aimable ! ô charmante Sophie !

Ton chaste amour eût enivré mon cœur :

Ce Dieu faisait le charme de ta vie,

Et dans tes bras il eût fait mon bonheur.

Du haut des cieux l’immortelle Marie,

Branlant le bout de son sceptre éternel,

D’un air riant appelle Gabriel :

Esprit léger, conducteur des familles,

Vous qui portez des nouvelles aux filles,

Qui dans Sion fûtes l’Ange gardien

De saint Tobie et de monsieur son chien,

Connaissez-vous un Saint un peu capable ?

J’en ai besoin. Je veux qu’on mène au Diable,

Au Purgatoire un certain Fier-à-bras,

Ménestrier célèbre dans Arras.

Reine, dit l’Ange, un prince d’Angleterre,

Roi fainéant, s’il en fut sur la terre,

Etait jadis redoutable à Satan :

Ce Souverain se nommait Saint Dunstan.

Quand le Démon voulait livrer bataille

A sa pudeur ; armé d’une tenaille,

Le nez soudain le saint roi lui pinçait.

En vain Satan jurait et grimaçait :

Le fier monarque, à ses cris insensible,

Allait son train : ah ! qu’un Saint est terrible !

Pour plaire au Ciel, servir le Créateur,

Il détruirait le prochain et son cœur.

Pour obéir aux ordres de Marie,

L’Ange appela le Monarque Breton :

Grand Saint, dit-il, qui pendant votre vie

Fûtes toujours redoutable au démon,

Vîte, au plutôt, habillez vous en moine !

Sur le cochon du vieil hermite Antoine

Grimpez soudain, et volez vers Arras.

Dans l’Hôpital, entre deux sales draps,

Le cœur serré d’une rage indomptable,

Vous trouverez un mortel implacable,

Plus franc cent fois que feu Richard sans peur :

Son nom est Jean, son surnom La Terreur.

Le Roi Dunstan couvert d’un capuchon,

Et lestement monté sur le cochon,

Du haut des cieux s’élance sur la terre.

Déjà de loin il a vu l’Angleterre ;

Covent-garden, la Taverne à Rian,

Le Lord Gramby, la terreur du Risban,

Le vaillant George environné de gloire,

Qui dans Munden, en fixant la victoire,

A mérité la croix de Saint Louis.

Wilke, entouré des Dieux de sa patrie,

Brave en riant ses faibles ennemis ;

La liberté ceint sa tête chérie

De lauriers verts dignes d’un front Romain.

Binck malheureux, victime de l’envie,

Est condamné par un peuple inhumain.

Milords Paulet, Esnon et Compagnie,

Au Dieu d’Amour offrent un culte impie ;

Le front couvert des lauriers de Phallus,

Ils détruisaient les myrtes de Vénus.

 

Le Bienheureux d’un nouveau feu respire ;

Ses yeux ont vu l’éclatante Hamilthon. (4)

Chantre élégant ! divin Anacréon !

Descends des cieux, viens chanter son empire,

Et de tes fleurs orner son noble front !

Dunstan n’a point ces roses immortelles,

Dont tu parais l’amante de Phaon.

Déjà Dunstan voit ces Tours infidèles,

Où des Nassau le sang audacieux

Ose braver l’Espagnol et les Cieux.

Il voit Anvers et la riche Hollande,

Un gros fromage, une pipe à la main,

Un pied dans l’eau, l’autre sur la Légende,

D’un air épais présenter son offrande

A Jésus-Christ, au Veau d’or, à Calvin.

Arras bientôt découvre aux yeux du Saint

Ces larges murs, cette superbe place,

Qui des Français voulut braver l’audace. (5)

A l’Hôpital le Bienheureux descend,

Du bout du nez il saisit le fier Jean,

Et dans les airs l’emporte avec vîtesse :

Tel le Démon, dans les murs de Lutèce,

Vint enlever le vieux docteur Faustus,

Dans le désert l’Essénien Jésus.

 

 

(1)   Saint Dunstan menait le Diable par le nez avec des pincettes ou des tenailles. Les pincettes ont été long-tems honorées à Londres du culte de Dulie. Le jour de la fête du Saint, les Prêtres Bretons évangélisaient en serrant le nez des fidèles Chrétiens entre les saintes pincettes, en mémoire du Diable de S. Dunstan.

 

(2)   Saint Simon-Stock.

 

(3)   La Légende est un gros livre rempli de contes de la Mère l’Oie : ceux qui aiment encore le vieux tems et les vieilles sottises, trouveront une pâture abondante dans cette production, la honte et le monument éternel des bêtises de nos pères.

 

(4)   La Duchesse d’Hamilthon, la plus belle Dame d’Angleterre.

 

(5)   Les Artésiens croyant leur ville imprenable, dit Vosgien, avaient mis sur une des portes de leur capitale cette inscription : Quand les Français prendront Arras, les souris mangeront les chats. Après la prise de cette ville en 1640, un Français dit, qu’il n’y avait qu’à ôter le P.

 

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CHANT VI

 

Jean passe du Purgatoire dans l’Enfer – Adam Lui conte son Histoire.

 

Non loin du Grosne (1) est un Palais antique.

Vers l’an neuf cent l’intérêt monastique

Le fit bâtir des offrandes des sots.

Le vieux Caron, par l’ordre de Minos,

De sa main dure en traça l’édifice ;

Le fanatisme orna le frontispice

D’un long cordon de crânes, d’ossemens ;

Un crêpe noir gaze ces ornemens ;

L’obscure entrée est sous d’antiques bières ;

De grands tableaux d’indulgences plénières

Parent les murs délabrés par Calvin.

Hors de la porte est un vaste chemin

Où de tout tems l’on voit courir les Prêtres

Après les biens que nos faibles ancêtres

Ont en mourant jetés sur leurs tombeaux.

Contens, heureux, dans le sein du repos,

Les Eglisiers font fumer leurs marmites ;                              Les églisiers voient fumer leurs marmites,

Sur leurs foyers ces rimes sont écrites :

”Le Purgatoire est du siècle d’argent,

”Qui l’inventa, n’était point ignorant.”

O feu trompeur, allumé par l’Eglise !

Vous éclairez cette terre promise

Où croissent l’or, l’orgueil et le bonheur :

Le Prêtre seul en connaît la valeur.

O mes aïeux ! ô Visigoths célèbres !

Vos gros esprits, remplis d’objets funèbres,

Voyaient-ils Dieu dans ces feux dévorans ?

Un tendre père a-t-il pour ses enfans

Tant de rigueur, et pour blanchir notre âme,

Tel qu’un cochon, faudra-t-il dans la flamme

Brûler tout vif un homme à petit feu ?

Un cul grillé peut-il plaire au bon Dieu ?

Le cul couvert d’indulgences plénières,

Là, l’on voyait les douces chambrières

De nos Pasteurs, savourer sans éclat

Mille plaisirs volés au célibat :

Leurs fronts étaient couronnés de sabine ;

Sur leur jupon de légère étamine

Était brodé le nom flétri d’Onam ;

Sous leur menton, gazés d’un voile blanc

Sont des appas arrondis pour l’Eglise ;                               Sont des appas arrondis par l’église ;

Leur embonpoint, d’une large chemise

Bien remplissait le contour et l’ampleur ;

Le purgatoire entretient leur chaleur.

Au bas d’un mont où coule une onde noire,

Jean aperçoit le séjour des damnés.

Champs éternels, Vallons infortunés !

Serait-il vrai ? L’Eglise nous fait croire

Que vos tourmens éternisent la gloire

D’un Dieu clément, qui n’a d’autre intérêt

Que le bonheur de l’Etre qu’il a fait ?                                   Que le bonheur des êtres qu’il a faits ?

De tant d’horreur, Seigneur, es-tu capable ?

Parle, grand Dieu ! si le mortel coupable

A transgressé ta redoutable loi,

Te connaît-il ? Et comment, dis-le moi ?

Son œil obscur verrait-il la distance

De son néant à ton pouvoir immense !

Le pot de terre est fait pour s’ébrécher.

Dans ses douleurs, si l’homme va chercher

Ce charme heureux, cette divine flamme,

Qu’en le formant tu soufflas dans son âme,

Pour son bonheur et non pour son tourment ;

De qui tient-il ce céleste présent ?

C’est toi, qui fis le ciel, la terre et l’onde,

Et les beautés qui parent ce grand monde :

Tu fais fleurir les roses au printems,

Dans ces beaux jours tu rends nos cœurs contens ;

Bon, en ce monde, es-tu méchant dans l’autre ?

Fille du Ciel, Nature, ô mon Apôtre !

Le Créateur est-il, ainsi que nous,

Vindicatif, colérique et jaloux ?

Dieu serait-il moins tendre qu’une mère ?

Est-il, dis-moi, d’autre qu’une Mégère,

Qui d’un œil sec pourrait voir ses enfans

Ainsi que toi dans des feux dévorans ?

Mérope, hélas ! craint bien plus pour Egiste :                     Mérope, hélas ! craint bien trop pour égiste :

Un mot d’Arbas, un regard, tout l’attriste.

Rachel en pleurs expire sur les siens.

Et toi, grand Dieu, tu dévores les tiens ;

Le vieux Saturne était-il ton image ?

Mais je blasphême ; ô Ciel ! un Etre sage

Peut-il penser comme un sot Capucin ?

 

L’Enfer n’est pas ce que l’erreur nous peint.

Du Créateur adorons la sagesse ;

L’homme en ce monde annonce sa faiblesse,

Mais dans l’enfer il prouve sa grandeur.

Si dans ce lieu Dieu poursuit le pécheur,

Sur sa faiblesse il règle sa vengeance :

Si le coupable ouvre à la repentance

Un cœur contrit, il pardonne à l’instant.

Dieu fit l’enfer pour les célibataires ;

Oui, c’est pour vous, eunuques volontaires,

Qu’il alluma ce brasier menaçant.

Il faut punir votre race parjure ;

Vos sens oisifs outragent la nature,

Le Créateur abhorre le néant.

Jean étonné contemple cet empire ;

Dans un bosquet, où la raison respire,

Il voit les Saints fêtés chez les Hébreux,

Que Rome encor n’a point mis dans les Cieux.

Là, Mons Adam, le premier des Monarques,

Le salua d’un air fort gracieux :

C’est moi l’ami, qui, d’un fruit dangereux,

Ai fait éclore et la fièvre et les Parques.

Certain Seigneur qui fait tout avec rien,

Voulant unir le mal avec le bien,

Fit le chien-dent, les choux et la lumière :

Entre ses mains pétrissant la matière,

Il fit un sot, et ce sot ce fut moi.

Dans un jardin où je vivais à l’aise,

Sans embarras, sans chagrin et sans loi,

Avec un os, un peu de terre glaise,

Beaucoup d’humeur, il fit….. je ne sais quoi.

Pour embellir le nouvel automate,                                         Pour décorer le nouvel automate,

Monseigneur prit la douceur de la chatte,

L’esprit du singe, un peu du perroquet,

L’orgueil du paon ; et de ces caractères

Il fit ma femme : ô le divin sujet !

Jamais Tempé qui vanta ses Bergères,

N’a sur ses bords vu de si bel objet.

Pour décorer le monde et mon ménage

Dieu m’amena ce minois séduisant :

”Vois-tu, dit-il, ce magnifique ouvrage ?

”Quand sur la boue imprimant mon image,

”Je façonnai ton corps lourd et pesant,

”Pas n’ai saisi ce teint blanc, ce corsage,

”Cet air fripon, ce bel œil agaçant ;

”De mon portrait tu n’étais qu’une ébauche.

”Ce joli rien, sorti du côté gauche,

”Était un os qui te chargeait le flanc ;

”Ma main l’ôta pour t’en faire une femme.”

Ce beau discours ne plut point à Madame :

Pas n’aimait trop les propos ennuyeux :

La vanité respirait dans son âme,

Et l’amour-propre éclatait dans ses yeux.

Notre Seigneur, d’un ton triste et pieux,

Dans un sermon peignit la gourmandise :

”Enfans, dit-il, craignez la friandise :

”Dans ce beau lieu j’ai planté de ma main,

”Pruniers, Pommiers, excellent saint-germain,

”Des capendus, de la reinette grise,

”Cuisses-madame, au milieu tout exprès

”Un certain fruit….. si vous touchez jamais

”A ce fruit-là, c’est fait de votre race.

”Du bien, du mal la science efficace,

”En éclairant votre postérité,

”M’irritera : car je suis irrité

”Quand dans ma main un automate pêche.

”Souvenez-vous que c’est Dieu qui vous prêche ;

”Et quand il parle, il veut être écouté.”

Tel Brioché d’une rage secrette

Se sent épris, quand une marionnette

Casse son fil ou brise son ressort.

Dans son courroux, il donnerait la mort.

Or, Virago, c’est le nom de ma femme,

Etait coquette ; à chaque instant Madame

Allait, venait du côté du pommier :

Certain Démon, animal familier,

Très-beau diseur, il parlait comme un ange,

D’un long serpent prit la figure étrange,

Plaça sa queue entre deux grosses pommes,

Et la faisait frétiller joliment.

Que le Démon sait bien tenter les hommes,

Frapper au but, saisir adroitement

Le côté chauve et le cœur d’une femme !

Dans les enfers pour culbuter une âme

Que lui faut-il ? un désir seulement.

Ce jeu badin amusait ma compagne ;

Les deux gros fruits que la queue accompagne,

La ravissaient et chatouillaient son cœur :

Nous étions nuds, sans honte et sans pudeur,

Dévergondés, ainsi que la nature ;

Rien ne troublait notre innocent bonheur.

 

Ma Virago, depuis cette aventure,

Me parcourait plus attentivement.

Sous mon menton elle vit un serpent :

Sitôt la belle empauma le reptile,

Le caressa. L’animal fort docile,

D’un naturel vraiment fait à ravir,

Prit dans sa main un ton, une élégance :

Son maintien grave appelait le plaisir,

Et provoquait notre concupiscence.

A quoi, l’ami, cela peut-il servir ?

Mais dans ma main ton serpent est bien drôle !

Comme il grandit ! S’il avait la parole,

Cela dirait les choses joliment.

Dis-moi : pourquoi n’en ai-je point autant ?

Entre nous deux partageons comme frère ;

Tiens ; la moitié, mon cher, me suffira.

Mais rêves-tu… comment ôter cela ?

Ça ferait mal… Voilà bien du mystère !

S’il nous fait mal, grand benêt, on criera.

Allons, voyons… Tirant Ève de peine,

Du vrai bonheur je rencontrai la veine ;

Le tendre amour applaudit à ce jeu,

Et le secret courrouça le bon Dieu.

Un soir il vint, c’était un jour de fête ;

D’un ton plaisant il nous lava la tête,

Nous chanta pouille, et me dit : “Voyez-vous

”Le grand Docteur, il en sait plus que nous !

”Il vient d’enter son savoir sur Madame :

”Dieu fit la fille et l’homme fait la femme. (2)                       Dieu fit la fille, et l’homme fit la femme ;

”Êtres formés de boue et de crachats,

”Faible limon, dont j’ai fait deux ingrats,

”La bienfaisance était mon diadême,

”Et la vengeance aujourd’hui ceint mon front.

”Sortez d’ici : ma justice suprême

”Sur vos enfans vengera cet affront.”

De son jardin il nous chassa sur l’heure.

Ève, voyant mes yeux mouillés de pleurs,

Me dit : mon cher, oublions nos malheurs ;

Va, le jardin ne vaut pas qu’on le pleure.

A mes appas attache ta constance.

Ton cœur me reste….. est-il d’autre bonheur ?

Le Paradis, le pommier, Monseigneur,

Ne valent point notre concupiscence.

 

 

(1)   Le Grosne, rivière de Bourgogne où est située l’Abbaye de Clugny, dont les Moines ont imaginé le Purgatoire.

 

(2)   Ce joli vers se trouve dans le Sceau enlevé de M. Auguste Creuzé, imprimé chez Didot, en l’an 9.

        On l’a heureusement traduit en latin, dans ce vers pentamètre :

Facta puela Deo, fœmina facta viro.

 

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CHANT VII

 

Jean s’entretient avec Jacob et Moïse.

 

Jean vit plus loin un certain juif fripon,

C’était Jacob ; il a volé son frère.

Ami, dit-il, un oncle de ma mère,

Fourbe, menteur (Laban était son nom),

Avait pour bien à pourvoir deux fillettes.

Désir me vint de faire ces emplettes :

L’une était belle et faite pour l’amour ;

Un sein naissant, mais un sein fait au tour,

Croupe, Dieu sait ! une taille légère,                                     Croupe, Dieu ! une taille légère,

Deux yeux fendus comme l’on ne fend guère. (1)               comme l’on n’en fend guère

Causaient à l’âme un doux ravissement :

L’autre, au contraire, eut pu dévotement

Prier le Ciel de l’embellir encore.

Pour obtenir le tendron que j’adore,

Sept ans entiers je servis chez Laban.

Le tems fini, mon parjure beau-père

Pendant la nuit m’amena doucement

Sa fille aînée ; et loin de la lumière

Je la chômai ; la nuit tout chat est gris.

Je la trouvai belle comme Cythère,

Dans le plaisir, douce comme Laïs.

Le jour parut, je reconnais l’aînée.

O sort cruel ! ô fatal hyménée !

Tout furieux, je descends chez Laban :

Oncle barbare, aurais-tu le talent

De te jouer de ma crédule flamme !

J’aime Rachel, tu la dois à mon âme,

Je l’attendais !…. qu’ai-je vu dans mon lit ?

Fille du Ciel, ô redoutable Nuit !

Pourquoi prêter tes ombres au mensonge ?

Dieu des pavots ! que n’as-tu dans un songe

Enveloppé sa rivale et mon cœur.

Tout beau, Jacob, calmez votre fureur.                                 Tout beau, Jacaut, calmez votre fureur ;

Bon Dieu ! faut-il que le chagrin vous ronge ?

Comment ! pour rien vous jetez les hauts cris ?

D’un mal plus grand que le Seigneur vous garde !

Vous avez cru manger une poularde

A cuisse blanche, elle était aux pieds gris.

Ah ! rougissez de votre gourmandise :

Osez-vous bien sortir de votre état ?

Comment ! chasser dans les champs de l’Église ?

Un paysan est-il si délicat ?

Ça voulez-vous servir mon écurie

Sept ans encore ? Et puis sans tricherie….

Sur mon honneur, dès ce soir ou demain

Je conduirai Rachel dans votre couche ?

A ce marché l’eau me vint à la bouche :

Je vis la belle unie à mon destin.

Fruits précieux d’un double mariage,

Quinze marmots affamaient mon ménage ;

Je gagnais peu, je n’avais point de pain !

Au triste aspect de ma vaste misère,

Je vis pleurer mon terrible beau-père :

Faisons, dit-il, un accord entre nous ;

Pour vos enfans l’humanité m’excite.

Les agneaux blancs qui naîtront dans la suite,

Dès ce moment, mon Neveu, sont pour vous.

J’étais sorcier, comme on l’est au village ;

Du Grand Albert j’avais lu les écrits.

D’un bois blanchis je fis alors usage ;                                 Je me servis de certains bois blanchis ;

Cette couleur frappa l’œil des brebis,

Et d’agneaux blancs je grossis mon partage.

Que du Seigneur les desseins sont profonds !                   Que les desseins du Seigneur sont profonds !

Dieu se rangea du côté des fripons ;

J’en étais un, je l’étais par sa grâce.

Ce tour malin m’attira la disgrâce

Du vieux Laban, qui, jaloux de son bien,

De sa maison me chassa comme un chien.

Sur les confins de la terre promise,

Loin de Tabor, sous un ciel nébuleux,

Jean rencontra le célèbre Moïse,

Qui pour peupler promptement son Église,

Dans le désert fit périr les Hébreux.

Son front cornu, couronné de verveine,

Glaçait d’effroi les rives du Jourdain ;

Un bâton noir dans sa main inhumaine

Semblait encor menacer Benjamin.

Ami, dit-il, le jour de ma naissance

Sur l’onde errante on risqua mon berceau.

Le Dieu du Nil, touché de mon enfance,

Vint m’arracher du vaste sein de l’eau,

Au bord du fleuve où les jeunes Naïades,

Les blonds Sylvains et les Amadryades

D’un roseau vert tendrement s’enchaînaient,

Où le cristal d’une onde transparente,

Trompait toujours la pudeur innocente

Des sœurs d’Atlas, qui souvent s’y baignaient.

De ce bain pur sortait une Princesse :

Jaloux d’avoir caressé ses appas,

Le fleuve encor promène avec tendresse

Les doux attraits qu’il a vus dans ses bras ;

Son onde errante en conserve l’image :

Naïs encore était sur le rivage

A demi nue. Elle voit sur les eaux

Voguer au loin ma légère nacelle :

Nymphes, que vois-je ? ô Ciel, s’écria-t-elle,

Un jeune enfant exposé sur les flots !

Fille de Rhée ! ô Lucine fidelle,

Vient l’amener dans les bras de Naïs !

Le Dieu de Chypre attentif à ses cris,

Sur l’onde humide étend déjà son aîle.

Les Alcyons s’élancent de leurs nids ;

Le souffle doux dont Zéphire caresse

Le sein des fleurs (la robe du printems)

Me précipite aux pieds de la Princesse,

Le tendre Amour dans ses bras caressans.

La sage Égypte éleva mon enfance.

Avec grand soin ses prêtres révérés,

De l’art des Rois m’apprirent la science,

Du grand Apis les mystères sacrés.

L’air de la Cour effraya ma faiblesse.

Fier d’être ingrat, je quittai la Princesse ;

J’allai garder les troupeaux de Jéthro,

Tel autrefois, des bras de Calypso,

Un jeune Roi, conduit par la Sagesse,

Sauva son cœur des pièges de l’Amour.

Au pied d’Horeb, au déclin d’un beau jour,

Des Francs-Maçons j’aperçus la lumière.

Le Vénérable, au milieu d’un buisson,

Me dit : mon frère, êtes-vous compagnon,

Maître, apprentif, Écossais, Trinitaire ? (2)

Là, donnez-moi le signe du Maçon,

L’attouchement, et dites-moi le nom

D’un des piliers ?… mais cet homme ricane :

Me tromperais-je…. êtes-vous un profane ?

Comme il regarde… il est bien curieux.

Éloignez-vous au plutôt de mes yeux ;

Prétendez-vous connaître nos mystères ?

Point ne saurez comment boivent les frères.

Le Vénérable, après quelques momens,

Me dit : l’ami, je suis avant le tems ;

Ma main tira du sein de la matière

Du faible Adam la fragile poussière ;

Ma voix puissante anima le néant,

Du vieux Chaos, je pris le diadême ;

La volonté, la raison du tyran,

Dit la Sorbonne, est ma règle suprême.

Mon nom superbe est le Dieu du long nez ;

Le sort affreux des Juifs infortunés,

Leurs cris perçans ont touché ma clémence ;

Cours à Memphis annoncer ma puissance ;

Va dire au Roi que j’aime les Hébreux,

Que j’ai fait choix de ce peuple crasseux,

Ladre, vilain, pour embellir la terre ;

Un jour mon fils, du sang de ces lépreux

Arrosera les chardons du Calvaire.

Comment, Seigneur, porterai-je vos lois ?

On n’entend point distinctement ma voix,

Un vieux Rabbin, le cousin de ma mère,

A ma naissance a fait certaine affaire :

Il me rogna, non pas le bout des doigts,

Mais autre chose ; il eut mieux fait, je crois,

De me couper le filet à la langue ;

Point ne saurais dire un mot de harangue.

Sans le flatter comment parler au Roi ?

Je manquerais, Seigneur, à l’étiquette,

Les courtisans se railleraient de moi.

Va, ne crains rien, et prend cette baguette ;

Cours à l’Égypte inspirer la frayeur,

De Pharaon va braver la colère ;

Pour le damner j’endurcirai son cœur.

Un Roi se croit le maître de la terre !                                     Les Rois se croient les maîtres de la terre,

Dis, la Nature a-t-elle fait un Roi ?

Va, les mortels n’ont qu’un maître, c’est moi.

Enfans galeux de la terre promise,

De Pharaon brisez le joug de fer.

Fuyez l’Égypte et courez sous Moïse

Chercher la mort aux sables du désert.

Son fier bâton fléchira les obstacles ;

Jamais Merlin ne fit tant de miracles,

Et Zoroastre, admiré du Persan,

Auprès de lui ne fut qu’un ignorant :

L’art merveilleux de la Pyrotechnie, (3)

Étonnera vos regards incertains ;

Et le Veau d’or, fondu par la chymie, (4)

Ramènera votre argent dans ses mains.

En vrai tyran je régnai sur mes frères.

Des riens sacrés, entourés de mystères,

Affermissaient mon empire naissant.

Le Dieu d’Isaac me montra son derrière,

(Car un mortel ne peut voir son devant).

Je fis des lois. Ma politique altière,

Du sceau du Ciel scella leur caractère.

Un grand succès illustra ma carrière,

Et je devins fameux dans l’Orient.

 

 

(1)   Si l’expression choque les petits, petits, petits Auteurs délicats de Paris, ils pourront lire : comme l’on n’en voit guère.

 

(2)   Il y a parmi les Francs-Maçons différens degrés de lumière. Outre les Apprentifs, les Compagnons et les Maîtres, les Frères éclairés des derniers mystères distinguent les Elus, les Ecossais, les Chevaliers de l’Aigle, de l’Epée, la grande Maîtrise d’Orient, les Chevaliers de St.-Jean de Jérusalem et les grands Princes Trinitaires. J’ai l’honneur d’être revêtu de toutes ces dignités, et n’en suis pas plus riche.

 

(3)   La  Pyrotechnie, ou l’art des feux d’artifices.

 

(4)   Moïse ayant besoin d’argent pour conquérir la Palestine, imagina avec Aaron l’aventure du Veau d’or. Il le fit fondre, et jeta les cendres dans la mer, dans un endroit où il savait bien de retrouver l’or.

 

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CHANT VIII

 

Histoire de l’innocent Joseph.

 

De la vertu chacun vante la gloire :

C’est un beau mot….. il trompe les humains.

Le fier Brutus, le plus grand des Romains,

Ne suivit qu’elle : il s’en plaint dans l’histoire.

A la chercher Platon perdit son tems.

Dans mon printems j’ai cultivé l’ingrate ;

Je n’ai compté que de tristes momens.

Trajan, Titus, le vainqueur de l’Euphrate,

A sa chimère ont offert leur encens.

L’affreux Néron, sous les yeux de Sénèque,

Quelques momens adora son erreur.

Des Musulmans l’apôtre séducteur,

Le fer en main, la prêcha dans la Mecque.

Pierre dans Rome en a fait son bonheur.

Dans son roman, l’auteur de Télémaque

Veut embellir ce fantôme trompeur ;

La raison plaint le fils du Roi d’Itaque ;

Mais d’Eucharis elle adore le cœur.

Un Génevois, pour l’âme d’Héloïse,

Habilement en a fait un poison.

Un moine obscur, feu Saint François D’Assise,

A pris pour elle un grotesque cordon.

Benoît, Pacôme, Antoine, Hilarion,

Dans le désert ont jeûné pour lui plaire.

Frère Gusman (1) la mit dans un rosaire ;

François de Paule en la soupe à l’oignon.                           François De Paul dans la soupe à l’oignon,

Le vieux Simon en fit un scapulaire ;

Bruno lui mit un pesant capuchon.

De la vertu chacun fit une image ;

Mais le bon sens a ri de leur tableau.

Un jeune Hébreu lui rendit son hommage.

La chasteté, la couronne du sot,

Fut autrefois son triomphe et sa gloire ;

Vous le verrez. Lecteurs, voici l’histoire :

Le Dieu des Juifs la dicta mot pour mot.

Jean vit plus loin un dévôt personnage,

C’était Joseph. Le joli cavalier !

Parmi les sots, les gens de son village,

(Il savait lire) il passait pour sorcier.

Je fus, dit-il, détesté de mes frères.

J’avais jadis fait quelques songes creux,

Et raconté qu’ils célébraient entre eux

Des Loyola certains méchans mystères,

Que je dirais, s’ils n’étaient pas honteux.

Je fus vendu, conduit en esclavage,

Chez un Seigneur de la Cour de Memphis.

Ce courtisan, vrai martyr de l’usage,

Voulait encor sur le sein de Laïs

Cueillir lui seul les roses du bel âge,

Plaire à l’Amour avec des cheveux gris.

Son juste-au-corps et sa large brayette,

Portaient encore la brillante étiquette

Du tems d’Hérode et de l’arrière-ban.

Sa jeune épouse, incertaine et volage,

Touchait le cœur. Un minois ravissant,

Certains appas, Ciel ! quel galant corsage !…

Mais dans ses bras, mon ami, je fus sage ;

Et ce jour-là je fus un innocent.

J’avais un nez, un peu long pour mon âge ;

En plein midi l’ombre de son profil

Me dérobait la moitié du visage.

Ce nez fameux était droit comme un fil ; (2)

Il enflamma le cœur de ma maîtresse.

Élise avait les vertus de la Cour,

Beaucoup d’esprit, encor plus de faiblesse ;

Sa voix plaintive appelait la sagesse

En succombant aux efforts de l’Amour :

Mon cher Joseph, votre nez m’intéresse,

Il est bien fait, sa taille me plaît fort ;

En le voyant, je sens certain transport,

Je me connais…. Quoi ! moi de la tendresse

Pour un manant ?… mais pourtant sa jeunesse…

Si la raison…. mais la raison a tort :

Sans passion comment user la vie ?

Près de Junon le chaste Hymen s’endort,

Le court moment d’une tendre folie

Vaut cent fois mieux que les ans de Nestor.

Las, dites-moi !…. personne ici n’écoute ;                          , dites-moi

Ne cachez rien, parlez-moi sans détour.

Jeune et bien fait, vous avez plu sans doute

Dans les hameaux, on y connaît l’Amour ;

Collette est belle, une taille légère,

Un joli sein que couvre la pudeur,

Et qu’en jouant sur la verte fougère

On laisse en proie aux regards du vainqueur,

Vous captivaient…. peut-être la bergère

A vos désirs…. Quoi ! vous ne dites mot ?

Quoi ! ses appas ?… Que ce garçon est sot !

N’avez-vous point dérobé certain gage ?

Perdu le vôtre ?… O non, grâce au Seigneur !

C’est un trésor, on le garde au village,

Et c’est l’Hymen qui cueille cette fleur.

Mais à la ville, où le caprice engage,

Où le plaisir souvent d’être volage

Forme des nœuds, connaît-on ce bonheur ?                       Forme ces nœuds,

Il a raison…. mais…. comment, il est sage !

Dieux, qu’il est beau ! dites-moi, m’aimez-vous ?

Madame, ô Ciel ! vous avez un époux.

Pouvez-vous donc ?… je connais l’innocence,

Quoi ! la pudeur…. excusez mon silence,

Mon front rougit…. vos coupables desseins….

Je voulus fuir….. la Princesse indiscrette.

Deux fois voulut saisir mon aiguillette ;

Je fis un saut, j’échappai de ses mains.

En me sauvant, à cette débauchée

J’abandonnai ma culotte ébréchée.

Son cœur honteux, dans ces affreux momens,

Poussa dans l’air mille cris éclatans,

Son époux vint : Ah ! mon chat, (3) lui dit-elle,

Ton sot Laquais d’une chaîne fidelle

Voulait briser les légitimes nœuds :

L’honneur m’empêche… épris d’horribles feux…

L’honneur toujours éclaira ma famille,

Vous le savez…. car j’étais encor fille :

L’honneur alors…. Ah ! le crime est affreux !

Un vil manant de Mésopotamie….

Je vis encor ! arrachez-moi la vie….

Comment ! un gueux vouloir me violer !

Cessez vos cris, et de grâce, Madame,

Nommez au moins l’honneur, sans vous troubler.

Vous violer…. ah ! le crime est infame,

Et nos aïeux l’auraient puni jadis.

Le siècle change : aujourd’hui, dans Memphis,

De violer, qui veut prendre la peine ?

Est-il, Madame, une seule inhumaine ?

Lucrèce est morte. Elle était d’un pays….

O tems ! ô ciel ! que je suis malheureuse !

Tenez, voyez cette culotte affreuse….

Quoi ! le coquin sur mon front conjugal

Voulait planter…. étiez-vous la coiffeuse ?

Chère moitié, le trait est déloyal.

Comme un héros, je sais qu’un manant baise ;

Mais sans culotte ? Ah ! cet original

Voulait jouir du plaisir à son aise,

Le savourer en Fermier-Général.

Je prends sur moi le soin de la vengeance ;

Dès ce moment punissons l’insolence.

Hola ! mes gens ? qu’on le mène en prison.

Dans un tombeau creusé par le caprice,

Où triomphait la cruelle Albion,

Chargé de fer, d’honneur et d’injustice,

L’amiral Bing attendait son supplice.

Un compagnon partageait sa douleur.

De leur cachot pour dissiper l’horreur,

Ces gens rêvaient : quelquefois le mensonge

Tarit les pleurs qui tombent de nos yeux.

Bing étonné vit, la nuit, dans un songe,

Son chef chargé d’un panier monstrueux ;

Il était plein de ces plaisirs des Dames

Dont le badaud se régale à Paris :

Plaisirs décens qu’on peut donner aux femmes

Sans ombrager les fronts de leurs maris.

Sur le panier Margot la Ravaudeuse,

La Lescombat, Javote l’Écosseuse,

Avidement dévoraient ces biscuits :

Quel rêve affreux ! disais-je à l’Insulaire ;

O jour terrible ! un conseil sanguinaire

Va te traiter comme ses ennemis ;

Un fusilier contre ton faible crâne,                                        Un fusilier buté contre ton crâne,

Au mouvement d’une légère canne,

Tire en virant le bout de son canon ;

Le chien s’abat, une pierre étincelle…..

Hélas ! dans l’air à l’instant ta cervelle

Vole en éclat, et d’un durable affront

Couvre en tombant la féroce Albion.

L’autre rêveur me dit : l’ami Prophête,

Mon songe est beau, je n’ai rien sur la tête,

Bien m’en croirez, en voici la raison :

Point n’ai de femme, et suis encor garçon.

Pour mille gueux qui, dans ce tems de guerre                      qui, dans ces tems de guerre

A la Courtille humectent leur misère,

J’ai magasin de vin gros et nouveau,

J’en vends beaucoup ; mon nom est Ramponeau.

Hier, dans la nuit, monté sur deux béquilles,

Près d’un grand puits, au fond d’un magasin,

Ainsi que Dieu, je changeai l’eau en vin.

Ce rêve est beau, je n’y vois point de filles,

Pas même un brin ; il doit plaire au bon Dieu ;

Avant trois jours vous quitterez ce lieu.

Près des remparts où la molle indolence

Dans des chars d’or promène l’inconstance,

Vous tromperez les faubourgs et Memphis :

Or, mon ami, quand chez vous les Marquis,

Les Courtisans, chenilles de Versaille,                                 Les courtisans, chevilles de Versailles,

Iront trinquer, boire avec la canaille ;

Au nom du Dieu ! mon cher, songez à moi.

Par trois sermens il me jura sa foi :

Un prisonnier se parjure sans peine !

J’avais l’espoir de voir briser ma chaîne

Au songe heureux que ferait un bon Roi.

Pour mon malheur le Roi ne rêvait guère ;

Mais son Ministre avait rêvé souvent.

Enfin le Roi fit un songe effrayant,

Où les Docteurs trouvaient bien du mystère,

Dont se moquait le malin courtisan.

Dans un Palais où l’avide Finance,

D’une urne vaste épanche sur la France

Abondamment la misère et les maux,

Le Roi voyait sept fermiers Généraux

Qui sur leurs pieds n’étaient pas encor fermes ;

Gens malotrus, sans naissance et sans noms,

Maigres, petits, ladres, sots et fripons,

Tels qu’ils sont tous en entrant dans les fermes.

Ce fatal songe intimida le Roi ;

En s’éveillant il veut savoir pourquoi

Ces sept Fermiers ont mangé La Boissiere,

Dupin, Pâris, De La Poupeliniere.                                          Dupin, Paris et De La Poplinière.

De Ramponeau le Roi parlait souvent,

Ainsi qu’il fait de l’ami Pompignan. (4)

Il sut par lui que j’expliquais les songes

Plus joliment que le Mouphti Latin.

Quoi, disait-il, les Dieux du genre humain

Seront toujours entourés de mensonges !

La vérité n’approchera point d’eux !

Ne cherchons qu’elle, et l’Egypte ira mieux.

J’entre à la Cour : un air de complaisance

Me prit au nez, j’eus presque des vapeurs.

Ces lieux sont pleins de vils adorateurs,

Toujours craignant l’orage et le tonnerre ;                          l’orage ou le tonnerre,

Lâches, rampans, fourbes toujours polis :

Ces vermisseaux ne vont que terre à terre,

Et ne sont grands qu’aux regards des petits.

Je m’énonçai, mais avec éloquence :

Grand Roi, lui dis-je, écrasez le Fermier.

Un Roi chéri n’est jamais sans finance.

On vous adore….. amour est l’abondance ;

Otez le nom du vingtième denier,

Et vous verrez l’Egypte en allégresse

A vos genoux apporter ses trésors.

Vous connaissez ses vœux et sa tendresse,

Vous avez vu l’excès de ses transports.

Voir, dit le Roi, voici le bon système !

J’ai le cœur bon, sensible et généreux,

J’aime mon peuple ; il faut le rendre heureux.

Grands, écoutez ma volonté suprême,

Vîte, à Joseph que l’on donne un Crachat ;

Qu’il soit ici le second de l’Etat ;

Grand, s’il le peut, mais grand sans diadême.

Bravo, Seigneur, dit certain Richelieu,

Monsieur Poisson a bien un ruban bleu. (5)                       Monsieur P a bien un ruban bleu.

 

 

(1)   Gusman, nom de S. Dominique, qui n’était point assurément de cette illustre maison, comme le prétendent les Jacobins. Voyez sur cela les bollandistes.

 

(2)   Dom Calmet, le crédule Historien des Vampires, nous dit que les Dames de Memphis avaient des vapeurs à l’aspect du nez de Joseph. Voyez les ouvrages de ce savant Bénédictin.

 

(3)   Mon chat, expression caressante dont les belles Dames de Paris régalaient leur époux en 1760.

 

(4)   Auteur Français, qui fait imprimer que le Roi parle toujours de lui.

 

(5)   C’était le frère de Madame de Pompadour. Comme il venait de recevoir le cordon bleu, un plaisant s’écria : On a mis le poisson au bleu.

 

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CHANT IX

 

Histoire de Fanchon – Jean veut jouir de ses faveurs – Châtiment du Ciel – Apparition de L’Ange Gabriel.

 

Près de Joseph, au coin d’un vert bocage,

Jean vit Fanchon : un mince corset blanc,

Jupon léger, comme on porte au village,

Embellissaient son embonpoint charmant ;

De ses aïeux elle eut pour héritage

Deux yeux fripons, et deux tétons jolis ;

Ces globes ronds tentaient les yeux du sage,

Et plus souvent la main des étourdis.

O sein brillant ! ô beau sein de Lisette !

Je vous cachai : c’était sous une fleur.

Humble jasmin, timide violette,

De votre sort j’enviai la douceur ;

Vous occupiez la place de mon cœur.

J’étais putain, ma Mère maquerelle ;

Notre talent fut connu des Hébreux.

J’étais gentille ; et quand la fille est belle,

Le chaland vient, et le couvent (1) va mieux.

Mais au Marais nous étions sans pratique ;

Cinq ans durant nous y tînmes boutique,

Pas un pigeon n’entrait au colombier :

Que ce Marais est un maudit quartier !

Les gens y sont gauches à toute outrance,

D’un mauvais ton, d’un air, d’une innocence !

Enfin, l’ami, nous y mourions de faim.

Maman me dit : Fanchon, il faut demain

Aller glaner, déjà l’Automne avance ;

Vers Vaugirard, vous aurez de la chance.

Le vieux Cassandre est un riche terrain ;

Bon, généreux et galant pour son âge,

Il a des droits, certains droits de jambage ; (2)

Tâchez un peu d’attraper de son bien.

J’allai glaner dans les champs de Cassandre.

Il m’aperçut parmi ses moissonneurs :

Ma belle enfant, me dit-il d’un air tendre,

Quoi ! vous glanez ? glanez plutôt les cœurs ?

Un ciel serein, le plus beau paysage,

L’éclat des champs ne vous égalent point.

Aline a-t-elle un si joli corsage ?

Non, son corset n’a point cet embonpoint.

Filles de l’ombre, ô douces violettes,

Venez parer Fanchon de vos couleurs !

Ah ! si ma main…. mais avec des lunettes,

Comment pourrai-je arranger tant de fleurs ?

Allez, Monsieur, cela vous plaît à dire ;

Vraiment mon sein n’est point sans agrémens.

C’est trop d’honneur ; mais, Monsieur, veut-il rire ?

J’ai trop d’esprit ; je connais les amans ;

Ils sont trompeurs, l’Amour l’est davantage.

Cassandre était un vieillard fort épais,

D’esprit surtout. A ce brillant langage

Il reconnut que j’étais du Marais. (3)

Ma belle enfant, êtes-vous en ménage,

Ou par hasard cherchez-vous un époux ?

Combien ? quinze ans. eh ! c’est justement l’âge

Où d’un mari jeune cœur est jaloux.

En attendant voulez-vous des noisettes ?

Dans mon jardin il en croît de parfaites :

Venez, entrez, cueillez-en sans façon,

Et faites-en bonne provision.

Mais où les mettre ? attendez ; je m’avise….

Il faut les mettre – où ? – dans votre jupon :

Mais, Monseigneur, je n’ai point de chemise,

Et vous verriez. – Hélas ! que puis-je voir ?

Ma pauvre enfant, je porte des lunettes ;

Et puis après vous partirez le soir ;

Vesper accourt, et le tems est fort noir ;

Qui pourrait voir sous le sac aux noisettes ?

 

Chez nous je vins apporter le présent.

Voyant mon sac, mon habile Maman

Me dit : Fanchon, louons la Providence ;

Ton air galant, et surtout mon esprit,

T’aideront bien ; Cassandre est sans prudence,

Va dès ce soir, et sans faire de bruit,

Subtilement te glisser dans son lit.

Comme l’on peut dans le monde on s’avance ;

L’un par l’épée, et toi par le fourreau.

Qu’as-tu ma fille ? une frêle innocence,

Et deux moulins, l’un à vent, l’autre à l’eau.

Un gueux adroit s’attache à l’opulence :

Il a raison ; car la dure indigence,

De l’univers est le premier fléau.

 

Or, dans la nuit, j’allai trouver Cassandre ;

Dans ce moment que mon cœur était tendre !

Mon greluchon dormait tranquillement.

Près de son lit j’avançai doucement :

J’ôtai jupon, corset et collerette,

Puis par les pieds j’entrai dans sa couchette.

Mon vieux s’éveille ; il sent je ne sais quoi

De chatouilleux remuer dans sa couche ;

O tendre amour ! cher enfant, est-ce toi ?

Non, c’est Vénus, c’est elle que je touche ;

Reine des cœurs ! laisse-moi sur ta bouche

Cueillir encor mille baisers brûlans.

Divin amour ! que tes feux sont puissans !

Viens-tu donner des sens à ma vieillesse ?

Viens-tu, dis-moi, de l’aveu d’Oïarou ? (4)

Ou de la part du fourbe Manitou ? (5)

Non, Monseigneur, excusez ma tendresse,

Je viens vers vous de la part de l’Amour :

Je suis Fanchon, cette jeune glaneuse

Qui dans vos champs a travaillé ce jour.

Si je pouvais ?….. serais-je assez heureuse !

Ah ! si l’esprit d’un sincère retour….                                   Ah ! si l’espoir d’un

Maman m’a dit qu’un galant héritage

Vous distinguait ; que vos droits étaient beaux ;

Je viens chercher votre droit de jambage :

J’aime beaucoup les droits Seigneuriaux.

O belle enfant ! ô l’orgueil de ta mère !

Que n’étais-tu du tems heureux d’Homère,

Où l’on formait de si sages liens !

Comment ! Fanchon méprise les Modernes !

Son jeune cœur aime les Anciens ?

Comment ! ma fille, à quinze ans tu discernes,

Comme Dacier, leur mérite éclatant ?

Ah ! que ne puis-je en cet heureux moment

Couvrir ton sein des roses d’Amathonte !

Mais, chère enfant, ma vieillesse est ma honte :

Je voudrais bien….. mais que sont des désirs ?                 Je voudrais bien ; mais que sont ces désirs ?

L’hiver n’est plus la saison des plaisirs.

Heureux Titon ! toi seul eus l’avantage….

Mais, attendez ! Monbrin, notre barbier,

Est un garçon fameux dans le village ;

Depuis vingt ans il apprend son métier,

En nous coupant proprement le visage.

Il est habile et savant sur les droits ;

Allons le voir ; il me dira, je crois,

Bien des secrets : il a pour lui l’usage.

L’expérience est la fille de l’âge.

Cassandre alla consulter son Monbrin.

Fier d’être heureux, il vint le lendemain

D’un style usé me conter sa tendresse :

Deux fois il veut ; mais que veut la vieillesse !

Donner des feux ?….. l’hiver est sans chaleur.

A ses efforts je vois fuir la nature.

Je fus deux nuits sur le lit de douleur ;

Du Sacrement l’agréable jointure

Ne s’ouvrait point aux vœux de mon vainqueur.

Dans le combat, Cassandre eut trois faiblesses :

Aux Trépassés il promet trente Messes,

S’il peut remplir son amoureux dessein.

Le Ciel l’exauce, et le Héros soudain

Sent que l’espoir ressuscite son âme ;

Son œil éteint, subitement s’enflamme

Au rouge heureux répandu sur mon sein.                            sur son sein.

Epoumoné, fatigué comme mille,

Mon greluchon, dans sa course tranquille,

Recule, avance, et lâche comme un Grand,

Reste sans vie en achevant l’ouvrage :

Un Duc et Pair en aurait fait autant.

Car les Seigneurs n’ont pas tout en partage ;

Dans la coulisse ils ont raté souvent.

Le Roi Breton, las peut-être d’entendre

Vanter la honte et l’amour de Cassandre,

Sur le gazon s’endormit doucement ;

Jean l’aperçoit ; Amour, viens à son aide !

Fanchon, hé quoi ?… mais, Fanchon n’est point Laide ?

Son cœur est bon, on peut toucher ce cœur.                       on peut toucher son cœur.

Viens te livrer, ma fille, à la tendresse,

Et dans mes bras goûter le vrai bonheur !

Laisse ton vieux ; que pourrait sa vieillesse !

Ah ! pour manquer à la loi du Seigneur

Il faut au moins des talens au pécheur.

J’en suis pourvu : vois-tu mon encolure,

Ce bras nerveux ? la féconde nature

Sur mon ensemble épuisa sa vigueur :

Viens, hâte-toi d’éprouver ma valeur.

Fanchon d’abord faisait la précieuse,

Se rengorgeait…. Vraiment y pensez-vous ?

L’honneur, Monsieur…. tenez, je suis honteuse ;

De la vertu mon cœur est trop jaloux,

Car la vertu n’est qu’une circonstance ?

Quoi ! voulez-vous… ah ! bon Dieu, quand j’y pense !            Voudriez-vous… ah ! bon Dieu

Vous, me baiser ! Ecartez cette horreur,                               Quoi, me baiser ? écartez cette horreur,

Je ne pourrais…. voyez-vous ! ma frayeur

Redoublerait, je perdrais connaissance.

A ce discours, Jean sourit dans son cœur :

Il prend Fanchon, et doucement la pousse

Contre un buisson, l’embrasse tendrement,

Puis d’une main le barbare la trousse ;

De l’autre il cherche… ô supplice effrayant !

Deux fois Fanchon veut rabattre sa cotte,

Son sein palpite aux apprêts du tourment ;

Dans les déserts d’une vaste culotte,

Jean furte, cherche ; ô prodige étonnant !

Au lieu d’un peigne, il trouve une chandelle.

A ce spectacle une rage cruelle

Se peint soudain dans les yeux de Fanchon.

Jean, sans parole à ce terrible affront,

Pousse un soupir ; Saint Dunstan se réveille,

Crie au miracle ; au pied de la merveille

Il s’agenouille en bénissant le Ciel.

Dans l’air on voit descendre Gabriel ;

Aux pieds de Jean il tombe sur la face,                                 Aux pieds de Jean l’ange tombe en extase,

Signe son front, bénit trois fois la Grâce ;

Et du Seigneur, admirant les desseins,

Il lève au Ciel ses innocentes mains :

Dieu de Jacob ! ô puissance éternelle !

Ton œil sourit au projet des humains !                                 aux projets

Jean veut pécher, et ta main paternelle

Change en l’instant son Priape en chandelle ;                    Change à l’instant son priape en chandelle :

Ainsi Barjone a vu dans un festin,

Sous tes regards, l’eau se changer en vin ;

Le Juif, au son d’une faible trompette,

Vit à ses pieds les murs de Jéricho :

Au mouvement d’une mince baguette,

L’onde fit place au gendre de Jéthro.

Ingrat, brûlé des feux de l’adultère,

Infâme époux, impitoyable Jean,

Viens, reconnais le bras du Tout-puissant.

Cette chandelle est encore un mystère ;

Mais cette nuit le Ciel t’éclairera :

Cours aux autels apaiser sa justice.

Et toi, Dunstan, conduis Jean chez Patrice :

Sur son destin ce vieux Saint l’instruira.

L’ange aussitôt, de sa main immortelle,

Arrache à Jean la divine chandelle ;

Et gravement tenant le lampion,

Comme Denis monté sur un rayon,

Vers l’Eternel subitement s’envole.

Jean retrouvant son peigne et la parole,

Les yeux au Ciel, le cœur en oraison,

Fait au Très-Haut cette ardente prière :

Que ta bonté, que ta Grâce plénière,

Dieu tout-puissant, m’ont causé de guignon !                       Dieu trop puissant,

Un jupon court, sans ton triste miracle,

A mes désirs n’opposait point d’obstacle ;

Dans ses beaux bras, la sensible Fanchon,

D’un bonheur pur couronnait ma tendresse ;

Las d’être époux je devenais amant :

Encor un pas, je goûtais la faiblesse

Dont ta puissance honora mon néant.

 

 

(1)   Nom honnête qu’on donne à Paris aux maisons consacrées à la débauche.

 

(2)   Droit comique et fort indécent, connu de nos pères. Un Seigneur mettait dans le lit de la nouvelle mariée une jambe bottée et éperonnée.

 

(3)   Le Marais, quartier de Paris où les gens n’ont point d’esprit, ou bien en ont toujours trop tard.

 

(4)   Le Dieu des Nègres.

 

(5)   Le Diable blanc de la Nigritie.

 

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CHANT X

 

S. Dunstan conduit Jean au Purgatoire de S. Patrice – Leur passage à Paris.

 

Dunstan et Jean ont passé l’Italie.

La Suisse avare étale à leurs regards

Ces beaux jardins, où le Dieu du Génie

Reçoit l’encens des Héros et des Arts,

Brillant rival de Corneille et d’Homère !

Père du chant ! ô mon Maître ! ô Voltaire !

Dunstan t’a vu : que Dunstan est heureux !

Ah ! si la faim, la pénible misère,

Ne m’enchaînaient dans leurs fers douloureux,

J’irais parer tes autels de guirlandes,

A tes foyers, ornés de mes offrandes,

Je brûlerais un légitime encens ;

Je fléchirais tes Pénates propices ;

Mes vers heureux, écrits sous tes auspices,

Seraient sans doute applaudis des talens.

Des champs d’Arcueil, déjà Dunstan découvre

Les boulevards du superbe Paris ;

Déjà ses yeux ont vu, du haut du Louvre,

Un peuple immense aux genoux de Louis.

Français, pour vous que ce monde a de charmes !                 que ce jour a de charmes !

Livrez vos cœurs au plus ardent transport ;

Que le plaisir fasse couler vos larmes ;

Louis revient, il a vaincu la mort.

Sur les genoux de l’éternelle Hygie,

Metz à l’instant va l’offrir à vos yeux.

Bonheur des Rois, amour de la Patrie,

Remplissez l’air de vos chants glorieux !

Venez chanter les succès de la France !

La Paix, les Arts, la Gloire et l’Abondance

Vont triompher dans l’Empire des Lis.

Je vois tomber l’autel de la Finance :

Épars au loin sous ses vastes débris,

J’entends crier La Boissière et Paris. (1)

D’un regard froid, le Saint long-tems admire

Ces foux charmans, ce variable Empire,

Où tous les goûts ont fixé leur séjour ;

Où le caprice et la raison volage,

Des mêmes fleurs couronnent tour à tour

Le sein d’Églé, les chansons de l’Amour,

Et quelquefois le front serein du sage.

Sur ces remparts où la frivolité,

Le Dieu du jour, et la fatuité

Viennent chanter aux pieds du persifflage,

Dunstan a vu des tableaux merveilleux,

Où de Téniers le pinceau curieux

A peint exprès, en vieille enluminure,

Chaumeix, Hayer, l’indocile Beaumont ;

Comme un cheval tiré d’après nature

Au gros charbon, l’animal Jean Fréron,

L’ange du sot, la honte du beau style ;                                L’ange des sots,

A ses côtés, Palissot l’imbécile,

Peint à la grecque, est hué des passans.

Environné de lauriers éclatans,

On voit Rosbac au pied d’une éminence ;

Quatre Tambours remplis d’expérience,

Donnent de loin le signal du combat.

Mars en chenille, orné d’un chapeau plat,

Conduit au feu des portraits à la mode,

Des vieux Pantins, des Perruquiers français ;

D’Arnaud (2), plus loin, célèbre dans une Ode                  Arnaud plus loin célèbre

De ces Héros les étonnants succès.

En clair obscur un moderne Ergumène

Foulait aux pieds les palmes de Boileau,

D’Aristophane, et les vers de Rousseau. (3)

Petit Auteur du mince Aristomène,

Qui des neuf sœurs prêchez les nourrissons,

Quittez ces soins, ne perdez pas vos veilles !

De leur travail instruit-on les Abeilles ?

Est-ce au Génie à suivre des leçons ?                                   Est-ce aux génies à

Galant conteur d’Hortense et de Timante,

Chantez Lubin, peignez-nous son amante !

Pour honorer votre conte enchanteur,

Demain, Bastienne avec son confesseur,

D’un sot enfant de l’Opéra-Comique

Enrichiront le faubourg Saint-Laurent. (4)

Peint à la craie, un gros crâne à l’antique

Fixait sur lui les regards du passant :

C’était Trublet ; qui, l’œil sur sa lorgnette,

Ne pensant rien, compilait maint écrit.

Tout vis-à-vis, Dubelloy, sans esprit,

Du vieux Froissard rimaillait la gazette.

Tout Paris court à ses douteux succès :

Pour faire honneur à son drame imbécile,

Des Magistrats, sur les murs de leur ville,

Entre Saint-Pierre (5) et feu Jean de Calais,

Ont du rimeur accroché l’effigie.

O Dubelloy ! ton aride génie,

Tes lauriers secs, sont dus à la Clairon.

Des vieux foyers, cette antique Bergère,

Depuis cinq ans, t’a fait son greluchon.

Pour lui marquer ton amitié sincère,

Deux fois le jour tu panses son ulcère.

Pour un rimeur, ô l’honnête garçon !

 

Dans un tableau que soutient la folie,

Mais que Molière orna de mille fleurs,

L’auteur plaisant de la Métromanie, (6)

D’un air malin, montrait aux spectateurs

Les immortels nés de l’Académie.

 

Peintre des fleurs, poëte du printems,

Heureux Bernis, j’aperçois votre image ;

L’art vous a peint au fond d’un paysage,

Où l’horizon, semé de vers luisans,

De son éclat embellit vos ouvrages.

 

Le Saint, honteux d’avoir perdu son tems

A contempler tant de sots personnages,

Quitte Paris ; et traversant Noyon,

Amiens, Boulogne, arrive en Albion.

 

Au vaste fond d’une froide caverne,

Digne réduit des enfants de l’Averne,

Un Dieu Romain a fixé son séjour.

Ce trou fameux est couvert de montagnes ;

Jamais les fleurs ne croissent alentour.

Ces sables noirs, ces arides campagnes

N’ont jamais vu l’éclat du Dieu du jour.

Sur l’Océan est cet endroit horrible :

L’étroite entrée est presqu’inaccessible :

Onc on ne voit sur ces rochers déserts

Que les débris dispersés des naufrages,

Ou les mortels, que le flux des orages

Ont apportés du vaste sein des mers.

Ce lieu caché, si l’on en croit l’histoire,

Par les Anglais fut nommé purgatoire.

Depuis mille ans, Patrice le Breton,

Du sot bigot, y reçoit l’oraison ;

Pour le choyer, on allume à sa gloire

Gomme, résine et parfum très-puant,

Dont Rome enfume encor le Tout-puissant.

Dunstan conduit Jean aux pieds du vieux Prêtre,

Le Saint voyant un plat Artésien,

D’un air bénin lui demanda : mon Maître,

N’êtes-vous pas Académicien ?

Car, dans Arras, la Bibliographie

Fonda, dit-on, nombreuse Académie,

Tripot habile, estaminet savant,

Qui chaque mois disserte éloquemment

Sur la hauteur qu’avait dans l’origine,

Chez les Flamands, la première chopine.

Hélas ! dit Jean, saluant le Patron,

Je suis, grand Saint, un pauvre compagnon

Comme Bonel (7) ; je n’ai point de génie,

Tout mon bon sens est dans un violon ;

J’en racle fort, c’est ma profession,

Et fais souvent danser l’Académie.

Bien te remets, répond le Saint Breton :

Ta haine injuste a fait pleurer Marie.

Pour se venger, l’Éternel, dans Arras,

Avant trois jours va déployer son bras.

Des feux ardens brûleront les coupables.

J’entends déjà ses carreaux redoutables,

Le bruit tranchant de sa faulx du trépas.

 

Quand sur la nuit l’amante de Céphale

Fera rouler son char d’or et d’opale,

Que sa main blanche ouvrira dans le Ciel

Au Dieu du jour la porte orientale ;

Sur les genoux de l’Ange Gabriel,

Le front couvert d’une grâce immortelle,

Tes yeux verront la fille de Joachim :

Un beau crachat (8) éclate sur son sein,

Un sceptre d’or orne sa main pucelle,

Et sous ses pieds une chaîne éternelle

Tient dans ses fers le Démon et Calvin.

Tu la verras descendre avec la gloire,

Sur ton chevet écarter la nuit noire ;

Ton ciel-de-lit, couvert de Chérubins,

Retentira de cantiques divins.

O l’heureux Jean ! notre Médiatrice,

De ton courroux calmera la fureur ;

La douce paix, de sa bouche propice,

Par un baiser coulera dans ton cœur.

Va, sois heureux autant que le Ciel même !

Jouis, mon fils, de la gaieté suprême

Que l’Éternel accorde à ses élus !

Va mériter ses palmes immortelles,

En Paradis ! ses faveurs éternelles

Couronneront tes modestes vertus.

Disant ces mots, le Saint à barbe grise,

De son étole entoure La Terreur,

Et par trois fois saintement l’exorcise,

En conjurant le Diable et le Sauveur :

Tel dans Arras, le jour que Bonneguise (9)

Chôme la Manne (10), un Prêtre évangélise

Des pélerins les flots tumultueux,

Qu’un vieil usage attire dans ces lieux ;

Et qui soudain, pour conserver la Grâce,

Au cabaret vont boire à pleine tasse.

 

 

(1)   Je ne cite que ces deux Fermiers, pour épargner au public l’ennuyante liste d’une bande de fripons qu’il déteste depuis long-tems.

 

(2)   Le Poëte lyrique du cul de Manon.

 

(3)   Marmontel s’est avisé de dire dans sa Poétique tout le mal possible d’Aristophane, de Virgile, de Boileau et du Poëte Rousseau.

 

(4)   Madame Favart et l’Abbé de Voisenon ont mis en Opéras quelques Contes de Marmontel. Voici la Chanson qu’on fit courir à Paris à l’occasion d’Annette et Lubin.

 

Il était une femme

Qui, pour se faire honneur,

Se joignit à son Confesseur ;

Faisons, dit-elle, ensemble

Un ouvrage d’esprit ;

Et l’Abbé le lui fit.

 

Il cherche en son génie

De quoi la contenter,

Il l’avait court pour inventer :

Prenant un joli Conte

Que Marmontel ourdit,

Dessus il s’étendit.

 

On a dit qu’un troisième

Au travail concourut,

C’est Favart qui les secourut ;

Aux œuvres de sa femme,

C’est bien le droit du jeu

Que l’époux entre un peu.

 

Esprit, naturel, grâces,

Tendre simplicité,

Tout cela fut du Conte ôté ;

On mit des gaudrioles,

De l’esprit à foison :

Tant qu’il fut assez long.

 

A juger dans les règles,

La pièce ne vaut rien ;

Et cependant elle prend bien :

Lubin est sûr de plaire,

On dit qu’Annette aussi

En tire bon parti

 

(5)   Les applaudissemens que Paris a donnés au Siége de Calais prouvent le mauvais goût du siècle et la décadence du bon.

 

(6)   La Métromanie, le chef-d’œuvre du Théâtre depuis Molière.

 

(7)   Bonel, moine non lettré.

 

(8)   Crachat, nom qu’on donne en France au Saint-Esprit.

 

(9)   L’Évêque régnant.

 

(10) On adore dans l’Eglise d’Arras la sainte Manne.

 

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CHANT XI

 

Dunstan et Jean retournent à Arras – Un orage les surprend au-dessus de l’Abbaye d’Avennes – Accident qui arrive à Jean – Les suites de ce malheur.                                                                        de ces Malheurs

 

Heur et malheur accompagnent toujours

Nos tristes pas : au sein des doux amours,

Un jour, hélas ! j’éprouvais leurs disgrâces.

Toi que j’aimais, toi que suivaient les Grâces,

Et que Vénus orna de ses appas,

Te souvient-il, Lise, quand tes beaux bras

M’enveloppaient dans ces rians bocages,

Zéphir, jaloux de nos tendres plaisirs,

D’un doux murmure agitait les feuillages ;

Ton sein naissant, ouvert à mes désirs,

Abandonnait à mes lèvres brûlantes

Ces lis charmans qui ravissaient mes yeux.

Moment chéri ! transports voluptueux !

Où suis-je ? ô Ciel ! à mes mains pétulantes,

Perfide Amour, que tu livres d’attraits !

Jeune Zéphir suspendez vos regrets,

N’enviez plus le sort qui me couronne :

Dans mon bonheur Lizette m’empoisonne !

Un doux venin coule avec ses faveurs.

Témoin secret de mes vives douleurs,

O grand Saint Côme ! à qui le Ciel propice

Donna le soin de soulager nos maux,

Du vieux serpent corrigez la malice,

A mes douleurs accordez du repos,

Ou de Colomb retirez le calice.

Si dans nos champs vous aviez des autels,

Le cœur rempli de vos biens immortels,

J’irais placer auprès de votre image,

Et le tableau de mon triste naufrage,

Et le récit de mes cuisants regrets ;

Je le peindrais de ces traits pleins de flamme,

Tel que le sent et peut le peindre une âme

Reconnoissante à vos rares bienfaits.

Ami lecteur, si vous êtes plus sage,

Contre un rosier ne vous frottez jamais !

Bien je comptais trouver un pucelage….

L’épine tient à l’arbre de l’Amour :

Bien l’ai senti dans ce funeste jour.

Heur et malheur sont pour notre nature ;

Jean l’éprouva : voici son aventure.

Le fier Dunstan, monté sur son cochon,

Du Purgatoire a quitté l’horison :

Le nez toujours serré dans la pincette,

Jean tristement voltige à son côté :

Déjà de loin il a vu la retraite,

Où Pecquini, Cythère et la beauté,

Vont dès l’aurore, en corset de bergère,

Chanter en chœur les leçons du bréviaire,

Et sur le soir les hymnes de l’amour. (1)

Du vieux Douai Jean découvre la tour ;

Il t’aperçoit, sévère Radamanthe :

Ton diadême est un réchaud sans fond,

Ton sceptre affreux la souche de Pluton.

A ton aspect Apollon s’épouvante,

J’entends frémir les bords de l’Hélicon.

Fais triompher la fourbe et l’injustice,

Ramènes-nous le siècle de Sylla !

Pourquoi ton sein, injustement propice,

Veut-il nourrir l’hydre de Loyola ?

Ton fier mortier sur sa tête effroyable,

Ton glaive ardent dans sa griffe coupable,

A tes côtés épouvantent les Rois.

Couronnes-tu les forfaits de ces traîtres ?

Ne crains-tu rien pour les jours de tes Maîtres ?

Entre leurs mains ta balance est sans poids ;

Nés chez Damiens (2), ton cœur sans bienfaisance

Oublierait-il les dangers de Louis ?

Dans quel malheur veux-tu plonger la France ?

Rappelle-toi leur perfide vengeance :

Ils ont frappé le dernier des Henris.

 

Vierge inconnue à la chaste innocence,

Reine des sots, étroite Bienséance,

De tes couleurs viens tremper mon pinceau !

Il faut des fleurs pour cacher ce tableau ;

Sa nudité blesserait le coupable.

 

Jean et le Saint allaient au gré du vent ;

Quand vers Arras, un orage effroyable

Les assaillit au-dessus d’un Couvent.

En vain Dunstan conjure la tempête,

Parle à la foudre et commande aux éclairs ;

Le froid Nord-est qui gronde sur sa tête,

Sifflant au loin, lui répond dans les airs.

Le pauvre Jean, balancé par la foudre,

Croit que sur lui le Ciel va se dissoudre,

Veut se tirer des mains de Saint Dunstan.

En s’agitant, de la pince il s’échappe ;

Subitement le saint Roi le rattrape

Par son engin ; la pince au même instant

Tout rasibus lui coupe l’instrument.

Dunstan surpris, redoublant de vîtesse,

Court après Jean, le saisit par la fesse,

Et gravement l’emporte dans Arras.

Muse, dis-nous, comment le piteux cas

Du pauvre Jean, venant du Ciel en terre,

Alla gaudir dans un saint Monastère

Mainte nonette ; et comment Sœur Suson

Sentit bientôt mouvoir sous son jupon,

Ce fier objet cher à la créature !

Près d’un ruisseau couronné de verdure,

Que chaque Nonne a grossi de ses pleurs,

Où l’onde triste en s’éloignant murmure

De voir ses bords en proie à cent douleurs,

La jeune Sœur, d’une main innocente,

Légèrement caressait son beau sein,

Dans ce moment sur sa gorge naissante

De La Terreur tombe le triste engin.

Sur ce sein blanc Priape s’électrise,

Et du corset glissant sous la chemise,

Il va se perdre… on ne sait pas bien où :

C’était je crois…. ce n’était pas au cou.

Du doux plaisir la flamme enchanteresse

Coule à grands flots dans le sein de la Sœur.

Divin Jésus ! Seigneur que ta tendresse

Est généreuse aux besoins du pécheur !

De quel bienfait combles-tu ton image !…

O Ciel ! Amour ! plaisir où mon cœur nage !

……. où suis-je ? A ces cris, trente Sœurs                           J’expire, où suis-je ! à ces cris trente Sœurs

Viennent en pleurs au secours de la Nonne ;

D’un ton dolent Sœur Thècle la questionne :

Dans quel endroit sentez-vous des douleurs ?

Votre rosier va-t-il porter des fleurs ?

Ou sortez-vous des jours caniculaires ?

Le jardinier ou d’autres téméraires

Ont-ils osé ?… Mais, ma Sœur, parlez-nous !

 

L’œil vers le Ciel, Suson sortant de crise,

S’écrie : Amour, que tes charmes sont doux !

Ton feu brulant…. ô plaisir ! je m’épuise !

Godemiché soudain de sa chemise

S’échappe, vole, et de son onction

S’en va remplir la mère Cornichon,

Sœur Bobillon, la vénérable Abesse,

La Sœur Percé, la plus jeune Professe ;

En moins d’une heure il chôme le bercail.

Anéanti d’un si rude travail,

Il tombe enfin sans force et sans haleine.

Un chat le voit palpiter sur l’arène,

Le long du froc de la Sœur Nicolas.

Le ventre à terre, il vient à petits pas ;

Droit vers l’objet, en guettant il avance,                              Droit vers l’objet en guettant il s’avance.

Recule un pas, saute, tombe, s’élance

Sur l’oiselet, et l’emporte soudain.

Pour l’arrêter, notre Sœur court en vain ;                             Pour l’arrêter Sœur Luce court en vain ;

L’adroit matou devance la Tourrière,

De mur en mur il gagne la gouttière,

Croyant bientôt rassasier sa faim.                                         Croyant bientôt de rassasier sa faim.

(Qui peut compter sur les coups du destin ! )

Passant le toît d’une collégiale,

Il laisse choir son butin dans la Halle.

Mainte Poissarde accourt à cet objet : (3)

Commère, voir…. dame, ça paraît drôle !

Dis-moi, ton homme en a-t-il un si fait ?

Comment, morbleu ! gibier de casserole,

Il est monté, son vigoureux giblet….

Tiens, je soutiens que le Saint Père à Rome

Est un nigaud en ça près de notre homme.

Ton amoureux t’en fait-il voir autant ?

Cela vaut mieux pour toi qu’un quart de toile ;

J’ons vu ton homme, et tâté son merlan ;

Le bel anchois ! (4) il ne vaut pas la sauce.

Va, je t’en f…. que le Démon me hausse….

Mais tu fais bien de la chienne aujourd’hui,

Va, ton mari n’est qu’un grand bande-à-l’aise :                  n’est qu’un grand b… de à l’aise ;

Si quelque jour par miracle il te baise,

Il ne fera qu’un bougre comme lui.                                        Il ne fera qu’un b… gre comme lui.

Mère Fanchon, putain et bouquetière,

Dit : taisez-vous ! la trouvaille est à moi,

J’ai vu du Ciel tomber ça la première….

Manon, prends garde, et Jeanne, contiens-toi ;                 contiens-moi !

Car, jerni Dieu ! je vous tordrai la gueule :…

Dame ! voyez cette affreuse bégueule,

Qui devant nous ose dire, je veux….

Donnez-lui donc : elle a place pour deux.

Petit Jésus ! n’en avez-vous point mille ?…

Te souviens-t-il des remparts de la ville,

Quand Bourbonnais était en garnison ?…

Ce mot lâché, crac, la Mère Fanchon,

D’un fier soufflet vous colle la Manon.

Poissardes sont femmes qui se défendent.

Les coups de poing se donnent et se rendent ;

Fichus, jupons, de vos tristes débris,

Caques, pavés, bancs, sièges sont remplis :

Les airs au loin de leurs cris retentissent ;

Vingt polissons à leurs coups applaudissent ;

Dans le marché tout paraît confondu :

Conclusion : le lapin est perdu.

 

 

(1)   L’Abbaye de Flines, où il y a de très-jolies Vierges.

 

(2)   Ce M. est de la Thuyloie. J’ai de grandes raisons de me plaindre de ce tyran ; sa colère m’a sacrifié à la haine des Jésuites.

 

(3)   Ce sont des Poissardes qui parlent : le costume m’oblige à leur faire parler leur langage.

 

(4)   Anchois. Quand le Roi revint de Metz, les Poissardes de Paris criaient dans les rues où il passait : Vive le Roi, que son Anchois soit toujours droit. Cette saillie sortie de la caque, plut infiniment. En prononçant cet oracle, les commères expérimentées n’ignoraient pas que la révérence de l’Anchois est ordinairement un grand signe de santé, comme dit Hippocrate au chapitre des Anchois.

 

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CHANT XII

 

Une maladie épidémique attaque l’Artois – La Vierge une Chandelle à la main, va trouver La Terreur – Réconciliation de Jean et de Jérôme.

 

Le bien, le mal composent l’Univers.

Ils sont partout, et même dans mes vers ;

C’est un bonheur pour le mortel né libre,

D’être bercé par leur juste équilibre.

A ce défaut, l’un d’eux séparément

Pourrait guider les pas certains du sage ;

De cette preuve un Cordier est l’image.

Filant son lin, marchant en reculant,

Que Dieu l’avance ou Satan le recule,

Il fait toujours sa corde également.

Mais quoi, tandis que ma main ridicule

Veut nuancer de bizarres couleurs,

Du bien, du mal l’étonnant assemblage,

Sur quel pays vois-je fondre l’orage ?

L’Artois succombe à ses tristes malheurs.

Ma Muse tremble, et sa frayeur augmente ;

La pâle Mort s’élance du tombeau.

Je vois voler sa faulx étincelante ;

Le signe ardent d’une fièvre brûlante

En traits de feu s’imprime sur la peau.

Gazet (1) nous dit dans sa grossière histoire,

Que l’Éternel, pour affermir sa gloire,

Marquait ainsi d’un feu vif et brûlant,

L’endroit du corps qui servait au coupable

A transgresser sa loi triste et durable.

Églé voyait noircir sur son sein blanc

La fraîche rose, où la main d’un Amant

Avait surpris des faveurs ravissantes ;

Ce teint brûlant, sur la peau des servantes,

Vers le nombril était plus transparent.

Le Loyola portait sur son derrière

Le noir cachet de ses coupables feux.

Là, maint Curé, près de sa Chambrière,

La festoyant, voyait l’endroit verreux

Où le Seigneur imprimait sa colère.

Un Moine ardé de ces feux au pendant

Du plus enflé, dans ce double accident

Criait au Ciel : guérissez la brûlure,

Mais pour Manon conservez mon enflure.

Reine des Cieux, fille auguste des Rois,

D’un triste peuple entends la faible voix !

Un poison lent dans ses veines se glisse.

L’aveugle Mort s’apprête au sacrifice,

Je vois son glaive étendu vers Arras.                                  étendu sur Arras ;

Du sein de Dieu descends, viens Immortelle !                    descends, vierge immortelle,

Viens arracher la faulx de la cruelle !

Sion t’a vu triompher du trépas.

Toi, qu’enfanta le néant redoutable,

Et que chaque être a nourri dans son sein :

Jalouse Mort, dont le fer implacable

Est ici bas le sceptre du Destin,

Fuis loin de nous ! Par ses regards propices,

A nos malheurs Marie offre un secours ;

Nous allons voir, sous ses heureux auspices,

De nos beaux jours recommencer le cours.

Anges du Ciel, enfans de la lumière,

De vos lauriers parez le firmament !

Des Cieux Marie a franchi la barrière :

J’entends rouler son char de diamant.

L’astre du jour resplendit autour d’elle ;

Une Chandelle, en sa main éternelle,

Va dissiper les ombres de la mort.

Tranquille Artois, bénis ton heureux sort !

Du sein doré d’une brillante nue,

Chez La Terreur, Marie est descendue.

Monstre, dit-elle, à qui mon faible cœur

A prodigué sa douce bienfaisance,

Je viens encor…. quel excès de clémence !

A tes regards présenter le bonheur.

Jadis mon Fils te fit à son image.

Ingrat, noirci de ses bienfaits nombreux,

Ta haine indigne a terni son ouvrage,

Et ta vengeance a fait rougir les Cieux.

Sors de ton lit, va trouver Nulsifrote ;

Dans son cœur froid va rallumer la paix.

Et rougissant tous deux de votre faute,

Venez encor mériter mes bienfaits.

Vois-tu, mon Fils, cette sainte Chandelle

Qui va sauver les tristes jours d’Arras !

Au pur éclat de sa flamme immortelle

Tu verras fuir la fièvre et le trépas.

Le jour sacré qu’on célèbre la Manne,

Dans cette Église où Judas le profane (2)

Est noblement pendu parmi les Saints,

Fais remplir d’eau vingt ou trente bassins ;

Puis doucement dégoûte dans icelle

Un peu de suif de la sainte Chandelle ;

Ceux qui boiront de cette eau saintement,

Des feux ardens guériront au moment.

Or, dès demain, quand la naissante Aurore

De ses couleurs peindra les champs de l’air,

Va-t-en trouver mon serviteur Lambert ;

C’est un Prélat que ma tendresse honore.

Tu lui diras…. Mais à propos, mon cher,

Es-tu pourvu d’un peu d’intelligence,

Et ton gros crâne a-t-il du jugement ?

Là… saurais-tu tourner un compliment ?

 

Non, sur mon Dieu, je n’ai point d’éloquence ;

De compliment, voir je ne sais un mot :

Un brin je peux défiler mon chapeau,

Très-gauchement faire la révérence.

Mais quand par fois l’on boit à ma santé,

Tout aussitôt je trinque avec les autres.

Vierge, excusez mon incapacité,

Appris je n’ai qu’un peu mes patenôtres,

Encore en ai-je oublié la moitié.

Ton air épais aisément le fait croire,

Le compliment n’est point Artésien ;

Dans ton pays on ne fait rien de bien,

Hors s’enivrer ; tu connais cette gloire.

Sans compliment, à Lambert tu diras

Que samedi dans l’Église d’Arras,

Au chant du coq, habillée à la Grecque,

Le front couvert d’un verdoyant areque,

Je paraîtrai sur le haut de l’Autel,

Tenant en main ce brandon immortel.

Cours à Lambert annoncer ce mystère.

Dans un nuage, où grondait le tonnerre,

Marie au Ciel à l’instant s’envola.

Jean effrayé soudain se réveilla,

Et sur-le-champ va trouver son Compère.

En le voyant, Nulsifrote enchanté

Saute à son cou, dans ses bras s’entrelace,

Vingt fois le serre, et trente fois l’embrasse :

A ces transports La Terreur agité,

Au fond du cœur sent expirer sa haine :

Viens, cher ami ! de notre antique chaîne

Serrons les nœuds, et que l’humanité !…

Mais, parsansdié ! laissons-là la morale…

Au cabaret réparons le scandale

Que nos débats causèrent au prochain.                               Que nos débats ont causés au prochain ;

Lavons nos cœurs, ranimons dans le vin….

Mais, à propos, connaîtrais-tu la Vierge ?

A mes regards elle a paru la nuit ;                                         Eh bien ! l’ami, je l’ai vue cette nuit ;

Dans sa main blanche elle avait un gros cierge.

A son aspect mon cœur fut interdit.

Dame, vois-tu ! j’avais sur la conscience

Bien du mauvais ; et ces sortes de gens

Voudraient toujours qu’on eût son innocence,                  qu’on eût leur innocence,

Qu’on ne bût point. Il faut tuer le tems,

Il est si long ! ami, passons-le à boire,

Laissons la Vierge, et cela vaudra mieux :

Au Cabaret je conterai l’histoire.                                           je te contrai l’histoire

Sais-tu Jérôme, où l’on vend du vin vieux ?

Chez la Fricau ; non, allons chez Claudine.

Tous deux s’en vont au Cabaret voisin :

Hola ! quelqu’un, qu’on apporte chopine !

Buvons, ami, buvons jusqu’à demain :

A toi, mon Jean ; grand merci, mon Compère.

Hé, mon garçon ! apporte un plus grand verre ;

Dis, nous prends-tu, bougre, pour des moineaux ?                nous prends-tu, bourge,

J’avalerions la cave et les tonneaux,

Le Cabaret, le vin jusqu’à la lie.

Le cœur joyeux, nos deux héros en train

Sans le mâcher vous avalaient le vin ;

Et de leurs pots, d’où naissait leur génie,

Sortait par fois mainte grosse saillie,

Que dans Arras l’on prend pour des bons mots.

Jean déjà sou, faisait mille propos :                                   Jean déjà saoul faisait

Le Ciel plaisante, il nous la baille belle !

Que veut Marie et sa longue Chandelle ?

Quoi ! pour la fièvre elle ordonne de l’eau ?

Pour nous, Compère, allons droit au tonneau,

Chassons le mal à grands coups de bouteille ;

Car, sans le vin, le corps est en langueur :

Point d’eau, sanbleu ! c’est le jus de la treille

Qui seul pourra le remettre en vigueur.

Oh ! la maison…. à crier je m’ennuie :

Vîte, du vin ici comme la pluie !

Le tems qui court sur le char des saisons

Le mûrira, tandis que nous boirons….

La joie au cœur ! Jean, conte-nous l’histoire.

Te souviens-tu, quand le voisin Grégoire

Eut son affaire, et que par amitié

Notre Pasteur perfora sa moitié !

Le pauvre époux avait bien la berlue.

Oh ! le Curé savait bien s’aviser….

Dame Margot est femelle entendue ;

Morbleu ! sur elle on peut se reposer :

Teint à ravir, croupe grasse et dodue !

Depuis long-tems leurs cœurs étaient unis,

Margot souvent lui faisait des caresses ;

C’est le plaisir qui choisit nos maîtresses,

Et c’est le cœur qui nous fait des amis.

Nargues, morbleu ! des amis de la Fable !                            Narguons, morbleu, ceux que l’on fait à table,

Les vrais amis sont ceux qu’on fait à table.                         Les vrais amis ne sont que dans la fable.

Buvons à nous, tope à notre amitié !

A toi, Jérôme, allons, à ta moitié !

Le vin est bon, puisqu’il se laisse boire.

Mais, à propos, quand demain la nuit noire

Prendra la fuite, en voyant Lucifer,

Dis-moi, comment irons-nous chez Lambert ?

Trop je ne sais…. Quel singulier message !

La Vierge rêve…. et gens de notre étage

Sont-ils tournés pour faire un compliment ?

Mais que dira l’Évêque en nous voyant ?

Va, Monseigneur est homme comme un autre.

Ne crois point ça, tu te trompes, mon Jean,

Son fier néant, n’approche point du nôtre ;

L’humilité, la vertu des enfans,

Ne pare plus le front changeant des Grands ;

La vanité, voilà leur caractère.

Tiens, ces gens-là sont ces gros pots de terre

Qu’on voit briller dans les appartemens,

Dans les jardins et sur les cheminées.

Ouvre ces pots, et regarde dedans !

Que verras-tu ? des toiles d’araignées.                                Qu’y verras-tu ?

L’orgueil s’est fait un trône d’un tonneau.

L’ambition, peinte sur un chapeau,

D’un nain rougi, vous fait une Éminence.

Le sentiment, plus fort que l’éloquence,

Nous réglera, dit Jean ; buvons un coup.

Bois donc, Compère ! – Eh ! coquin, es-tu fou ?

On est heureux, ma foi, quand on s’enivre ;

Ne cessons point de goûter ce bonheur.

Jus de Bacchus, précieuse liqueur,

L’Artésien sans toi pourrait-il vivre !

Viens soulager mon chagrin et mon cœur !

Allons, l’ami, vive la tempérance !

Elle me plaît, ainsi qu’aux Templiers

Du tems jadis, plaisait la continence.

Holà ! garçon, apporte dix septiers.

Voûtes des Cieux couvertes de nuages,

Où le jour brille, où naissent les orages,

A mes accords, ouvrez-vous un moment !

Ne voilez plus aux yeux du firmament

Deux scélérats enterrés dans l’ivresse !

Toi, qui sur eux prodiguas la tendresse,

Tes biens flatteurs et tes soins infinis,

Reine des Cieux, du séjour de la Gloire

Où l’Éternel t’a mis près de son fils,

De tes Héros admire la victoire,

De tes bienfaits vois germer les beaux fruits !

Sous, ivres-morts, couchés sur la poussière,                      Saouls, ivres-morts,

Reconnais-tu ces monstres endormis ?

Hélas ! en vain le pouvoir salutaire

De ta Chandelle à leurs soins est remis.

Fille des Rois, lance sur ces coupables,

D’un Dieu vengeur les carreaux redoutables !

Dans le chaos qu’ils soient anéantis !

Mais quoi ! ton sceptre est la bonté suprême ;

L’astre du jour, ton brillant vêtement ;

Le doux Jésus, ton riche diadême,

Et ton pouvoir, celui du Tout-puissant.

Ton chaste sein, où naquit la clémence,

S’ouvre pour eux. Je vois déjà leurs cœurs,

Par des remords expier leur offense,

Et t’attendrir par leurs sensibles pleurs.

Sous les drapeaux de l’auguste Marie,

Jérôme et Jean s’en vont trouver Lambert.

Jésus du haut de la sainte Patrie,

Sur leurs succès a déjà l’œil ouvert.

 

 

(1)   Mauvais Auteur d’une Histoire Ecclésiastique des Pays-Bas.

 

(2)   A la porte de la Cathédrale de la ville d’Arras, on voit les figures des douze Apôtres. Celle de Judas accrochée à un arbre, est en rang d’oignons avec les autres. Les Artésiens, fort reconnaissans, ont dressé ce monument à Judas Iscariote, pour conserver la mémoire de ce pauvre défunt.

 

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CHANT XIII

 

Jean et Jérôme vont trouver l’Evêque Lambert – Réception que leur fait le Prélat.

 

Anciennement, quand Rome était païenne,

Et qu’un Pontife, inspiré du Seigneur

Aux vieux Romains prêchait la foi chrétienne,

L’Église alors avait de la candeur,

Point ne songeait aux faux biens de la terre.

Pierre en sabots au fond du Sanctuaire,

Tout rondement bénissait son prochain,

Sans vétiller sur la sotte rubrique.

L’ambition, le faste évangélique

D’un sceptre fier ne chargeaient point sa main ;

Le vaste orgueil, sur son crâne divin,

Point n’avait mis la thiare superbe ;

Ainsi qu’un ver, Pierrot caché sous l’herbe,

Pas ne pensait que l’anneau du pêcheur,

Des Souverains scellerait la grandeur ;

Qu’un jour Léon, par sa magnificence,

Éclipserait la majesté des Rois ;

Que Sixte-Quint, aux accens de sa voix,

Ferait trembler l’Angleterre et la France.

Contens et fiers de leur sainte indigence,

Pierre, long-tems tes enfants glorieux,

De leur sagesse ont ébloui le monde.

Ce tems n’est plus, la vanité profonde

A dans leurs mains brisé la clef des Cieux.

Dans des chars d’or, que le faste environne,

Où l’azur brille, où l’art hardi couronne

Du diadême, ornement de nos Rois,

Ta mince barque et tes filets adroits,

On voit dans l’air voler ton Éminence.                                 voler son éminence.

Là, Monseigneur, plus loin, Sa Révérence,

Gens engraissés des biens de nos aïeux,

D’un air hautain, nous bénissent pour eux.

Car la fierté, l’insolence et la gloire,

Sont aujourd’hui les talens des Prélats ;

Par eux Lambert fut connu dans Arras.

Vous le verrez en lisant cette histoire.

Sur un rivage aujourd’hui fréquenté,

Vers Achicout s’élève une Cité.                                            Vers Achicourt

Ses murs épais sont sans magnificence,

Sans agrément : pourtant, en récompense,

Dans leur enceinte on entend quelquefois

Parler sans goût le bel esprit bourgeois,

En tems et lieu, comme on sait dans la Suisse,                    comme on fait

Adroitement dire un Dieu vous bénisse,

Lorsqu’un quidam éternue à grand bruit.                            Quand un quelqu’un éternue hautement.

Près des fossés, après un long circuit,                             Près des fossés dans un éloignement,

Sur le coteau paraît la Citadelle,

Fort inutile, et cependant fort belle.

Là, chaque hiver, pour choyer les tendrons

L’amour honnête amène des Dragons,

Gentils Soudarts, polis, constans, fidèles,

Qui chaque jour offrent à trente belles

Des tendres cœurs fermes comme le tems ;

Car les Dragons ont de beaux sentimens.

Un saint Hymen, fait sous la cheminée,

D’un nœud coulant unit la destinée

De chaque fille à son fidèle amant ;

Pour constater la force du serment,

Sans la figure épaisse d’un Notaire,

L’Amour lui-même écrit sur la poussière

Les saints accords du chaste engagement.

 

Près de ces lieux paraît un doux asile,

Où dans la paix, loin du bruit de la ville,

Un saint vivait, en mangeant comme un saint.

(Lambert était le nom du personnage,)                                 [pas de parenthèses]

Austère Évêque, admiré dans son âge,

S’il n’eût été trop sévère au prochain.

Il possédait le génie ordinaire

De réciter lestement un bréviaire,

Qu’un Capucin souvent n’entend pas bien.

Hors ce talent, Lambert ne savait rien.

Léger d’esprit, faible de conscience,

Il accusait le tentateur malin,

D’avoir lui-même apporté dans la France

Le passe-pied, le menuet, la danse,

Le mirliton, la béquille et pantin.

Il s’écriait, dans l’ardeur de son zèle :

Ah ! que la guerre est un rude fléau ?

Qu’un plumet blanc, sur les bords d’un chapeau,

Ombrage bien une jeune pucelle !

A cet objet, hélas ! la plus cruelle,

Point ne pourra résister un moment ;

Et le plumage un jour assurément,

La couvrira ; fillette est trop fragile.

 

O mœurs ! ô siècle ! Arras, ô pauvre ville !

Un lustre avant que l’Ebère vomit                                         avant que l’érèbe

Ces fiers soudarts que la danse séduit,

Sur tes foyers l’ennui tombait à verse ;

Si les beaux jours, au soir, à la traverse,

Pour se gaudir on branlait le jupon,

C’était sans bruit, c’était sans violon :

Branle on dansait ; mais branle de couchette,

Un tour de lit, où souvent la fillette

Faisant un saut, en avait pour neuf mois.

 

Ainsi Lambert se lamentait par fois.

Muse, dis-nous, comment un noir fantôme,

Vînt l’animer contre Jean et Jérôme :

Comment l’Enfer vint souffler dans son cœur,

Des saints autels l’homicide fureur !

La sombre nuit, sous une toile obscure,

Déjà partout ombrageait la Nature ;

L’astre brillant qui dore nos coteaux,

Depuis une heure, au sein profond des eaux,

Rafraîchissait son ardeur amoureuse ;

Le tendre lis, la chaste tubéreuse,

D’un vent plus frais humectaient leur blancheur.

Dans une alcove où régnait l’opulence,

Entre deux draps reposait Monseigneur

La gravité, fille de l’indolence,

Sur ses genoux, dans un songe flatteur,

D’un fade encens parfumait Sa Grandeur.

Dans ce moment, l’horrible Tisiphone,

Qu’un long serpent entortille et couronne,

Vient du Pontife arracher les rideaux,

Offre à ses yeux ses sinistres flambeaux :

Fier Souverain d’un petit diocèse,

Dont le mérite est un bonnet fendu,

Peux-tu goûter le repos à ton aise,

Quand dans Arras ton pouvoir est perdu ?

Dis, est-il tems de sommeiller encore,

Quand sous tes murs la jeune Terpsichore

A contre toi suscité les enfans !                                            suscité ses enfants ?

Deux violons, deux coquins insolens,

Dans les vapeurs d’une ivresse endormie,

Ont vu, dit-on, l’immortelle Marie,

Abandonner à leurs profanes mains

Un saint brandon, le salut des humains.

Comment le Ciel protège-t-il la danse ?

Un violon, dont la vertu s’offense,

Peut-il toucher, par ses sons discordans,

Le goût divin du Maître des vivans ?

Deux malheureux que la haine et l’envie

Ont si long-tems enchaînés dans mes fers,

Sont destinés à sauver leur patrie,

Et de leur gloire étonner l’univers !

Prélat, on veut avilir ta puissance,

Braver tes lois, fouler tes mandemens ;

Jadis par eux tu censuras la danse,

Laisseras-tu tes foudres impuissans ?

Il faut sur eux que ton courroux s’épuise ;

Arme tes mains des canons de l’Eglise,

Et sous tes pieds écrâse ces méchans.

Dieu de Jacob ! Dieu puissant de Moïse !

Dont Abiron ressentit la fureur,

Terrible Dieu, mémorable vengeur !

Ce n’est plus toi désormais que j’implore.

Anges affreux ! pâles Dieux de Milton !                               Dieux de Miltron !

Embrasez-vous du feu qui me dévore ;

Pour me venger, sortez du Phlégéton !

Du vieux Lambert brûlez l’âme implacable !

Jean et Jérôme ont bravé sa vertu.

Disant ces mots, le monstre redoutable

Au noir Ténare est soudain descendu.

Du haut des airs le blond fils de Latone

Voyait déjà les Chantres du Seigneur

Le verre en main, du jus frais de la tonne,

Se délasser des fatigues du Chœur ;

Quand nos Héros, encor sous de la veille,                              saouls

Les yeux mouillés du nectar de la treille,

S’en vont heurter au palais de Lambert.

Un suisse, orné d’un grand baudrier vert,

Ouvre aussitôt ; d’un ton de suffisance,

Leur dit : Messieurs, ici que voulez-vous ?

De Monseigneur un moment d’audience :

Là, pourriez-vous, par amitié pour nous,

Sans l’acheter, nous rendre ce service ?

Quoi ! sans argent ? sans argent point de Suisse,

Mes bonnes gens, vous êtes dans l’erreur.

Ah ! mon ami, si le jus de la treille

A le pouvoir de changer votre cœur,

Tenez, voici de quoi boire bouteille ?….

Vous raisonnez, vous verrez Monseigneur ;

Allez, montez. Nos gens, chez Sa Grandeur

S’en vont frapper. Le Prélat se réveille.

O jour heureux ! ô précieux bonheur !

Le Tout-puissant exauce enfin Ninive,

Il va cesser d’appesantir son bras ;

La Sainte Vierge, à nos cris attentive,

Descend demain pour secourir Arras.

Nos yeux mortels ont vu, la nuit dernière,

L’éclat brillant de sa vive lumière ;

Dans votre Eglise, au lever du soleil,                                    Dans notre église

Vous la verrez dans un char de vermeil,

Entre nos mains remettre son gros cierge.

Que dites-vous ? quel propos ? quoi ! la Vierge

Vous a parlé ? voir dame ! oui, répond Jean.

Quoi ! tu soutiens…. mais qu’es-tu, mon enfant ?

Musicien, faisant danser les filles.

Comment, coquins, corrupteurs des familles,

Qui chaque jour, contre mes mandemens,

Osez encor de vos vils instrumens

Faire parler l’écorchante harmonie ;

Quoi ! de l’Artois, la poussière et la lie,

Deux scélérats, deux gueux, deux violons,

Auront la nuit vu la Vierge Marie ?

Hola ! mes gens…. vîte dans nos prisons….

Quel pot-pourri ! j’en aurai la migraine ;

Comment, morbleu ! la canaille chrétienne,

Dans mon palais, bravera mes bontés….

A ce discours, Jérôme Nulsifrotte,

Tremblant de peur, lâcha dans sa culotte

Ce que l’on fait dans les commodités.

Jean, embaumé de la liqueur traîtresse,

Pour son ami, rappelant sa tendresse,

Veut du Prélat appaiser la fureur :

Pontife Saint, Evêque magnanime,

De mon ami n’accusez point le cœur,

Son accident, Seigneur, n’est point un crime.

L’ignorez-vous…. quoi…. ce sont nos enfans,

Nourris, formés, travaillés dans nos flancs ;

Ayons pour eux les entrailles d’un père ;

Un fils a-t-il plus de droit sur sa mère ?

Comme elle, hélas ! nous leur donnons le jour ;

Ne sont-ils pas dignes de notre amour !                              Ne sont-ils point dignes de mon amour ?

Quand accroupi dans un coin solitaire,

Le cul au vent, un papier à la main,

Les yeux baissés, le menton sur le sein,

Serrant le ventre, et poussant du derrière,

Nous donnons l’être à cet infortuné ;

Se relevant, l’homme le plus austère,

D’un air bénin, lorgne le nouveau né :

Ces doux regards sont les adieux d’un père,

Qui voit son fils pour la dernière fois.

Ce beau sermon, où l’auteur, à la fois,

Vantait l’amour, excusait son confrère,

Ne fut goûté. Monseigneur en colère,

Grinçant des dents, tempêtant et jurant,

A coups de pied, de son appartement,

Chassa Jérôme et monsieur son Compère.

 

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CHANT XIV

 

Saint Vaast, à cheval sur Jean-Jacques, va trouver l’Evêque Lambert – Marie descend du Ciel avec la Chandelle d’Arras.

 

Le goût des Saints fut toujours merveilleux.

Dans leur histoire, on voit ces Bienheureux

En amitié prendre chacun leur bête ;

Témoin Antoine, il aimait son cochon :

Aux champs du Nil, dans un saint tête-à-tête,

Ils se parlaient en faisant oraison.

On sait de Luc le goût évangélique.                                     Du grand Saint Luc le goût évangélique

Était le bœuf ; Inigo, le dindon ;

Monsieur Saint Roch, si l’on croit son cantique,

A Montpellier, jadis en bon chrétien,

Alla mourir dans les bras de son chien.

Le vieux Denis faisait cas de son âne,

Le caressait, le baisait comme Jeanne.

Sainte Gertrude aimait beaucoup les rats.

L’Apôtre Saint, qui jadis dans Arras

Alla planter l’étendard catholique,

Aimait les ours ; il fit bâtir pour eux,

Près de la Scarpe, un couvent somptueux.

Il leur donna le harnois monastique,

Et l’air léché d’un gros Bénédictin.

Mère de Rome ! ô toi savante Attique !

Le paganisme autrefois, dans ton sein,

Peignit un aigle à côté de Jupin ;

Sur les genoux de la mère d’Hélène

Un cygne blanc caressant ses attraits ;

Aux pieds du Dieu qu’invoque l’Hypocrène,

L’ardent Python percé de mille traits.

Reine des cœurs ! la Colombe amoureuse,

Avec l’Amour accompagne tes pas.

Cent fois le jour elle vole en tes bras,

Et chaque fois tu la rends plus heureuse.

Si pour mes vers, le Mouphti des Latins

Me niche un jour parmi ses Dieux romains,

Ou si sans lui je faisais la conquête

De ce séjour où sont les Chérubins,

Point ne voudrais caresser une bête.

Zéphire seule y ferait mon bonheur,

Zéphire seule aurait toujours mon cœur.

Du fier Lambert le courroux indocile

Avait touché les cœurs des Bienheureux ;

Vaast, alarmé des malheurs de sa ville,

Pour la sauver abandonne les Cieux,

Plane dans l’air, vole vers la Norwège,

Où l’Aquilon, sur un trône de neige,

D’épais glaçons couronne les hivers,

Et dans leurs bras engourdit l’univers.

Déjà le Saint a passé la Scythie.

En le voyant, l’attentive Orythie

Tient dans ses fers Borée et ses enfans.

Le Bienheureux dans l’île des Ours blancs

D’un air pressé cherche après sa monture.

Un Genevois, lassé de son allure,

Parmi les Ours, ses compagnons chéris,

A quatre pieds marchait ainsi qu’un âne ;

Instruit, léché, par ses nouveaux amis,

On admirait, dans sa marche profane,

L’air élégant des Ours les plus polis.

Le grand S. Vaast, à cheval sur Jean-Jacques,

A traversé l’horizon des Cosaques ;

Déjà Berlin frappe ses yeux surpris.

Un Roi couvert de la brutale gloire

Dont Alexandre a fait pâlir l’histoire,

De son Palais appelle les Beaux-Arts.

Enfans du Ciel que la paix environne,

Ne courez point sur ses sombres remparts

Mêler vos fleurs aux palmes de Bellone,

Laissez la Mort couronner le Dieu Mars :

Et toi, grand Roi, que le bon goût inspire,

Ne touche plus aux fleurs de l’Hélicon ;

Ta voix terrible épouvante Apollon :

Tes doigts sanglans discorderaient sa lyre,

Et ses lauriers sécheraient sur ton front.

Féconde l’art de détruire la terre,

Place ton trône à côté du tonnerre.

Solon pourra t’éclairer sur les loix ;

Mais Apollon n’inspire point les Rois. (1)

Nos voyageurs, qu’Eole favorise,

Ont traversé les plaines du Valais.

Jacques revoit cette faible Héloïse,

Dont sa vertu défigura les traits.

Du feu honteux dont son âme est éprise,

Il ose au Saint étaler la fureur ;

Tais-toi, Jean-Jacque, et laisse ta sagesse :

Que me dis-tu ? le crime est dans ton cœur.

Un style ardent nuance ta faiblesse ;

Mais sous les fleurs j’aperçois le serpent.

Ta vertu lâche est cette fausse Ithaque,

Qui sous Mentor égarait Télémaque ;

Et ta logique, un sophiste éloquent.

Pour la vertu ton âme est sans étoffe :

Julie a fait dans tes bras un enfant.

Tel en couvrant une sage jument,

Epris d’amour, un cheval philosophe

Fait un poulain très-vertueusement.

Dans un Palais, où l’orgueil canonique

Couronne en paix, les sueurs de Jésus,

Du vieux Lambert le faste évangélique,

Jacque et le Saint sont déjà descendus.

Au fier Prélat, Saint Vaast tint ce langage :

Vois-tu, Lambert, cette bête sauvage !

C’est un enfant du docteur Robinson.

A ses leçons, l’imbécile Beaumont

N’a pu répondre, et sa Grandeur enrage.

Pour toi, mon fils, sois plus juste, plus sage,                      sois plus juste et plus sage ;

Ne brave pas ce sauvage éloquent !

Ainsi qu’Antée il est fils de la Terre :

En combattant sur le sein de sa mère,

Craint-il Christophe, ou son fier Mandement ?

Pour l’étouffer il faut les bras d’Hercule,

Et Monseigneur est un nain ridicule.

O cher Lambert ! sois pacifique et doux,

N’écoute plus les conseils du courroux,

Orne de fleurs ta crosse Apostolique,

Tiens en tes mains l’étendard politique,

Laisse danser le plat Artésien.

Né sans esprit, ce peuple aime la danse.

Si mainte fille y perd son innocence,

C’est une fleur, cette perte n’est rien.

Cours aux Autels offrir ton sacrifice !

Au chant du coq, notre Libératrice

Va dans Arras ramener le bonheur.

Une Chandelle, en sa main bienfaisante,

Ecartera de sa flamme puissante

La pâle mort, la fièvre et la douleur.

Toi que Phœbus et Lucine ont fait naître

Pour embellir leur absence et les Cieux ;

Toi, que le Maure avant nous vit paraître,                           avant nous voit paraître,

Et que la Perse adore avec ses Dieux,

Accours, Aurore, et répands ta lumière !                             et répands la lumière,

Poursuis la nuit dans sa sombre carrière ;

Viens nous montrer un spectacle étonnant.

Vingt Tonsurés, de leur moelleuse couche

Ont délaissé le repos séduisant.

En te quittant, sur ta brûlante bouche,

Le Chantre, Jeanne, a scellé son amour.

Un grand Vicaire… au chœur avant le jour !

Y penses-tu ? disait la jeune Elise ;

Quoi, de mes bras, pour courir à l’Eglise,

L’ingrat s’échappe ! à ma bouillante ardeur

Réponds au moins, donne-moi la pitance,

Et puis après, va, si tu veux, au chœur…

Comment, vingt ans de soin et de constance,

Trente rivaux immolés à ton cœur,

N’arrêteront la fureur désolante

D’aller chanter les hymnes du Seigneur !

Ainsi criait une vieille servante,

Dont le Doyen, lunettes sur le nez,

Chômait encor les appas surannés.

Quoi, si matin ! veux-tu gagner un rhume ?

Disait Suson, dans les bras du Prévôt ;

D’aller au chœur reprens-tu la coutume ?

Un prébendé doit-il être dévôt ?

Au Sacristain laisse cette rubrique.

Comment Lambert, ce Prêtre fanatique,

Fait-il sonner l’office avant le jour ?

Que ne va-t-il résider à la Cour !

Est-ce sa fête ici qu’on solennise ?

Quoi, ton Prélat ferait-il son métier ?

Connoîtrait-il les dedans d’une Eglise ?

C’est le devoir du sot Pénitencier.

 

Malgré les cris de trente Gouvernantes,

Du vieux plain-chant les notes discordantes

Tremblaient déjà sur les vîtres du chœur.

Depuis minuit auprès de Monseigneur,

A deux genoux Jérôme et son confrère,

Les yeux au Ciel, le cœur en oraison,

Hâtaient les chants du fier Alectryon.

 

Dans l’air ému l’on entend le tonnerre,

Le vent augmente, on sent trembler la terre,

L’orgue ébranlé bourdonne en frémissant :

Fausset, basson, haute-contre, serpent,

N’ont plus d’accords : la basse, sans cadence,

Tremblante aux coups d’un archet incertain,

Ne soutient plus les chantres du lutrin.

Maître Grégoire, homme d’expérience,

Dont le long nez nasille en faux bourdon,

Trois fois au chœur veut rendre l’unisson ;

Mais c’est en vain, l’affreux tonnerre augmente,

L’Eglise s’ouvre. On aperçoit soudain

Des Cieux parés la voûte étincelante.

Sur les genoux d’un brûlant Chérubin,

Du Tout-puissant descend l’auguste Mère ;

Une Chandelle éclate dans sa main ;

Du Saint-Esprit l’abondante lumière

Du haut des Cieux rayonne sur son sein.

Chantres gagés, cessez votre harmonie !

Ce gros plain-chant étourdit le Seigneur.

Prosternez-vous à l’aspect de Marie ;

De son triomphe adorez la grandeur !

Lévites saints, dont mon fils est le père,

Venez jouir des fruits de ma bonté !

Du Dieu vivant je suis l’auguste Mère,

Et mon sourire ouvre l’Éternité.

Jusques aux Cieux vos cris se font entendre,

Pour vous sauver l’amour me fait descendre.

Ne craignez plus la fureur du trépas ;

Contre ses traits j’apporte une Chandelle

Qui toujours brûle et ne s’éteindra pas.

O toi, mon fils ! mon serviteur fidèle !

Avance, Jean, et reçois ce flambeau,

Fais-en tomber quelques gouttes dans l’eau :

Ceux qui boiront cette onde salutaire,

Des feux ardens guériront aussitôt.

Mais l’esprit fort, le pécheur téméraire,

Qui douteront de son effet puissant,

Seront punis de mort au même instant.

Disant ces mots, sur les genoux de l’Ange,

Au bruit confus des concerts de louange,

Marie au Ciel remonte gravement.

Toi, que le tems démolit en silence,

Religion faite pour les enfans,

Qui veux briller à notre intelligence

En éteignant le flambeau de nos sens ;

Du sanctuaire où ta voix nous appelle,

Viens nous montrer cette sainte Chandelle

Qu’allume encor la superstition !

L’Artésien, avec dévotion,

De tous côtés vient signaler son zèle,

De Saint-Omer, Mathurin du Haut-Pont, (2)

Depuis long-tems à ton culte fidèle,

A tes genoux accourt avec les siens.

Du vieil Hédin les fiers Paroissiens

Viennent t’offrir leur figure importune.

Bapaume, Lens, Lillers, Aire, Béthune,

Viennent te rendre un immortel honneur.

Courant fêter la Chandelle divine,

A son amant, plus d’une pélerine

Laisse cueillir son innocente fleur :

Avec Colin, Lise gaîment couronne

Son lourd mari des lauriers d’Actéon ;

Près de Lubin, la volage Fanchon,

Goûte en allant les douceurs de Latone ;                             les douceurs de la tonne ;

Pan dans les bois veut instruire Erigone,

La Nymphe rit et fuit à sa leçon.

Le vieux Silène accompagne la troupe,

Bacchus, du Ciel leur apporte sa coupe ;                             Bacchus du Ciel lui apporte sa coupe,

On boit, on chante, et les jeunes Silvains,

Avec grelots, sifflets et tambourins,

Autour d’Eglé faisaient mainte gambade ;

Un Faune épais dans sa main tient la Croix ;

Et dans Arras la Sainte mascarade

Entre à l’instant au bruit de mille voix.

Abbé charmant, aimable Saint Sulpice,

Que faisiez-vous dans ces momens douteux ?

Près de Sophie, à côté de Clarice,

De mille fleurs vous orniez leurs cheveux.

Ah ! parfumez le sein de ces Bergères !

Un jeune enfant, de ses aîles légères

Vous a prêté le volage secours ;

Ainsi que lui, trompez toutes les belles,

Et promenez vos ardeurs infidelles ;

Est-on constant dans l’âge des Amours !

Ne suivez point cette vieille sagesse,

Qui veut encor respecter un fichu ;

Abandonnez la timide tendresse

Qu’inspire aux sots une austère vertu :

Vous n’allez pas à la sainte Chandelle

Chercher le feu qui brûle votre cœur.

Le feu du Ciel est constant, plein d’ardeur :

Abbé, le vôtre est toujours infidèle.

 

 

(1)   Je ne goûte plus les poésies de ce Monarque, depuis qu’il a égorgé si cruellement l’humanité.

 

(2)   Mathurin du Haut-Pont, figure qui sonne l’heure à St.-Omer, aussi révérée dans les Pays-Bas, que les glorieux Saints Bertin et Martin de Cambrai.

 

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CHANT XV

 

Sanspain enlève la Chandelle d’Arras – On la retrouve dans son grenier – Procession de la sainte Chandelle.

 

Vers un sentier qui mène à l’Hôpital,

Paraît un mont ; au pied, une fontaine ;

Sur le sommet, un vigoureux cheval ;

L’onde qui coule est l’eau de l’Hypocrène,

Et le cheval, l’Apollon de Fréron.

Un laurier vert, que la foudre environne,

Croît au milieu de cet aride mont.

Le Dieu des vers, de ses branches couronne

Les chants d’Horace et ceux de Fénelon.

La main du Tems, sur son auguste tronc,

Y suspendit la trompette d’Homère,

Entrelacée aux fleurs d’Anacréon,                                            Entrelacé des fleurs d’Anacréon,

Elle y posa le clairon de Voltaire,

Et le cornet à bouquin de Milton.

 

Orné des fleurs dont vous parez Glycère

Je vois, Bernis, briller votre chapeau ;

Et pour vous seul, sur ce double coteau,

J’entends chanter les moineaux de Cythère.

Virgile aux pieds d’Euterpe et des Saisons,

Le front couvert de vos roses lyriques,

Présente aux Dieux ces belles Géorgiques,

Que votre Muse unit à nos chansons.

O mont sacré ! ton heureuse fontaine

Mêlait ses eaux à l’or du vieux Plutus :

La main des Dieux et celle de Mécène

Donnaient des prix aux travaux de Phébus ;

Et jusqu’aux champs qu’arrose la Durance,

Le chalumeau des grossiers Troubadours

Etait orné des fleurs de l’abondance.

Ce tems n’est plus ! les vents de l’indigence

Ont désolé les Chantres de nos jours.                                  Ont décidé les chantres

La faim habite avec eux le Parnasse,

Et les talens de Catulle et d’Horace

Sont mis aux fers sous des Dieux rigoureux.

O Rois vainqueurs ! arbitres de la terre !                              O Rois vainqueurs ! ô bourreaux de la terre !

prenez pitié des mortels malheureux !                                   Pour égorger les mortels malheureux,

Vos mains de sang dans les champs de la guerre

Aux meurtriers présentent des honneurs ;

Sur les endroits où tombe le tonnerre,

Le Ciel jamais fait-il naître des fleurs ?

Par des bienfaits méritez nos hommages ;

Nos chants divins peindront aux yeux des âges

La paix, l’amour, et les dons généreux

Dont l’Eternel embellit ses images.

En quinze cent, sur ce mont périlleux

Vivait, dit-on, un Poëte fameux ;

Sanspain était le nom du malheureux.

L’affreuse faim, dans ses mains désolantes,

Avait détruit son robuste embonpoint.

Saturne avait, de ses aîles pesantes,

Frotté trente ans son aride pourpoint.

Le dernier siècle avait fait sa culotte ;

Son caudebec était une anecdote

Des jours naissans du bon vieux Roi Guillot.

Trente-deux trous, sur ce feutre gothique,

Très-bien comptés, formaient l’époque antique

D’autant de Rois fameux dans l’Yvetot. (1)

Pour son bonheur, ce célèbre lyrique

Très-peu croyait à la Foi catholique,

Et doutait fort du bon Enfant Jésus ;

Sa sainte mère, à sa Muse critique,

Servait souvent à faire maint rébus :

Le Dieu des vers fut toujours incrédule.

Perse, Térence et Plaute, sans scrupule,

Ont persifflé les Dieux du tems passé :

Si Dieu mourut, comme Rome l’assure,

Si sous Tibère il souffrit la torture,

Faut-il en rire ? O rimeur insensé !

Laissez en paix un pauvre trépassé.

Un jour Sanspain, il était près d’une heure,

Encor à jeûn, sortit de sa demeure,

Et dans le temple où la Chandelle était,

Cherchant la rime, entra d’un air distrait.

Là, fixément il lorgne avec surprise

Quelques momens le sacré lampion :

Tel vers Horeb, à l’aspect d’un buisson

Toujours ardent, le farouche Moïse

Fut près d’une heure en admiration.

Sanspain, ayant bien parcouru l’Eglise,

Et se trouvant isolé dans ce lieu,

Tel que Fantin sur les pieds du bon Dieu,

Il s’empara de la sainte Chandelle :

Parbleu, dit-il, la trouvaille est fort belle !

Point n’ai d’argent, encor moins de crédit ;

Ce lampion, pour composer la nuit,

Me servira ; sous sa sainte lumière,

Mes vers plus doux, plus coulans et moins froids,

Eclateront comme le feu Grégeois.

Dans un réduit voisin d’une goutière,

Où se tenait le synode des chats,

Il emporta la Chandelle d’Arras.

Le vol bientôt se répand dans la ville,

Le Magistrat, le Bourgeois imbécile,

Sur ce sujet bavarde sans esprit.

Arras, privé du sacré phénomène,

Est agité ; Monseigneur est contrit ;

Tout est en pleurs ; l’enlèvement d’Hélène

Anciennement ne fit pas tant de bruit.

On cherche, on furte, on accuse, on raisonne ;

Pour le trouver chaque prêtre se donne

Du mouvement : on découvre à la fin

Le luminaire au grenier de Sanspain.

On le reprend, et pour venger l’injure

Faite, dit-on, au Dieu de la Nature,

L’auteur, saisi par dix Hallebardiers,

N’habite plus qu’une maison obscure :

Car dans ce tems l’on brûlait les sorciers,

Et maintenant les gens qui savent lire. (2)

O Roi David ! dont la divine lyre

Chanta Sion, la Vérole et les Cieux ;                                      Chanta Sion, la v et les Cieux ;

De ces accords qui charmaient les Hébreux,

Et que Jérôme a mis en mauvais style, (3)

Viens seconder les transports d’une Ville !

Pour retrouver le sacré Lampion,

Arras va faire une Procession.

Sous l’étendard de la Vierge Marie,

Du Carnaval la troupe réunie.

Au haut d’un bois fiché par trois grands cloux,

Pliant la tête et courbant les genoux,

Premièrement venait l’Être Suprême :

Un Capucin, aux yeux creux, au teint blême,

Modestement portait le sacré bois :

Une Catin, à côté de la croix,

De Magdelaine offrait la tendre image :

Tétons flamands remplissaient son corsage ;

Sa belle gorge et son regard fripon

Faisaient honneur à la Procession.

Le bon Larron et son vilain confrère,

L’un figuré par un Tailleur austère,

Et le méchant par un dur Procureur,

Venaient ensuite, en louant le Seigneur.

Pompeusement arrangé sur deux lignes,

Venait le corps des Capucins indignes :

Barbe de Chèvre entoure leur menton,

Leur crâne ignoble est sous un capuchon,

Ce long tuyau leur tombe sur l’échine :

A leur côté pend un lâche cordon.

Fils de François, vénérable vermine !

De vos beautés vous charmez les passans ;

L’éclat du jour, le feu des diamans,

La pourpre, l’or, la douceur de l’hermine,

N’égalent point vos pompeux vêtemens. (4)

Du vieil Elie arrivaient les enfans :

Leur froc épais, de leur chaude cuisine

Sentait encor la fumée et l’odeur ;

En vieux plain-chant ils célébraient en chœur

Du Mont-Carmel les beautés éternelles.

Vingt Cordeliers les yeux sur les pucelles,

Pour s’exciter à la componction,

Dessous leur froc, avec dévotion,

De tems en tems soulevaient leurs chandelles.

Trente porcs gras, vêtus en Jacobins,

Faisaient jouer le grelot du Rosaire.

Fiers d’être sots, trente Génovéfains                                    trente génovésains

Se pavanaient en lisant leur Bréviaire.

A leur côté brillaient les Théatins,

Les Récolets, les Pères Augustins.

De Saint Bruno les Moines solitaires

Venaient ensuite ; ils portaient les mystères,

Les instruments dont à la Passion

S’étaient servi les Romains téméraires,

Pour tourmenter le Maître de Sion.

D’un gros Abbé la douce Chambrière

Portait le coq qui chanta pour Saint Pierre,

Quand, chez Caïphe, assis au coin du feu,

Il renia correctement son Dieu.

La prébendée était une matoise,

Dévote au Ciel et robuste en amour ;

Pour son plaisir, elle aurait dans un jour

Fort bien porté les coqs de sa Paroisse.

Hector, valet d’un Chanoine joueur,

Tenait les dez, avec quoi du Seigneur,

Vadeboncœur, Sansquartier, La Tulippe

Avaient joué certaine vieille nippe.

Le bon Jésus, pour un grand Souverain,

Etait fort pauvre, et comme Auteur maigre,                 Était fort pauvre, et comme auteur fort maigre,

Il ne portait qu’un habit d’écrivain.

 

Dans un flacon, un gros Bénédictin

Tenait le fiel ; un Chartreux, le vinaigre ;

Le fier Chaumeix représentait Judas ;

Maître Fréron, le voleur Barrabas ;

Et puis venait Saint Denis, Sainte Jeanne,

Qui par Chandos fut troussée autrefois,

Et dont l’honneur, amoureux et profane,

Fut conservé, nous dit-on, douze mois,

Pour le livrer le treizième à son âne.

Très-bien monté sur un cheval de bois,

Venait Saint George ; après lui Saint François,

Le sacré Cœur, Sœur Marie Alacoque,                                 Sœur Marie à la coque

Saint Augustin, lisant le Soliloque :

Saint Inigo, le plus bête d’entre eux,

Quoique chassé du Ciel et de la France,

Voulait encor prouver son innocence,

En rajustant son cas dur et honteux.

Le crâne orné d’un soufflet, nommé mître,

Venait Lambert, suivi de son Chapître.

A ses côtés, avec dévotion,

Jérôme et Jean jouaient du violon.

Le Magistrat escortait la Comtesse,

Qui de l’Artois était alors maîtresse :

C’était Méhaut, dont la douce équité

Paisiblement gouvernait la Cité ;

Son sceptre heureux est le sceptre d’Astrée,

Et ses vertus celles du tems de Rhée.

Sur ses genoux le bonheur est assis ;

De ses bienfaits il orne son pays.

Pour seconder l’Artésien fidelle,

Méhaut portait la Divine Chandelle.

L’éclat des Cieux n’égale pas son teint ;

En la voyant, on connaît la tendresse ;

Le sage même, aux charmes de son sein,

Sent qu’il est homme, et chérit sa faiblesse.

Louant le Ciel, et bénissant l’Amour,

Le carnaval au Temple est de retour ;

Des belles mains de la jeune Princesse,

Lambert reprend l’auguste Lampion,

Et donne avec, la Bénédiction.

 

 

(1)   Yvetot, Bourg de France au pays de Caux, en Normandie, à deux lieues de Caudebec.

 

(2)   Peu s’en fallu que M. l’Archevêque de Paris, le Daim et consorts n’aient fait brûler Jean-Jacques Rousseau, pour avoir fait imprimer en Hollande, avec la permission des Etats-Généraux, un très-bon livre.

 

(3)   S. Jérôme a traduit fort mal l’Ecriture Sainte. Il n’avait point assez de talent et de connaissance, dit Scaliger, pour entreprendre cette besogne avec succès.

 

(4)   A croire les Capucins, il n’y avait rien dans le Ciel et sur la terre de comparable à la beauté de leur habit. Ces Moines, les plus ignorans et les plus orgueilleux de l’Eglise, se disaient tous de condition, ou la plupart d’entre eux avaient été Capitaines de Cavalerie ou de Dragons.

 

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CHANT XVI

 

Fin tragique d’Aline et de Sanspain.

 

Pour varier le récit et les charmes

D’un long Poëme, il y faut des malheurs :

Sur les Héros, on dit que les beaux cœurs

Ont du plaisir à répandre des larmes.

A mes accens, Lecteurs, mêlez vos pleurs ;

Sur la douleur je vais monter ma lyre.

Aux champs du Tibre, où l’Aigle des Césars,

Les Dieux du goût, des vers et des Beaux-Arts,

De Rome ancienne éternisaient l’Empire,

S’élève un Temple habité par l’orgueil.

Un vieux Mouphti, là ne voit que d’un œil                          D’un vieux mouphti qui ne voit que d’un œil

Les biens du Ciel, de deux, ceux de la terre ;

Dans la nacelle où Jadis Simon Pierre

Mangeait son pain trempé de ses sueurs,

La main plaça le faste et les grandeurs.

Comme aux Tarquins, l’orgueil lui fit un trône.

L’ambition d’une triple couronne

Vint elle-même orner ses cheveux gris :

Mars en ses mains remit un cimetère,

Le vieux Caron, les clefs du Paradis ;

Le vieux Momus lui donna pour tonnerre,                           Le Dieu Momus

De vieux canons et des papiers moisis.                                Des vieux canons

De tous nos biens ce Roi mange la dîme ;

Pour s’enrichir il taxe chaque crime ;

Pour un écu Sodôme a son pardon ;

Au tems passé Dieu n’était point si bon.

Le Pape aussi, ma foi, n’était pas tendre !

Lisez l’histoire, il fut fatal aux Grands ;

Sous de sots Rois il osait entreprendre

De les braver ; le Pape a des talens.

Pour étouffer les palmes du génie,

Il eut jadis la barbare industrie

D’imaginer un tribunal affreux,

Où dans les fers l’innocence et le vice

Sont confondus par des arrêts honteux.

L’art criminel d’égarer la justice

Est le savoir de l’Inquisition ;

L’âme des sots, la superstition,

Les yeux bandés, y conduit au supplice

Le tendre Amour, Galilée et les vers.

L’Artois alors avait son Saint Office,

Pour les savans des échafauds divers.

Un Jacobin, enfant du saint Rosaire,

Prêtre ignorant, dévôt et sanguinaire,

Par le Mouphti, de ce Sénat nouveau

Etait nommé le juge et le bourreau.

Sanspain bientôt parut en sa présence :

Frère, dit-il, quel métier faites-vous ?

De l’Ecriture avez-vous connaissance ?

A Saint Thomas croyez-vous comme nous ?

Des sept Docteurs ce bœuf est l’angélique,

Vers l’Italie en style académique

Un Crucifix lui fit des complimens ;

Dans ce tems-là le crucifix aux gens                                      les crucifix

Parlaient, dit-on, comme avec leurs semblables….

Mais vous riez…. ce ne sont point des fables….

Mais, par hasard, auriez-vous des talens ?

J’ai, Monseigneur, de l’esprit comme un rêve,

De la raison comme on n’en trouve point ;

Et de lecture un énorme embonpoint

Me rend habile : au printems quand la sève                        quand la fève

Pousse sa fleur, je pétille d’esprit ;

Je fais des vers et des bouquets aux filles ;

Dans mes chansons je mets force chevilles,

Maints hiatus… je mets tout à profit….

 

Oh ! mon cher frère, abandonnez Horace,

Laissez Nason ; attentif à la Grace

Suivez l’Eglise, adorez ses avis,

Allez pian et marchez sur la trace

Du bon Jésus, qui rendit efficace

L’écrit divin du Moine d’Akempis.

Ah ! Monseigneur, répondit le Poëte,

Sur ce sujet ayez l’âme bien nette ;

Du bon Jésus j’ai suivi le sentier.

Le Fils de Dieu naquit sur un fumier.                                    sur le fumier,

Moi, Monseigneur, je naquis sur la paille.

A sa naissance on fit mainte rimaille ;

On entendit les bergers du hameau

Sur le hautbois chanter l’enfant nouveau.

Aussi chez nous mon gros parrain Grégoire,

Fit sans esprit un beau cantique à boire.

Le bon Jésus ne voyait que des gueux,

Des Publicains, des Scribes, des Lépreux,

Mathias, Judas, et la femme adultère,                                   Matthieu, Judas et

Et Marthe encor, qui tenait un bouchon ;

Sa jeune Sœur, la belle Magdelon,

Fille à croquer, d’un pliant caractère,

Qui chaque jour épiçait dans Sion

Lévi, Juda, Nephtali, Zabulon,

Et qui donna ses faveurs à son frère ;

Il en mourut, non en dernier ressort ;

Pour le guérir, à l’ombre du mystère,

On fit courir le bruit qu’il était mort.

Or de Jésus bien j’imitai la vie :

J’ai vu long-tems mauvaise compagnie,

Maître Fréron, des Grecs, des Procureurs,

Des Hollandais, des Moines, des Rimeurs.

Le bon Jésus fut trahi par un traître,

Par mes amis je fus trahi vingt fois ;

Notre Seigneur fut jugé par un Prêtre,

De cet état, Monseigneur est, je crois ;

En tout, voyez, j’ai copié mon Maître ;

Il fut pendu, je le serai peut-être !

Il descendit au séjour des Démons,

Pas trop n’y crois, non plus qu’à vos sermons ;

Mais tant y a, si pour punir nos crimes

Notre Dieu bon a creusé ces abîmes,

Ainsi que lui, certes j’y descendrai.

Il en sortit, pour moi j’y resterai ;

Car il faut bien se fixer dans la vie :

De trop de maux l’inconstance est suivie.

 

A ce discours, le grand Inquisiteur

Frappa du pied, s’écria : quel blasphême !

Jamais le Ciel ouï-t-il telle horreur !

Sanspain, Messieurs, se condamne lui-même ;

Un vil mortel copier le Seigneur !

Gardes, menez ce coquin au supplice,

Qu’il satisfasse au vœu de la justice !

Et que son corps, consumé par le feu,

Soit un encens flatteur au nez de Dieu.

 

L’ordre donné, les gens du Saint-Office

Vers le bûcher conduisent notre Auteur.

Deux Capucins, objets dignes d’horreur,

L’accompagnaient, et sans intelligence

De l’Eternel lui vantaient la clémence,

L’honneur des Saints ; et dans leurs pots-pourris

Grand bien disaient du benoit Paradis :

Vous souperez ce soir avec les Anges,

De vos deux yeux vous verrez le Seigneur,

Vous chanterez ses sublimes louanges.

Tel que Zadig, dans un plain-chant flatteur,

Avec les Saints vous redirez en chœur :

Jésus est bon, son mérite est extrême ;

Autour de lui que je vois de grandeur !

Qu’il est divin ! Ah ! combien Monseigneur,

En Paradis, est content de lui-même !

Sanspain, orné d’un triste vêtement,

Les yeux baissés cheminait lentement

Vers le bûcher, suivi du Saint-Office ;

Pour s’amuser dans ses mains il branlait

Un Crucifix, secourable hochet,

Qu’on donne aux gens que l’on mène au supplice,

Et qu’un voleur porte jusqu’au gibet,

Pour honorer l’Eternel et l’Eglise.

Toi, qui chantas le fils du vieil Anchise,

Peintre élégant des malheurs d’Ilion,

Viens me prêter ces cyprès dont Carthage

Vit décorer le tombeau de Didon !

Viens ! s’il est vrai que le sombre rivage

Troubla son onde au bruit de tes accords,

Inspire-moi ton sublime langage !

Un même objet doit effrayer les morts.

Aline accourt, une pâle tristesse

De son beau teint efface les couleurs ;

Sanspain la voit, Aline est sa Maîtresse,

Le désespoir a confondu leurs pleurs…..

Le tendre instinct, sur l’autel de l’enfance,

Avait reçu leurs innocens soupirs :

Depuis cinq ans les feux de la constance

Brûlaient leurs cœurs, éclairaient leurs plaisirs.

Aline est belle, et Psiché l’est moins qu’elle ;

Chaque printems, une grâce nouvelle

Arrondissait, sous les doigts de l’Amour,

De son beau sein l’agréable contour.

Phriné jamais, au fier Aréopage,

N’offrit un sein paré d’autant de fleurs.

Gorge d’Aline, on trouve ton image

Et ta beauté peintes dans tous les cœurs.

Les yeux remplis d’amour et de vengeance,

Vers les soldats la jeune Aline avance.

Un fer pesant armait sa faible main :

Tigres, dit-elle, affamés de carnage,

Assouvissez votre brutale rage,

Prenez ce glaive, enfoncez-le en mon sein !

C’est dans mon sang qu’il faut laver l’outrage

Que la Chandelle a reçu de Sanspain !

Ce n’est pas lui, c’est moi qui fis le crime ;

De mes appas son cœur fut la victime.

Il m’adorait : ce malheureux amour

Cause sa perte et la mienne en ce jour.

Près de ces bois où l’Aurore fidelle,

Chaque matin, dans un char de vermeil,

Ouvre les Cieux aux coursiers du Soleil,

Je vis Sanspain : d’une flûte nouvelle

Il essayait les agréables sons.

Auprès de lui j’amenai des moutons.                                   mes moutons,

Il me jura, sur la lyre immortelle,

De ne porter d’autres fers que les miens :

A nos sermens l’Amour mêla les siens.

Mon sein couvert de ses baisers de flamme,

Mes tendres bras ouverts à ses désirs,

La volupté, l’ivresse et les plaisirs,

De leurs bienfaits environnaient son âme.

Tant de bonheur égara sa raison.

Pour me chanter, dans sa folie extrême,

Il démeublait l’Olympe et l’horizon :

Junon, Vénus, l’astre du jour lui-même

N’avaient l’éclat dont il ornait mes yeux :

Les Dieux, Aline, ont peint sur ton visage

Et mon amour et la beauté des Cieux :

Mon tendre cœur, pour garder son image,                           ton image,

S’il le fallait, renoncerait aux Dieux.

A ces accens, connaissez la folie.

Son crime, hélas ! n’était point dans son cœur ;

Sa faible tête a causé son malheur.

Sauvez mes jours en lui sauvant la vie ;

A vos bienfaits je devrai ce bonheur.

Tes yeux, Aline, un pouvoir invincible                            Aline, ô pouvoir invincible !

Changent les cœurs des farouches soldats,

L’humanité, pour se rendre sensible,

Avait besoin de tes puissans appas.

A ton aspect, ou plutôt à tes charmes,

Trente guerriers ont vu tomber leurs armes ;

Et ton amant s’échappait de leurs bras ;

Quand tout-à-coup un Prêtre sanguinaire,

L’Inquisiteur, d’un regard menaçant,

Vint aux soldats inspirer sa colère :

Faibles Chrétiens ! lourds enfans de la terre !

Vous reculez….. craignez le Dieu vivant.

Quoi ! les attraits d’une faible bergère

Ont pu toucher vos indomptables cœurs !

Vos sens durcis aux horreurs de la guerre

Sont agités ! vous répandez des pleurs !

A votre foi Dieu remet sa vengeance ;

Vous le craignez, vous n’osez le servir.

Oubliez-vous ce que peut sa puissance !

Lâches, tremblez ! ce Dieu va vous punir.

A ce discours, la troupe sanguinaire

Sent ranimer sa première valeur.

Ainsi jadis écumant de colère,

Dans le désert, Moïse avec fureur

Encourageait le barbare Lévite :

Tel dans les champs des enfans d’Israël

On vit encor le prêtre Samuel,

La hache en main, d’un bras ferme et cruel,

Trancher les jours d’un prince Amalécite.

De son Amante on arrache Sanspain.

En sa faveur, aimable Aline, en vain

Tu fais parler tes pleurs et ta faiblesse.

Sur le bûcher un soldat inhumain

Vient d’attacher l’objet de ta tendresse….

Arrête, monstre…. ah ! comment ! un Amant !…

Aline, ô Ciel ! Aline en ce moment

Sur le bûcher subitement s’élance.

Sanspain, connais l’amour et la constance,

Bénis le Ciel, ta flamme et le destin ;

Aline vient expirer sur ton sein ;

Ouvre ton âme à ses douces caresses.

Bravons la mort dans les bras de l’amour,

Son fer tranchant peut nous ôter le jour ;

Mais nos deux cœurs sont les seules richesses

Que sa faveur ne puisse nous ravir.                                     Que sa fureur ne puisse nous ravir ;

Mourons Amans, puisqu’il nous faut mourir…..

Ce feu, ce bois, ce funèbre appareil

Ne peut troubler l’âme égale du sage.

La fière mort n’est pour nous qu’un sommeil

Dont notre vie a commencé l’image.

Que nos soupirs dans ces derniers momens….

Déjà la flamme entoure nos Amans ;

Le jour s’éteint, l’astre de la lumière

Vers l’Orient recule épouvanté,

L’onde en tremblant s’éloigne de la terre ;

Le froid Nord-Est, de son sein redouté

Laisse échapper les enfans d’Orythie.

Ainsi jadis, jouant la tragédie

Devant Jacob, sur le mont Golgota,

Le premier né des enfans de Marie,

Du Saint-Esprit et du vieux Jéhova,

Vit le Soleil se couvrir de nuages,

Du sein de l’Arche éclater les orages,

Et Lachésis déchirer de sa main                                             Et Lachéfis

Le voile épais qui couvrait le lieu saint.

 

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CHANT XVII

 

Amours honnêtes de Jean Tirefort – Naissance du Curé de Lambre.

 

Près de ces champs que la Scarpe environne,

Vers ces coteaux où Cérès et Pomone

Vont moissonner ces fruits délicieux,

Qu’on voit mûrir sur le sein de l’Automne,

Est un Village antique et cher aux Dieux.

Lambre est son nom ; (1) sous ces tranquilles Cieux,

Un Brabançon, la fleur de sa Province,

Vivait alors, c’était un Cordonnier ;

Mons Tirefort était le nom du Prince ;

Ce nom brillant allait à son métier.

Or, le héros, talent qui n’est point mince,

Adroitement relevait un quartier,

Poissait son fil, affilait l’alumelle,

D’un bras nerveux polissait la semelle,

Et mieux qu’un Ange il faisait un soulier.

Près du Château, sous un vieux toit gothique,

S’élève un Louvre au travail consacré,

L’ordre Toscan, l’ornement Ionique

Ne chargent point cette demeure antique :

Un mur obscur, de vingt bottes paré,                                   Un mur obscur de vingt bottes baré,

Soutient sans faste une sombre boutique.

Là, Tirefort, l’honneur de la manique,

Sur un tréteau, juché sur trois bâtons,

Dressa son trône, où donnant audience,

Comtes, Seigneurs, Marquis, riches Barons,

D’un air soumis lui montraient les talons.

Terrible et ferme était sa contenance ;

Son bras armé d’un acier menaçant,

Aurait bravé, sous les yeux du Divan,

Le Grand-Visir et les fiers Janissaires.

Henri d’Estrées et Monsieur Ferdinand,

Et les Anglais, ces braves insulaires,

Ne maniaient le tranchet comme lui !                                    Pas ne maniaient le tranchet comme lui,

Son tire-pied était son seul appui.

Des Rois fameux il ne craignait la chûte :

Cent fois son trône aurait fait la culbute,

Jean le pouvait redresser à l’instant ;

Quel Souverain en pouvait faire autant !                             Quel souverain en pourrait faire autant ?

Pour égayer les soucis du ménage,

Mons Tirefort avait à son usage

Fille à croquer, et faite pour l’amour :

Si la Bergère était sans pucelage,

Ce n’était rien : elle avait en retour

Deux yeux fripons, un séduisant corsage,

Un jupon court, qui n’était point pesant,                             Un jupon court, il n’était pas pesant :

Fort se vêtir quand on fait son ouvrage,

On le sent bien, c’est trop embarrassant.

 

Loin de l’ennui qui tourmente le sage,

Jean fêtait Anne en tout bien, tout honneur.

Dans ses amours le sire eut du malheur ;

Car sa moitié, vicieuse Mégère,

Sur certain point était un peu sévère.

Fort sur sa bouche, elle aimait le devoir :

Jean la trichait. Alors il fallait voir

Comme on criait : mon Ami, disait-elle,

Vous l’avez drôle, et vous rattez souvent !

Tel que le chien de feu Jean de Nivelle,

Vous me fuyez quand mon cœur vous appelle.

Quel sacrilège ! ô mon Dieu, quel tourment !

Pourquoi porter le pain du sacrement

Hors de chez nous ? J’ai payé le Notaire.

Un maudit jour, Monsieur notre Vicaire,

Pour quatre francs joints à deux escalins, (2)

A fait, je crois, en nous serrant les mains,

Un nœud coulant qui m’a traduite en femme.

Le Ciel le sait ! cent fois au fond de l’âme

J’ai bien maudit les quatre mots latins,

Dont le Vicaire embarrassa ma flamme.

Ah ! cher ami, pour Dieu, corrigez-vous !

Quel chien de train ! hélas ! si les époux

Vivaient ainsi, femmes fort mal à l’aise

Verraient le jeûne affamer leur maison.

Un Cordonnier vit-il à la française ?

Êtes-vous fait pour être un greluchon ?

Abandonnez et Perrette et Fanchon :

Ne souillez plus la candeur de ma couche.

Vous connaissez la légende et la loi ;

Pas ne devez chômer d’autre que moi.

Si, dans mon tems, mon âme peu farouche

Vous captiva par ses tendres faveurs,

Faut-il sitôt oublier ces douceurs.

Il m’en souvient ! quand j’étais vertueuse….

Je n’osai point…. je suis trop scrupuleuse….

Ah ! sur ton front, prens garde, on pourrait bien…

Est-il bien vrai que Jeanne ne fit rien ?

Jean Tirefort n’écoutant point sa femme,                         n’écoutait

Près de l’objet qui captivait son âme,

Soudain allait oublier sa chanson.

Hélas ! comment aux pieds d’une maîtresse

Se souvenir d’un ennuyeux sermon !

Laissons en paix respirer la faiblesse ;

Nos jours trop courts ont besoin des plaisirs :

Dans notre cœur, le sentiment sans cesse

Parle tout haut par la voix des désirs ;

Si de ses cris la sagesse murmure,

Sans l’écouter, rions de son erreur :

Le tendre Amour, l’instinct de la Nature,

Dit Tirefort, est la loi de mon cœur.

O champs des airs ! écartez vos nuages ;

Brillante Aurore, enflammez l’horizon ;

Enfans bourrus du vieux Septentrion,

Tremblant Norwège, et rapide Aquilon,

Fuyez, volez sur l’aîle des orages ;

Allez régner sur les glaces du Nord !

Le tendre Amour paraît sur nos rivages.

Son char doré descend chez Tirefort.

Les Alcyons soudain vont reparaître,

Le gai printems à sa voix va renaître,

Flore et Zéphir sont déjà de retour.

Fils de Latone ! ô Dieu brillant du jour !

Echauffe-toi des regards de ton maître,

Et rends aux fleurs la chaleur de l’amour.

Entre les bras de la fringante Annette,

Couvert des lys qui couronnent Paphos,

Jean, l’heureux Jean, d’une ardeur satisfaite,

Goûtait en paix l’agréable repos.

Sur le sein blanc où son âme respire,

Son front galant ne rougit point d’aimer ;

Quand pour Annette un Dieu même soupire,

Qui rougirait de se laisser charmer ?

Tendre union, tes plaisirs ont leur source

Dans les beaux nœuds dont les cœurs sont épris.

Belle et sensible, Aréthuse, en sa course,

Contemple encor ces nœuds toujours chéris ;

Un Dieu la suit, triomphe et l’environne,                             Un Dieu la fuit,

L’aimable Alphée est vainqueur de ses sens ;

Et l’urne enfin, que l’Amante couronne,

Est l’heureux prix qui flatte les Amans.

O tendre Amour ! d’une chaîne éternelle,

Attache Annette au sort de l’heureux Jean.

Dieu des pavots, qui sommeilles près d’elle,

N’offre à ton cœur qu’un songe séduisant ;                       N’offre à son cœur

Et toi, plaisir, sous ton onde immortelle,                              sous ton aîle immortelle

Aux yeux jaloux cache son sein brûlant :

Annette craint une épouse cruelle,

Jean craint d’ouïr un reproche éclatant ;

A ses regards dérobe son Amante,

A ses désirs voile l’heureux Amant.

En cultivant les champs de l’innocence,

Tous les neuf mois on recueille des fruits.                          Tous les neuf mois l’on recueille

Jean fut heureux ; sa terre eut de la chance :

Au terme fixe, Anne accoucha d’un fils.

Un Magister éleva son enfance :

Un Cordelier se chargea de ses mœurs.

Entre les mains de ces cultivateurs,

Il fut savant comme on l’est dans la Flandre.

En latin plat, un savant érudit (3)

Très-bien soutint, même sans les entendre,

Thèses, logique, argumens sans esprit.

Tant de savoir étonna son village ;

Dans son pays on s’étonne de rien.

Qui sait bien boire, y passe pour un sage,

Qui paye à boire est un homme de bien.

Quand on est bon, on n’est point difficile.

Or donc, Jeannot, furieusement habile,

Sachant signer, connaissant ses deux mains,

Eut des amis et des patrons fort bêtes :

Car les Flamands sont tous de bons humains.

Dans Lambre alors étaient deux fortes têtes,

L’une, dit-on, en propre appartenait

A Pénillon, le Greffier de l’endrait ;                                       le greffier de l’endroit.

Homme savant. Il ne savait point lire ;

Et cependant, quand il fallait écrire,

Signer son nom, il faisait une croix.

L’autre cervelle appartenait, je crois….

M’en souvient-il….. au Bailli du village,

George Bondon, ladre, riche et vilain,                                   Georges Bondon, ladre, chiche et vilain,

Au demeurant très-grave personnage,

Quand il chantait le dimanche au lutrin.

Par leurs moyens, Jeannot obtint la Cure

De son village ; une belle figure

Parlait pour lui, cela parle souvent.

De cet objet femme est toujours éprise,

Et rarement d’un mérite éclatant.

 

De son métier, notre Curé content,

Comme il pouvait gouvernait son Eglise,

Prêchait fort mal, quoique de tout son mieux.

Point ne pensait à conquérir les âmes :

Mais pour la dîme, il était scrupuleux,

Il la prenait sur le lin, sur les œufs,

Sur les moutons, et surtout sur les femmes.

On en comptait jusqu’à quinze au Curé,

Encor d’amour était-il dévoré.

Que voulez-vous ! la chair nous est contraire ?

Son aiguillon, dans un célibataire,

Est violent ; il faut purger ses reins.

Dans les Couvens, j’ai connu bien des Saints,

Ceints du cordon, vêtus du scapulaire,                                Ceints de cordon

Avoir encor bien des démangeaisons.

Hélas ! bon Dieu ! la chair a des raisons

Et des besoins : à la vertu sévère,

Mieux conviendrait plus souvent de se taire,

Que de troubler les plaisirs d’un pécheur.                           d’un pcheur.

Dans son logis, le tranquille Pasteur

Choyait encore une beauté naissante :

C’était Lison. Lison était servante,

Pour la parade, et le jour seulement ;

Mais pour la nuit, Lison était maîtresse.

Son front paré des fleurs de la tendresse,

Embellissait un minois séduisant :

Dans son air tendre on voyait la finesse ;

Ses yeux lançaient les rayons du plaisir ;

Sur son beau sein voltigeait le désir ;

Un pied mignon, une jambe élégante,

Un teint, un front, une main caressante,

Des reins puissans, et deux globes unis :

Voilà mes Dieux ! voilà mon Saint Denis.

Eût dit Arnaud, en voyant son derrière ;

Jadis Manon, la chaste chambrière

D’un Rotisseur, avait le cul fort beau : (4)

Paris connaît le Cantique nouveau,

Dont Baculard honora les deux fesses.

 

Belle Lison, gémis de tes appas,

Ton fier Amant méprise tes caresses,

Un autre objet va voler dans ses bras,

Le Ciel cruel…. La Chandelle d’Arras…..

Le tendre Amour…. Javote…. une pécore….

Arrête, Muse ! attendons que l’Aurore,

Dans nos vergers, sur le beau sein de Flore,

Ait réveillé les Zéphirs endormis :

C’est le matin que Phœbus voit éclore,

Avec les fleurs, les Amours et les Ris.

 

 

(1)   Lambre, Village du Diocèse d’Arras, où était anciennement le Château des Rois de la première Race.

 

(2)   Dans le pays d’Artois et dans le plat-pays des Patards on compte encore par escalins.

 

(3)   Il étudia dans la pitoyable Université de Douai, où les Docteurs sont plus sots, plus ignorans et plus vains que dans les autres Académies du Royaume.

 

(4)   Tout Paris connaît la belle Epître de M. Arnaud au joli cul de Manon, où l’on trouve ces beaux vers :

 

Ce cul divin, ce cul vainqueur,

Il a des autels dans mon cœur !

 

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CHANT XVIII

 

Le Diable va trouver Javote – Le Curé Jeannot fait voir à Javote la Chandelle d’Arras.

 

Un pucelage est un grand avantage,

Ce joli bien est un présent des Cieux ;

Pour le détruire il fut fait par les Dieux :

Un sot le garde, il leur en fait hommage ;

Le sot a tort. Amour, je fus plus sage ;

Dans mes beaux jours, j’ai cueilli cette fleur.

Toi, qui régnas trop long-tems sur mon cœur,

Te souvient-il, inconstante Glicère,

Quand, vers la Loire unissant nos désirs,

Ton sein, couvert de rose et de fougère,

Vint sur le mien répandre les plaisirs.

Moment heureux, que tu m’es cher encore !

Le jour tombait. Au fond de ce jardin,

Près d’un ruisseau, sous ce beau sycomore,

S’il m’en souvient, je pense que l’Aurore

Nous eût surpris encor le lendemain.

Mais, par malheur, c’était un jour de fête,

Lise à Colin avait promis ce jour ;

L’heureux Berger vint chercher sa conquête,

L’amour, hélas ! fit du tort à l’amour.

Depuis six mois, grâce à la Providence,

Qui donne encor bon exemple aux méchans,

Dans Lambre était un trésor d’innocence ;

C’était Javote : elle avait quatorze ans.

Quelle saison ! un trésor à cet âge

Fait grand plaisir ; et je crois que le sage

L’aimerait mieux qu’un trésor de trente ans.

Mais en ce siècle où trouver des enfans ?

On grandit vîte ; et puis le pucelage

Grandit aussi : ne perdons pas le tems

A le chercher, cette fleur est si rare !

Anciennement on était fort avare,

On reculait les désirs des Amans :

Anciennement les gens étaient fort bêtes.

Des bracelets, des cheveux et des fleurs,

Aux amoureux tenaient lieu de conquêtes ;

Mais dans ce siècle, en moissonnant les cœurs

On est jaloux d’avoir les dépendances,

Aux soins constans on doit des récompenses :

Le tendre Amour est le Dieu des faveurs.

Javote donc était une pécore.

Peur de le perdre, elle tenait encore

De ses deux mains son gentil sérieux,

Et de l’endroit n’osait lever les yeux.

A quatorze ans une fillette sage,

Comme un bijou garde son pucelage.

S’il était pris, on croirait tout perdu ;

Ah ! qu’on est sot avec de la vertu.

De La Terreur, cette jeune innocente

Etait la fille, et chez Barbe, sa tante,

Depuis six mois Javote demeurait.

Depuis ce tems le Curé la trouvait

Fort de son goût ; mais la tante cruelle

Dans son logis tellement la tenait,

Qu’aucun Amant n’osait approcher d’elle.

Tel autrefois, sous la garde fidelle

D’un vieux serpent, Colchos vit la Toison.

Barbe vingt fois valait mieux qu’un Dragon,

Force n’est rien, mieux vaut l’expérience ;

Barba jadis…. je crois, vers les treize ans,

Avait laissé ravir son innocence.

Moines, Soldats, Robins, Négocians,

Et tant d’Abbés !… Dieu seul en sait le nombre….

Jusqu’à quinze ans, Javote, sans encombre,

Sous l’œil de Barbe eût gardé son honneur,

Si Barbe avait étouffé dans son cœur

Les mouvemens d’un orgueil indocile.

Ingrate et fière aux bontés du Seigneur,

Dans les vertus de sa jeune pupille

Point ne connut la main du Tout-puissant.

De tant d’orgueil, Dieu pour punir la tante,

Permit au Diable (il lui permet souvent

De nous tenter, et le Diable nous tente).

Il permit donc à l’Ange séducteur

De s’escrimer avec la jeune nièce.

Contre un Démon que peut une jeunesse ?

Ma foi, c’est trop, n’en déplaise au Seigneur,

A quatorze ans donner au tentateur

La liberté de perdre l’innocence ;

Passe à l’amant, s’il aime avec constance :

On gagne un cœur en perdant une fleur.

Pour mieux tromper cette jeune innocente,

Le Diable prit la livrée indigente,

L’œil égaré, le minois d’un Rimeur.

Un justaucorps, dont la taille infidelle

Pend aux mollets et commence à l’aisselle,                          Prend aux mollets

De ses lambeaux couvrait un long pourpoint.

Ce négligé, d’un pesant Bourguemestre

Lui donnait l’air et l’épais embonpoint.

Les nudités du Paradis terrestre,

D’une culotte ébréchée, où le jour

Perçait partout, étalaient leur misère.

Un grand castor, dont le vaste contour

Avait jadis embelli Despautère,

Ornait son chef de ses derniers débris ;

Ce feutre usé, collé sur ses sourcils,

Donne à sa mine une fierté nouvelle.

Le Diable ainsi va chez la jouvencelle,

Hurlant les vers, soufflant comme le Kain,

Très-gravement ce discours il lui tint :

Réjouis-toi ! chante, belle Javote !

Ton père heureux, vainqueur de Nulsifrote,

Va de ton nom illustrer la splendeur,

Et de l’Artois relever la grandeur.

Le tems n’est plus où la brutale Envie,

De ses accords dérangeait l’unisson,

Aux raclemens de son dur violon

Le Ciel sensible a vu pleurer Marie.

Harpe d’Orphée ! ô lyre d’Amphion !

N’aspirez point à sa gloire éclatante !

Titon, en vain vous chantez votre Amante !

Rival des Dieux, heureux Endimion,

Ne vantez plus les faveurs de Diane !

Un feu plus pur, un myrthe moins profane,

Vont couronner le sauveur de l’Artois ;

La Grâce parle, et Marie à sa voix

Vole à l’instant : dans les mains de ton père

Elle remet le flambeau salutaire

Qui doit sauver un peuple malheureux.

Quitte, Javote, au plutôt cette couche,

Où le Zéphir dérobe sur ta bouche

Ces doux baisers que jalousent les Dieux ;

Hâte tes pas et vole au Presbytère.

Un saint Curé, le guide du pécheur,

T’expliquera ce glorieux mystère,

Et sa Chandelle échauffera ton cœur.

La jouvencelle en sursaut se réveille.

Brûlant déjà d’admirer la merveille

Dont le Démon vient de flatter ses sens,

Soudain s’habille. Une simple parure,

De douces fleurs lui servent d’ornemens ;

Sur son beau sein qu’embellit la nature,

Où soupiraient l’amour et le printems,

Sont deux boutons : ces roses, pour éclore,

N’attendent point les caresses de Flore,

Ni soins des Dieux, ni souffle du Zéphir ;                            Les soins des Dieux, le souffle du zéphyr ;

Un doux baiser, une main caressante,

Et le plaisir les font épanouir.                                                 Et les plaisirs

A son pasteur, Javote se présente.

Galant Jeannot, quel spectacle t’enchante !

Enveloppés sous un large mouchoir

De lin très-fin, Javote te fait voir

Un col de neige, une gorge d’albâtre ;

Un Saint Antoine en serait idolâtre.

Si le Démon, tentant jadis ce Saint,

Eût à ses yeux offert un si beau sein,

Le Solitaire aurait fait des merveilles ;

Son froid pendant, malgré ses longues veilles,

Un jeûne austère, eût clandestinement

Jusques au Ciel levé son front superbe.

Tel dans nos champs, ensevelis sous l’herbe,

A la chaleur s’éveille le serpent.

Ouvre, Jeannot, ton cœur à l’espérance !

Javote vient t’offrir son innocence.

Si tu pouvais, par art ou par crédit,

La pourvoyer d’un peu d’intelligence,

Bien lui ferait…. car elle est sans esprit….

L’esprit…. l’esprit…. est-ce l’esprit qu’on baise ?

Au demeurant, fillette un peu niaise,

En est plus propre aux mystères d’amour.

Jeannot surpris, dit en voyant la belle :

Quoi ! c’est Javote ! ô Ciel ! avant le jour !

Que voulez-vous ? Parlez, gente pucelle ;

Mieux vous convient un jeune Confesseur

Qu’un vieux barbon froid et mélancolique,

Qui ne peut plus aider un tendre cœur ;

Sa main tremblante oncques, dit-on, n’applique

Bien comme il faut le baume évangélique ;

Mais fiez-vous à ma robuste main :

Plus fermement que le Samaritain,

Je panserai votre fraîche blessure.

Foi de Pasteur, je suis sûr de la cure.

Dans mes fureurs je puis certainement

Huit à dix fois, ma chère, adroitement

A votre mal appliquer la compresse.

Hélas ! Monsieur, point ne viens à confesse,

Bien vous savez ; le bruit court dans Arras

Qu’un saint flambeau brûle et ne s’éteint pas :

Marie, on dit, l’a remis à mon père ;

Je voudrais voir cet astre salutaire,

Le révérer, le baiser saintement.

Bonne pensée !oui, c’est Dieu sûrement

Qui vous la donne, et sa Grâce, ma chère,

Avant de voir ce sacré Luminaire,

Veut d’un mouchoir que l’on couvre vos yeux ;

Car l’Eternel, contre deux curieux,

Fit dans Eden éclater sa colère :

Rien ne verrez, mais vous sentirez bien.

Vîte, au plutôt, mettez-vous en prière ;

Faites sur vous le signe du Chrétien,

Invoquez Dieu, priez Monsieur Saint Pierre,

Saint Guignolet, Saint Jacques le Majeur.

Javote prie. Aussitôt le Pasteur

Prend le mouchoir dont la toile légère

Couvrait sa gorge, et lui bande les yeux.

Quel sein, grand Dieu ! ce beau sein dans les Cieux…

Long-tems Jeannot le contemple et l’admire :

Vingt fois sa main…. vingt fois son cœur soupire.

A tant d’appas reste-t-on sans désir ?

Las d’admirer, et pressé de jouir,

Sur un fauteuil Jeannot pousse Javote,

Subtilement lui soulève la cotte.

Dieux ! qu’a-t-il vu ! que d’appas enchanteurs !

Sous un bosquet, d’où coule une fontaine,

Où chaque mois le doux printems ramène,

Pour nos plaisirs, l’abondance et les fleurs,

Il voit un trou… le joli précipice !

Ce n’était point le trou de Saint Patrice ;

C’en est un autre. En ce moment pressant,

Javote, hélas ! à son corps défendant,

Se laisse faire, avance la croupière,

Et par trois fois remuant la charnière,                                   remuant la carnière,

Elle enfonça la Chandelle d’Arras.

Saint Lampion, s’écria la pucelle,

Vous me brûlez ! que vous avez d’appas !

Divin Pasteur ! n’arrête point ton zèle,

Enfonce encor, si tu peux, la Chandelle…..

Oh ! je me pâme…. ô séduisant plaisir !

Mon cœur s’en va…. Jeannot…. je vais mourir….

Six fois Jeannot, de son fier Luminaire

Fit à Javote éprouver la colère ;

Six fois la flamme alla jusqu’à son cœur

Du doux plaisir répandre la chaleur.

Jeannot fut las ; toujours le même ouvrage

Fatigue trop. On nous dit que le sage,

L’instant d’après s’endort sur le métier :

Qui peut tenir ? Sans doute un muletier.

Ces gens sont forts, rudes de corpulence ;

Mais cependant, sans le Ciel et les Saints,

En travaillant ils se rompraient les reins.

La Foi fait tout, Dieu leur donne assistance ;

Il en faut bien quelquefois au pécheur.

Javote enfin retrouvant la lumière,

D’un air ému regarde son Pasteur,

Lui dit : comment !… ton dévot Luminaire

Est-il éteint ? quoi ! le plaisir trompeur

Abuse-t-il de ma faible croyance ?

Quoi !… tu ne peux ? Parle ! l’intelligence

De ses rayons vient d’éclairer mes sens.

Ne saurais-tu rappeler ces instans…..

As-tu perdu la chaleur de ton zèle ?                                     Qu’est devenu la chaleur de ton zèle ?

Arras nous dit que la sainte Chandelle

Brûle toujours… et la tienne s’éteint !

Console-toi, Javote, et viens demain,

Je te promets une fête nouvelle.

Toujours on veut, on ne peut pas toujours.                        On veut toujours, on ne peut pas toujours ;

Bonheur, plaisir, dans ce monde, tout passe ;

Et ma Chandelle est ainsi que la Grâce :

Elle a des tems pour choyer les amours.

Mais, dam ! encor elle a bien des vigiles,

Des quatre-tems, et des fêtes mobiles :

Toujours brûler et ne s’éteindre pas

Est une fable : on la croit dans Arras.

Belle Zéphire, ô toi, que ma Chandelle

Embellissait dans les champs de Berlin !

Toi ! que l’amour unit à mon destin,

Et que mon cœur trouva toujours fidelle :

Reçois ces vers composés dans tes bras !

A tes faveurs ils doivent leur naissance.

Viens leur prêter l’éclat de tes appas,

Et les orner du feu de ta constance.

Puisse ce feu, comme celui d’Arras,

Toujours brûler et ne s’éteindre pas !

 

 

FIN.

 

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Selon édition     LA / CHANDELLE / D’ARRAS, / POËME EN XVIII CHANTS. / [filet] / ....Sunt quædam mediocria, sunt mala plura / Quae legis : aliter non fit, Avite, Liber. Mart. / [filet]  / NOUVELLE ÉDITION, / Précédée d’une Notice sur la Vie et les Ouvrages / de l’Auteur, et ornée de 19 planches. / PARIS. / Egasse Frères, rue St.-Jacques, n°. 21 ; / Et même maison, à Brest ; / Chaumerot, Libraire, Palais du Tribunat, / Galeries de bois, n°. 188 ; / Delance, Imp.-Lib., rue des Mathurins S. J. / [filet ondulé] / 1807.

 

Description       [4], XII, 188 p. [19] pl. dont front. In-

Note                   Cette édition est connue pour sa notice préparée par l’ami de Dulaurens : Marc-Ferdinand Groubentall de Linière (1739-1815).

 

Quatre exemplaires de cette édition (1807) figurent à la Bnf

( Cotes : RES-YE-3928, -29, -30 et –31, Tolbiac - Rez-de-jardin - Magasin )

 

Deux exemplaires de l’édition originale (1765) figurent à la Bnf

( Cotes : 8-YE-7596 & FB-7560, Tolbiac / Rez-de-jardin / Magasin )

 

 

La Chandelle d’Arras numérisée (uniquement les XVIII chants éd. 1881)

est disponible en ligne au département Gallica de la Bnf :

http ://gallica.bnf.fr/

 

 

 

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